Zeller* Berthold
LA HINORITE DE LOUIS XIIIj
DC 123.2 .25 1892
39003001474013
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^nivsrsi ta,
BiBUOTHECA
LA
MINORITÉ DE LOUIS XIII
MARIE DE MÉDICIS ET SULLY
COULOMMIERS
Imprimerie Paul Brodard-,
I
LA MINORITE
DE LOUIS XIII
MARIE DE MÉDICIS ET SULLY
(161O-1612)
ETUDE NOUVELLE
D'APRES LES DOCUMENTS FLORENTINS ET VENITIENS
A
PAR
Berthold ZELLER,
Maître de conférences d'histoire à la Fa:ulté des lettres de Paris
Répétiteur à l'Ecole polytechnique
^^** «^'Oft,
i>E><î>a->-
PARIS •'•^
LIBRAIRIE HACHETTE ET C^*^
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1892
Droits de traduction et de reproduction réservé».
'75
INDICATION PAR ORDRE ALPHABÉTIQUE
DES AUTEURS ET DES OUVRAGES CITÉS DANS LE PRÉSENT VOLUME
Anqtjez (Léonce), Histoire des assemblas politiques des réformés de
France. Paris, Durand, 1859, ^ ^^^' iii-8.
Argon VILLE (Mme d'), Vie de Marie de Médicis, princesse de Toscane,
reine de France et de Navarre. Paris, chez Ruault, libraire, rue de la
Harpe, 1774, 2 vol. in-8.
AuMALE (Duc d'), Histoire des princes de Condé. Paris, Calmann Lévy,
1886, 4 vol. in-8.
Barozzi et Berchet, Relaiioni degîi amhasciatori Veneti nel secolo
decimosettimo. Série II, Francia, t. I; Venezia, 1847, ^^"^•
Bassompierre (Maréchal de), Journal de ma vie. Première édition,
conforme au manuscrit original, publié pour la Société de l'Histoire de
France, par le Marquis de Chantérac. Paris, 1870-1877, 4 vol. in-8.
Bazin (A.), Histoire de France sous XomjX//J. Paris, Chamerot, 1846,
4 vol. in-i2,
BiANCHi (Nicomede), le Materie politiche relative alVestero degli archivi
di stato piemontesi. Roma, Torino, Firenze, 1876, i vol. in-8.
Bouille (René de), Histoire des ducs de Guise. Paris, Amyot, 1850,
4 vol. in-8,
Carutti (Domenico), Storia délia diploma:(ia délia carte di Savoia.
Roma, Torino, Firenze, fratelli Bocca, 1876, 2 vol. in-8.
Daniel (Le rév. P.), Histoire de la milice française. Amsterdam,
aux dépens de la Compagnie, 1724, 2 vol. in-4.
Desjardins (Abel), Négociations diplomatiques de la France avec la Tos-
cane. (Collection des Documents inédits relatifs à l'Histoire de France.)
Paris, 1861, 5 vol. in-4.
I>ORAT, la Nymphe rémoise au roy. Présenté à Sa Majesté par la
Pucelle, en son entrée en la ville de Reims. A Paris, jouxte la copie
VI OUVRAGES CITES.
imprimée à Reims par Simon de Foigny, 1610, poème fait par le sieur
Dorât, Limousin. Bibliothèque de l'Institut, Mélanges sur le règne de
Louis XIII, 1610-1613, X a 455, n^ 4.
DouARCHE (A.), r Université de Paris et les Jésuites. Paris, Hachette,
1888, I vol. in-8.
Fontenay-Mareuil (François Duval), Mémoires. (Coll. Michaud et
Poujoulat, 11*^ série, t. V.)
EsTRÉES (Maréchal d'), Mémoires. (Coll. Michaud et Poujoulat,
11^ série, t. VI.)
GiLLOT (Jacques), Relation de ce qui se passa au Parlement touchant la
régence de Marie de Médicis. (Coll. Michaud et Poujoulat, f^ série, t. XI,
p. 475-'^
Girard, Histoire de la vie du duc d'Epernon. Paris, 1730, 4 vol.
in-i2.
GisoRS (Alphonse dei, le Palais du Luxembourg fondé par Marie de
Médicis régente. Paris, Pion, 1847, ^ ^'O^- gr^nd in-8.
Griffet (Le père Henri, de la compagnie de Jésus), Histoire du règne
de Louis XHI, roi de France et de Navarre. Paris, Libraires associés, 1757,
3 vol. in-4.
GuicHEXOX {SixmuQÏ), Histoire généalogique de la maison de Savoie , 1660,
2 vol. in-f^.
Henrard (Paul), Henri IV et la Princesse de Condé, 1609-1610. Précis
historique suivi de la correspondance diplomatique de Pecquius et d'au-
tres documents inédits. Bruxelles, Gand et Leipsig, 1870, i vol. in-8.
— Cet ouvrage fait partie de la collection des Mémoires relatifs à l'his-
toire de Belgique, xvii"^ siècle.
HÉROARD {]Q2in), Journal sur V enfance et la jeunesse de Louis A7//( 1601-
1628), extrait des manuscrits originaux et publié par MM. Eud. Soulié
et Ed. de Barthélémy. Paris, Firmin-Didot, 2 vol. in-8.
Girard, Histoire de la vie du duc d'Epernon. Paris, 1730, 4 vol. in- 12.
L'EsTOiLE (Pierre de), Mémoires Journaux, édition pour la première
fois complète et entièrement conforme aux manuscrits originaux. Paris,
Jouault, Librairie des bibliophiles, 1875-188., 12 vol. in-8.
Le Vassor (iMichel), Histoire de Louis XHI, roi de France et de Navarre.
Amsterdam, 1757, 7 vol. in-4.
L01SELEUR {] u\qs), Ravaillac et ses complices. Paris, Didier, 1873, ^ ^'O^-
m-i2.
Malherbe, Œuvres, recueillies et annotées par M. L. Lalanne. Paris,
Hachette, 1862, 4 vol. in-8.
Masselin (Jthan), Journal des Etats généraux de 1484, publié par
Ad. Bernier. (Collection des Documents inédits relatifs à l'histoire de
France.) Paris.
Médicis (Catherine de). Lettres publiées par M. le comte Hector de
la Perrière. (Documents inédits relatifs à l'Histoire de France.) Paris,
Imprimerie nationale, 1880, 2 vol. in-4, en cours de pubHcation.
MoRXAY (^Ph. Du Plessis-), Mémoires et Correspondance, 1 571-1623.
LaFontenelle et Auguis. Paris, 1824-1825, 12 vol. in-8.
OUVRAGES CITES. VII
MoRNAY (Mme de), Mémoires et Lettres. Mme de Witt. Paris, 1868-
1869, 2 vol. ia-8. Société hist. de Fr.
Perrens, les Mariages espagnols sous le règne de Henri IV et la régence
de Marie de Médicis. Paris, Didier, i vol. in-8.
Perrens, VEglise et VEtat en France sous le règne de Henri IF et la
régence de Marie de Médicis. Paris, Durand et Pedone, 1873, 2 vol. in-8.
PoiRSON, Histoire du règne de Henri IV. Paris, Didier, 1865, 4 vol.
in-i2.
PoxTCHARTRAiN (P. Phelypeaux de), Mémoires concernant les affaires
de France sous la régence de Marie de Médicis. (Coll. Michaud et Poujoulat,
série II, t. V.)
Richelieu (Cardinal de,), Mémoires. (Collection Michaud et Poujoulat,
IP série, t. VII).
RicoTTi (Ercole), Storia délia monarchia piemontese. Firenze, Barbera,
4 vol. in-i2, 186$.
Saint-Genis (De), Histoire de la Savoie. Paris, Didier, 1866, 3 vol.
in-i2.
Saint-Simon (Écrits inédits publiés par M. P. Faugère), Parallèle des
trois premiers rois Bourbons. Paris, Hachette, 1880, i vol. in-8.
SiRi (Vittorio), Memorie recondite del anno 1601 sino a 1640. Rome et
Paris, 1676-1679, 8 vol. ir-).
SoLARO DELLA Margherita, Traités publics de la maison de Savoie^
4 vol. in-4. Turin, 1836.
Sully, Mémoires des sages et royales œconomies d'Estat de Henry le
Grand. (Coll. Michaud et Poujoulat, Ile série, t. II et III.)
Zkller (Bcrihold), Henri IV et Marie de Médicis. Paris, Didier, 1877,
I vol. in-8.
Zeller (Berthold), De dissolutione contracti apiid BrusoJum fœderis in ter
Henricum IV et Carolum I Sabaudicv diicem (MDCX-MDCXII). Parisiis,
apud bibliopolas Hachette et socios, MDCCCLXXX.
anonymes
Arrest de la cour pour la régence de la Royne pendant le bas âge du Roy.
A Paris, chez P. Mettayer et P. L'huilhier, imprimeurs et libraires
ordinaires du roy, iMDCX;
Arrests de la cour pour la régence de la Royne pendant le bas âge du Roy,
A Paris, par Fédéric Morel, imprimeur ordinaire du roy, MDCX ; —
plaquettes in-i8.
La conjuration de Conchine. A Paris, chez Pierre Rocolet, en la grande
salle du Palais, joignant Ja chambre des consultations, 1618, i vol.
in-i8.
Mercure français^ par Cayet. Paris, 1619, 25 vol. in-12.
Recueil de pièces concernant l'histoire de Louis XIII depuis 1610 jusqu'en
Van 164^. A Paris, chez François Montalant, à l'entrée du quai des
Augustins, proche le pont Saint-Michel, 1716, 4 vol. in-12.
1
INTRODUCTION
Les catastrophes imprévues qui changent le cours des
événements humains inspirent souvent aux historiens des
hypothèses plus ou moins fondées sur ce qui aurait eu Heu
dans le monde sans ces brusques surprises de la destinée.
Rien, à cet égard, n'approche plus de la vérité que l'opinion
où Ton est généralement de la certitude des triomphes
réservés à Henri IV dans la grande entreprise miUtaire qu'il
était à la veille de commencer aux Pays-Bas et en ItaUe
contre la maison d'Autriche, quand il fut assassiné.
Ce n'est pas uniquement la force de ses armées, ni la
prospérité de ses finances, ni la valeur du commandement
qu'il allait exercer en chef avec l'assistance d'habiles et vail-
lants Ueutenants qui pouvaient donner cette assurance. L'état
de l'Europe, troublée, divisée; le défaut d'entente entre les
deux branches de la maison d'Autriche, l'espagnole et l'al-
lemande; l'heureux choix des alliances de Henri IV, met-
taient de son côté toutes les chances favorables.
Mais il faut remarquer aussi que, parmi les souverains,
ses contemporains, aucun n'était de taille à se mesurer avec
lui. L'empereur alchimiste Rodolphe II vivait enfermé dans
ses manoirs au miUeu de ses alambics; Philippe III, d'Es-
pagne, le fils du redoutable Philippe II, d'une dévotion
INTRODUCTION.
encore plus étroiieque son père, n'avait ni sa sombre gran-
deur, ni ses talents, ni son ambition politique; avec lui
l'Espagne se repliait sur elle-même. Le théologien Jacques I",
l'allié de Henri IV, caractère faible, irrésolu, se laissait
facilement conduire sous l'énergique impulsion du roi de
France, prêt à se retourner si cette main ferme ne le sou-
tenait plus. En Espagne, comme en Angleterre, chez les
deux puissances européennes qui comptaient à ce moment
en face ou à côté de la France, c'est le règne des favoris.
L'avare et prudent duc de Lerme est l'Atlas du monde espa-
gnol. Le règne de Jacques I" est celui de ses favoris, disons
plutôt de ses mignons, introduits auprès de lui par les soins
mêmes de sa femme, Anne de Danemark : c'est Robert
Karr, duc de Somerset, puis Georges Villiers, devenu duc
de Buckingham, qui conservera les bonnes grâces du fils,
après avoir eu celles du père, et sera le premier ministre
de Charles I". Ennemis ou alliés, Henri IV les dominait
tous de la supériorité de son génie et de l'ascendant d'une
volonté maîtresse d'elle-même.
Après lui, la France ne devait pas échapper à cette funeste
contagion du favoritisme qui sévissait en Europe et qui
étouffait les intérêts nationaux sous l'empire de mépri-
sables préoccupations personnelles. Concino Concini fut
le maître de la France sous le nom de Marie de Médicis.
La faiblesse de nos voisins, qui avait fait une partie de la
force de Henri IV, devait alors assurer le salut du pays.
Qu'un Ferdinand II d'Autriche se fût dressé en face de la
monarchie française pendant les sept années qui suivirent la
mort du glorieux Béarnais, c'en était fait du grand rôle de
la France au xvn^ siècle. Sa destinée lui fut réservée tout
entière. Les vaines agitations intérieures, l'effacement exté-
rieur dont la France donna le spectacle pendant la minorité
INTRODUCTION. XI
de Louis XIII, laissèrent les événements du dehors mûrir
à son profit, l'esprit du jeune roi se former et le génie du
grand homme qui devait être le continuateur de Henri IV
s'exercer au maniement des affaires d'État. C'est par là sur-
tout que cette époque intermédiaire est intéressante.
On remarquera dans la suite de cette histoire que la
veuve de Henri IV chercha toujours des points de rapport
entre les événements de son temps et ceux auxquels avait
présidé sa parente, la veuve de Henri IL Marie de Médicis
sembla toujours préoccupée de modeler sa régence sur celle
de Catherine; elle ne réussit qu'à en faire assez souvent
une misérable parodie. En 1610, les circonstances sont beau-
coup moins tragiques et moins graves qu'en 1560; les per-
sonnages, à commencer par la reine elle-même, bien infé-
rieurs presque à tous les égards. Ni le prince de Condé, ni
le comte de Soissons ne valent leurs aïeux du temps de
Catherine; Sully n'est point, comme Coligny, un audacieux
chef de parti. Les guerres civiles n'ont plus pour excuses le
fanatisme et les ardeurs de la foi persécutée ; elles ne se
font plus que pour de vulgaires intérêts d'argent. C'est une
époque de décadence, et cependant elle précède un temps
de grandeur. Le gouvernement de Catherine de Médicis est
l'avant-coureur de ces épouvantables guerres civiles qui, au
xvi^ siècle, paralysèrent la France au dehors; la minorité de
Louis XIII précède au contraire le glorieux épanouisse-
ment de l'influence française en Europe, par suite de son
intervention libératrice dans la guerre de Trente Ans.
La minorité de Louis XIII, à proprement parler, ne dura
que du 14 mai 1610 au i" octobre 1614, peu de temps
avant la réunion des Etats généraux. Louis XIII est alors
XII INTRODUCTION.
déclaré majeur et laisse le pouvoir à sa mère, qui l'exer-
cera comme un premier ministre jusqu'au moment où le
coup d'État de 1617, en supprimant violemment Concini,
brisera en même temps l'autorité de Marie de Médicis. Nous
nous proposons de traiter cette histoire de la minorité de
Louis XIII et du ministère de Marie de Médicis dans une
série d'études dont nous présentons le premier volume au
public.
Il comprend les premiers temps de la minorité de Louis XIII
et s'étend depuis la mort de Henri IV jusqu'au commen-
cement de Tannée 1612. C'est la régence de Marie de
Médicis qui s'établit, avec sa politique propre, son per-
sonnel impopulaire, ses desseins dangereux. L'unité de
cette première phase de la minorité réside dans la perma-
nence du conflit qui, dès l'origine, divise la régente et le
représentant des traditions du règne précédent, Sully. Le
ministre de Henri IV disparaît définitivement de la scène
à la fin de 161 1. C'est avec les princes du sang que Marie
de Médicis doit surtout compter désormais.
Dans ce volume comme dans les suivants, nous nous ap-
pliquons à refaire en détail et avec une exactitude minutieuse
cette histoire du commencement du règne de Louis XIII
que la science historique n'a pas renouvelé d'ensemble
depuis le xviu^ siècle. Les documents contemporains,
mémoires imprimés, pièces d'archives, les histoires géné-
rales qui existent sur cette époque et les travaux partiels de
la critique moderne nous ont apporté leurs lumières, comme
on pourra s'en convaincre en parcourant plus haut la liste
des ouvrages mis par nous à contribution; de telle sorte que
notre travail peut déterminer l'état actuel de la science his-
torique sur l'époque à laquelle nous nous sommes attachés.
INTRODUCTION. XIII
Mais notre out est aussi de la faire avancer pour notre part
et de faire connaître sur ce sujet des sources toutes nou-
velles.
En effet la base principale de notre étude se trouve dans
les correspondances inédites des ambassadeurs vénitiens et
surtout des ambassadeurs florentins. Notre bibliothèque
nationale possède aujourd'hui presque intégralement les
copies authentiques de toutes les dépêches adressées à leur
gouvernement par les représentants de la République de
Saint-Marc en France, trésor inestimable pour notre his-
toire, malheureusement trop peu connu et auprès duquel
les recueils imprimés d'Alberi, de Barozzi et Berchet n'ont
plus qu'une importance secondaire. Nous avons eu souvent
recours aux correspondants si fins et si avisés de la Sei-
gneurie de Venise, qui sont, pendant les années 1610
et 161 1, deux ambassadeurs ordinaires, d'abord Antonio Fos-
carini, réservé plus tard à une destinée tragique, puisque,
après avoir été ambassadeur à Paris et à Londres, il fut
accusé dans son pays d'avoir révélé des secrets d'État, con-
damné à mort et étranglé dans sa prison; après quoi son
corps fut exposé entre les deux colonnes rouges de la galerie
du Palais des Doges qui donne sur la pia^j^etta. RéhabiHté
plus tard, il fut enterré au couvent des Frari. Il eut pour
successeur Zorzi Giustinian, et se trouvait encore en fonc-
tion en France quand Agostino Nani di Giorgio et Andréa
Gussoni di Marco vinrent s'acquitter en France d'une mis-
sion de congratulation à l'occasion de l'avènement de
Louis XIIP. Le contrôle des emprunts que nous aurons
à faire aux dépêches de ces diplomates n'offrira aucune
I. Voir dans Barozzi et Berchet, série II, Francia, t. I, p. 18, 291 et
uiv., 383 et suiv., 441 et suiv., 3o5 et^suiv., les notices relatives à
ces divers ambassadeurs.
XIV INTRODUCTION.
difficulté, grâce aux indications que nous donnerons pour
remonter au texte, devenu si aisément abordable aux cher-
cheurs érudits.
Il n'en est pas de même pour l'autre catégorie de diplo-
mates italiens dont nous exploitons la correspondance :
nous voulons dire les Florentins. Ils sont naturellement la
source principale d'informations pour l'histoire du gouver-
nement d'une régente et d'une reine mère florentine, l'ap-
prochant plus facilement que les représentants d'autres
puissances et se trouvant généralement plus nombreux
autour d'elle. Les lettres écrites par Marie de Médicis, par
Concini ou par sa femme Léonora Dori Galigaï, offrent, à
côté des dépêches purement diplomatiques, un incontes-
table intérêt de curiosité.
De ce côté nous sommes moins favorisés que pour la
correspondance des Vénitiens On n'a point tiré de VAr-
chivio Mediceo un morceau qui serait non moins considérable
pour notre histoire que celui dont il a été pris copie aux
Archives des Frari. Nous avons, il est vrai, dans la Collection
des Documents inédits relatifs à V Histoire de France la belle
publication d'Ab. Desjardins sur les Négociations diplomati-
ques de la France avec la Toscane\ mais ce n'est là qu'un
recueil fragmentaire, incomplet, et après lequel il reste à
glaner presque une moisson, bien qu'il se compose de cinq
gros volumes; et il s'arrête à la mort de Henri IV, ce qui le
place en dehors du cadre de notre étude.
Nous avons entrepris de donner sous une forme plus
maniable, plus accessible au grand public, une suite de ces
intéressants documents, qui ne paraît pas devoir faire l'objet
d'une publication, même partielle, dans la Collection des
Documents inédits. Et voici la méthode, un peu nouvelle
INTRODUCTION. XV
dans les procédés de la science française, que nous avons
adoptée pour donner à la fois satisfaction à l'amateur
d'inédit, à l'érudit critique et au lecteur plus désireux de se
trouver en présence de résultats acquis, de documents ana-
lysés et utilisés, que curieux de trouver lui-même dans la
lecture de pièces originales en langue étrangère, des faits
ou des idées neuves sur un sujet qui l'intéresse.
Notre ouvrage se compose d'abord de l'exposé métho-
dique et critique des événements qui constituent l'histoire
de la minorité de Louis XIII, et dans cet exposé on
trouvera sous la forme de traductions, d'analyses, d'éclair-
cissements, tout ce qu'il y a d'essentiel dans les papiers
florentins, qu'un des objets principaux de ce livre est de faire
connaître, le tout accompagné, au bas des pages, des réfé-
rences les plus complètes et les plus exactes au document
original.
Mais comment remonter au document lui-même pour le
contrôle de nos assertions, la critique de nos traductions,
la satisfaction des chercheurs que nos indications ou la lec-
ture des pièces peuvent mettre sur le chemin d'études paral-
lèles ou différentes ?
Il n'est pas possible de songer à une publication inté-
grale, dans les proportions modestes que nous avons données
à notre travail, puisqu'à une semblable entreprise suffi-
raient à peine trois ou quatre des gros volumes de la CoU
lection des Documents inédits. D'autre part, un choix d'extraits
ne peut jamais avoir qu'une valeur scientifique relative.
Le procédé que nous avons adopté consiste à dresser à
la suite de notre composition personnelle un catalogue
complet, jour par jour, de toutes les correspondances
adressées de France au gouvernement de Florence par ses
agents, ou par la reine mère, le roi et les époux Concini,
b
XVr INTRODUCTION.
dont le rôle est pendant si longtemps prépondérant dans
l'entourage de la régente.
Ce catalogue, dans lequel on présente l'indication chro-
nologique et bien ordonnée des documents renfermés à
Florence dans des liasses distinctes, permet de retrouver
immédiatement la place exacte, au milieu des autres cor-
respondances, de toute citation ou analyse faite par nous
dans le corps de notre ouvrage ; sans doute il ne fait, pour
la plupart des pièces, que renvoyer au dépôt où sont
entassés les originaux. Mais n'est-ce pas rendre à la science
le seul service que puisse peut-être désormais comporter
l'étude de ce genre de documents, dont il est évidemment
impossible de laisser la masse énorme submerger nos biblio-
thèques sous l'inondation de ces gros volumes imprimés
dont nous avons entendu dire, d'une façon peut-être para-
doxale, à des hommes éminents, qu'ils sont déjà trop nom-
breux.
Un catalogue exact rend les recherches faciles, qu'elles
soient faites sur place ou au moyen de demandes de copies
et d'extraits que l'organisation moderne des archives d'État,
surtout en Italie, permet d''obtenir très aisément. Ce n'est sans
doute que le très petit nombre auquel ce genre de facilités
peut rendre service. Mais les autres lecteurs ne trouveront-
ils pas, dans l'existence d'un catalogue ainsi établi, la garan-
tie la plus évidente de l'exactitude minutieuse non seu-
lement des recherches faites par l'auteur, mais encore
de ses traductions et de ses interprétations historiques,
puisque le contrôle en est ainsi offert à la critique des
savants ?
Nous ne pensons pas toutefois qu'un catalogue ne gagne
pas à être quelque chose de plus encore. Des reproductions
i?i extenso de documents importants, des extraits, quelques
INTRODUCTION. XVII
analyses même peuvent s'intercaler utilement dans la suite
des numéros dont il se compose. C'est ainsi que nous avons
compris celui qu'on trouvera à la fin de ce volume et qui
comprend les années 1610 et 1611.
Les citations qu'on y trouvera comprennent : 1° des
dépêches de nature à faire connaître la manière d'être et
d'écrire de chacun des correspondants, ou relatives à des
faits dont l'importance ne nous a pas paru assez considé-
rable pour faire lobjet de développements spéciaux dans le
corps de l'ouvrage; 2° des passages caractéristiques, faisant
preuve sur certains points douteux et trop étendus pouF
être rapidement cités au bas des pages sous notre texte
même; 3° des documents qui, à tort ou à raison, ont plus
particulièrement le privilège d'attirer l'attention et d'être
soigneusement recueillis, à savoir les lettres royales, c'est-à-
dire ici les lettres de Marie de Médicis; 4° les lettres de
Concini et de sa femme, parce que ce sont là des pièces
curieuses en elles-mêmes et où l'on peut s'attendre à trouver
des éclaircissements sur la psychologie de ces deux person-
nages énigmatiques.
Nous avons pensé que nous pourrions ainsi juxtaposer
à notre travail un appendice d'un caractère plus impersonnel
et d'un intérêt peut-être plus général, et répondre ainsi aux
vues de la Direction de l'enseignement supérieur qui, après
nous avoir facilité, il y a déjà un certain nombre d'années,
les moyens de rassembler les éléments de cette publication,
nous permettra de la placer, au moment où elle voit Iç JQur,
sous son éminent patronage. ". :*.:^
Nous associons, dans l'expression de notre gratitude. pour
ks Directeurs de l'enseignement supérieur^ à la mémoire
d'Albert Dumont les noms également chers de MM. Du
Mesnil et Liard. .î :.[ ::L i:r,:::; :
XVIII INTRODUCTION.
Il nous reste maintenant à faire connaître les principaux
de ces diplomates dont les noms ne figurent pas seulement
au bas des pages ou dans le catalogue à titre de correspon-
dants et d'informateurs, mais qui, ayant pris une part active
aux événements, jouent leur rôle dans notre récit.
Au moment de la mort de Henri IV, la cour de Flo-
rence tenait accrédités auprès du gouvernement de Paris,
indépendamment d'agents subalternes, que nous rencon-
trerons chemin faisant, trois personnages diplomatiques,
dont deux de premier rang, Matteo Botti et Andréa Cioli,
envoyés extraordinaires, et l'autre de second ordre, mais
pourvu, en réalité, d'un emploi principal, ScipioneAmmirato,
qui gérait la légation de Florence en qualité de premier
secrétaire pendant un congé illimité accordé au titulaire de
la fonction, le ministre résident Guidi.
Quels sont les antécédents, le caractère et les principaux
événements de la vie de chacun d'eux?
Pendant l'absence de Guidi, en février 1610, arriva à
Paris Matteo Botti, marquis de Campiglia et majordome du
grand-duc; CQt agent, à l'occasion de la mort du grand-duc
Ferdinand, avait été expédié comme ambassadeur extraor-
dinaire au roi d'Espagne, puis à celui d'Angleterre, auprès
duquel il se proposait de se rendre. Occupé, pendant son
séjour à Madrid, à régler diverses affaires pendantes, Botti
fit savoir à son gouvernement que le roi et la reine d'Es-
pagne, par l'intermédiaire de leur confesseur, lui avaient
fait commander de tenter, pendant qu'Userait à la cour de
France, l'ouverture de négociations pour un double mariage
entre la France et l'Espagne. Le grand-duc lui prescrivit
alors de rester à Paris sous le prétexte d'attendre le couron-
nement de la reine. L'assassinat de Henri IV ayant eu lieu
INTRODUCTION. XIX
le surlendemain de cette cérémonie, le marquis Matteo
Botti fut accrédité à divers titres auprès de la régente et se
donna pour mission principale de mener à bonne fin l'affaire
des mariages espagnols, il gran nego^^io \ comme il disait,
sans s'interdire cependant de mettre une main brouillonne
dans tous les autres intérêts de la maison grand-ducale en
France et d'aller, dans sa manie de toucher à tout ce qui
ne le regardait pas, jusqu'à s'employer à la conversion au
culte catholique d'un gentilhomme protestant, fort intelli-
gent, qui était au service de la reine -.
On verra le marquis Matteo Botti de Campiglia à l'œuvre
dans la suite de notre récit. Voici comment le juge son col-
lègue Andréa Cioli, qui se trouva pendant quelque temps
côte à côte avec lui à Paris, chargé d'une mission différente
dont Botti ne se fit pas faute de se mêler assez maladroite-
ment, ce qui explique le caractère un peu acerbe des com-
munications faites par Cioli sur le compte de Botti.
« Je trouve toujours de plus en plus, écrit Andréa Cioli,
que M. le marquis est un très grand sujet. Il sait beaucoup;
il est gracieux, aimable, très capable de réussir; il a beau-
coup d'esprit et une imagination merveilleuse quand il s'agit
de persuader, il est très prompt dans l'argumentation et la
réplique, au moins à ce qu'il raconte. Mais le fait d'expédier
d'ici en Espagne des courriers suivant sa fantaisie et de
traiter d'aussi grandes affaires avec les ministres de là-bas,
en son nom, ne me plaît guère, et il me semble que, de
cette façon, toute la gloire du succès sera pour lui et qu'il en
reviendra très peu à notre sérénissime maître. Comme je
pense qu'il a de très bonnes intentions, je ne puis, encore
me résoudre à mal juger de lui. Toutefois son ambition
I. Matteo Botti, i8 août 1610.
- 2. Matteo Botti, 20 juillet 1611. .
XX INTRODUCTION.
n'est pas sans me causer de l'ennui; car elle est peut-être
une des plus grandes qui se puisse trouver dans une cer-
velle humaine; et maintenant qu'à la fin je me suis décidé à
parler de cela, je ne parle pas sans fondement, puisque,
outre que je l'ai jusqu'à cette heure minutieusement observé
jusque dans ses gestes, je lui ai fait sortir de la bouche
même quelle est la récompense qu'il prétend obtenir au
moyen de cette négociation. Or c'est le cardinalat et de
grasses pensions de-ci et de-là et surtout d'Espagne. Je lui
tire facilement toutes choses du corps, quand je touche la
corde de la louange. Finalement ses prétentions pour une
récompense ne m'auraient point ému; mais de voir qu'il
s'attribue toute la gloire, ne considérant pas que, sans le
nom de son maître, son savoir, sa peine et son habileté
ne vaudraient rien, cela me travaille le cœur Je vous
envoie, pour vous donner cet avis, un courrier en cachette,
parce qu'il veut savoir toutes choses, et je me ferais un
ennemi de lui s'il savait que je lui cache quoi que ce soit.
« Il use d'un artifice qui consiste à montrer toutes ses
lettres, celles qu'il reçoit et celles qu'il écrit, et, à cet efi'et,
il vient me trouver jusque dans ma chambre, afin que
j'en fasse autant vis-à-vis de lui. Il faudra donc que V. S"%
pour celles qu'il ne serait pas bon de lui laisser voir, fasse
faire la suscription par Nenci ou par quelqu'un d'autre en
dehors de la secrétairerie, afin que je puisse éviter de les
ouvrir en sa présence, sous le prétexte qu'elles viennent de
ma famille.... Je ne parle pas des erreurs minuscules com-
mises par lui en se donnant par exemple le titre d'ambas-
sadeur, au mépris du monde, ni du peu de secret gardé par
lui dans la négociation de la grande affaire qui est mainte-
nant connue de tous les gentilshommes de la maison, parce
que à cela il n'y a point de remède. La cause n'en est pas
INTRODUCTION. XXI
autre que Texcès d'une allégresse qu'il ne peut cacher
1 orsque viennent d'Espagne de bonnes nouvelles , ou
lorsqu'il revient de chez la reine ou de chez Villeroy avec
des renseignements favorables. Il ne peut se garder de cela,
non plus que de montrer les lettres qu'on écrit d'Espagne,
dans lesquelles, dit-il, le roi le remercie. Un matin il en a
fait un tel étalage à table, et il y avait là des étrangers,
que j'en faillis tomber à la renverse *. »
Ailleurs ce peu indulgent collègue, qui supporte impa-
tiemment que l'ambassadeur d'Espagne, don Junico de Car-
denas, lui fasse le plus grand éloge du marquis Botti et que
les ministres « en aient plein la bouche du marquis Botti et
du marquis de Campiglia * », ne contient plus son fiel et
traite Matteo « d'histrion qui veut n'en faire qu'à sa tête, qui
retient les dépêches adressées aux membres de la mission
grand-ducale, tandis que le crédencier, le dépensier, le
cuisinier ont leurs lettres^ », et il finit par demander son
propre rappel. Mais il se donne la satisfaction de montrer
à Botti par le menu, dans une conversation à la fois per-
fide, violente et doucereuse, ses fautes, ses illusions, son
insuccès final dans la négociation des aâ"aires d'intérêt
du grand-duc, remises plus particuHèrement à la sagacité
d'Andréa Cioli *.
Ce que Cioli insinue de la nature peu désintéressée des
services du marquis Botti est amplement confirmé par la
correspondance de ce dernier. Dès le 9 août 16 10, il
demande à être récompensé de ses peines par le titre de
conseiller d'État, représentant qu'il sert déjà depuis vingt-
1. Andréa Cioli, 16 juillet 1610.
2. Andréa Cioli, i5 septembre 1610.
3. Andréa Cioli, 20 novembre 1610.
4. Voir, à l'Appendice, les dépêches de Cioli en date des 21 et 22 no-
vembre 1610.
XXII INTRODUCTION.
cinq ans. Il insiste dans une dépêche ultérieure et obtient
d'abord une satisfaction pécuniaire : le grand-duc lui octroie
une augmentation de i ooo écus de provision. Quant à la
satisfaction honorifique, Botti reçoit la promesse qu'il sera
fait conseiller d'État, mais sans titre, et qu'on l'appellera
au Conseil suivant le besoin. L'ambassadeur se plaint natu-
rellement de n'être pas traité comme il le désire *.
Au fur et à mesure que les négociations pour les mariages
d'Espagne s'avancent, on le voit devenir de plus en plus
âpre au gain. Il ne cesse d'exposer qu'il fait d'énormes
dépenses pour la réussite de la grande affaire, que sa rému-
nération, même avec la récente augmentation, est insuffi-
sante *. « Je supplie très humblement Votre Altesse^ écrit-il,
de mettre à son compte la dépense des présents que j'ai faits
aux ministres d'Espagne et à Villeroy, présents dont j'en-
voie ci-joint la liste ^... » Mais le règlement de ces mémoires
se fait bien attendre *.
La tractation de ses intérêts particuliers, les recommanda-
tions en faveur d'amis finissent par prendre dans ses dépê-
ches presque autant de place que la manipulation du gran
negoiio^ et il faut songer qu'à la fin de ïéii, époque à
laquelle se termine le présent volume, on n'en est encore
qu'aux préliminaires de la double union franco-espagnole.
De cette catégorie de dépêches dont l'histoire n'a rien
à tirer, nous ne faisons qu'une simple mention ici^ Il n'en
1. Matteo Botti, g, 29 août, ig septembre 1610. — La filza 4 624 con-
tient, à la date du 12 septembre, la copie d'un passage d'une lettre du
grand-duc de Toscane. Le grand-duc y exprime tout son contente-
ment à regard du marquis Botti et lui donne i 000 écus de provision
en plus de ce qu'il avait auparavant.
2. Matteo Botti, 10 juillet 16 11.
3. Matteo Botti, 18 juillet 1611.
4. Matteo Botti, 26 octobre, 3 décembre 1611.
5. Matteo Botti, 16 janvier 1611, recommandation au nom de la reine,
en faveur de Giovanni Venturi, pour être nommé quarantotto. — 2 mai,
INTRODUCTION. XXIII
va pas de même des dépêches politiques, où nous trouvons
des renseignements précis, abondants, détaillés, qui, après
avoir été soumis au rapprochement et au contrôle des docu-
ments contemporains et notamment des informations paral-
lèles d'autres diplomates, ont passé presque entièrement
dans la trame de notre ouvrage.
Andréa Cioli de Cortone était entré au service du grand-
duc Ferdinand I" en octobre 1602 et fut placé par lui auprès
du secrétaire d'État, Belisario Vinta, pour l'assister dans son
office. A la mort de Ferdinand I", il resta attaché à la
grande-duchesse Christine de Lorraine en qualité de pre-
mier secrétaire. Cosme II l'envoya en 1610 à la cour de
Marie de Médicis, où nous le verrons s'employer de son
mieux pour diverses affaires concernant, les unes des intérêts
financiers, les autres des projets de mariage. Cioli ne se mêle
qu'incidemment à la négociation des mariages espagnols,
tout en surveillant et en critiquant Matteo Botti.
L'objet propre de sa mission est de trouver une occasion
favorable pour placer l'une ou l'autre des sœurs du grand-
duc de Toscane. Mais le marquis de Campiglia se jette à
la traverse et, dans son zèle immodéré, se mêle à tort et à
travers des négociations de Cioli, si bien que, la situation
devenant intolérable entre les deux diplomates, Cioli se fait
rappeler à Florence et obtient une nouvelle mission en
Angleterre, où il devra poursuivre des pourparlers déjà
recommandation pour Francesco Medici. — ii mai, recommandation
en faveur du capitaine Horatio Tornabuoni, qui, après avoir bien
servi la France et en avoir été peu récompensé, s'en retourne dans son
pays. — 3o mai, recommandation en faveur d'un gentilhomme alle-
mand Gio Gristofano d'Aespergh, au service du duc Albert de Bavière.
— 3o mai, recommandation en faveur de Braccio Michelozzi. —
21 juin, 18 août, 28 septembre, 11, 22, 25 octobre 1611, dépêches
relatives à ses intérêts particuliers.
XXIV INTRODUCTION.
engagés par le secrétaire Lotti pour la conclusion d'un
mariage entre une sœur de Cosme II et le prince de Galles
Henri, fils de Jacques I". S'il ne trouve pas à Londres
l'active et désordonnée concurrence de Botti, il se heurte en
revanche à des négociations menées simultanément en vue du
même objet par la cour de France et par la cour d'Espagne.
La mort de ce premier prince de Galles lui fournit un fort
honnête prétexte pour s'attribuer le mérite d'avoir com-
plètement réussi dans une entreprise que la fatalité seule
avait interrompue.
Mais on sait qu'avec le second prince de Galles, Charles,
c'est en définitive une princesse française qui devait entrer
dans la maison d'Angleterre. C'est dès la minorité de
Louis XIII que cette longue aventure commence. On en
verra dans le courant de notre ouvrage les complications
initiales.
Andréa Cioli conserva la confiance de ses maîtres, dans
la suite de sa carrière, pour des négociations du même
genre, en Italie. Il fut secrétaire d'État des grands-ducs
Cosme II et Ferdinand II et mourut en 1640.
Il ne séjourna en France que quelques mois après la
mort de Henri IV. Arrivé le 11 juin 1610, il repartit au
milieu de janvier léii.
A peine arrivé, il promet d'être exact et détaillé dans
sa correspondance *. Voilà une promesse qui sera tenue
avec une impitoyable rigueur. Quel verbeux et souvent
insupportable correspondant que cet Andréa Cioli * ! Il écrit
quatre, cinq dépêches par jour, souvent plus vides les unes
que les autres, et toujours remplies de sa vaniteuse et sus-
1. Andréa Cioli, 4 juin, détails sur son voyage. — Scip. Ammirato,
12 juin. — Matteo Botii, 19 juin 1610.
2. Andréa Cioli, 28, 3o juin 1610.
INTRODUCTION. XXV
ceptible personnalité, sur laquelle il prodigue des détails
qui n'en finissent plus. C'est un travail énorme, auquel il a
peine à suffire :
« Je veille la nuit, écrit-il, et je ne me repose jamais le
jour; aussi j'endure plus de fatigue que je ne faisais par
delà, et je ne pourrai certes pas les supporter à la longue.
Il est maintenant minuit et je n'ai pas dîné; mais de toute
façon, cela ne me cause aucun ennui, et la bonne volonté
ne me manque pas; je le dis avec plaisir, afin que V. S"*
(le secrétaire d'État Vinta) me reconnaisse comme étant, en
toute occasion, sa bonne créature *. »
Il adresse au grand-duc des protestations analogues :
« Je ne pourrai jamais être bref, dit-il, quand j'aurai à écrire
à Votre Altesse Sérénissime ce que j'aurai négocié avec Sa
Majesté la reine; car il me semblerait n'avoir rien fait, si
je ne racontais pas tout par le menu ^ ».
Du fatras de cette correspondance on tirera cependant
quelques renseignements précieux, des détails piquants,
des scènes pittoresques. Nous avons les dépêches de Cioli
jusqu'au mois de janvier 1611; elles se terminent par un
journal de son voyage de retour en Italie ^ Botti reste
maître du terrain diplomatique.
« M. le marquis écrivant et le sieur Cioli archi-écrivant,
à moi pauvre, que reste-t-il à dire [Scrivente il s" marchese et
1. Andréa Cioli, 16 juillet 1610.
2. Andréa Cioli, 3i juillet 1610.
3. Une analyse de ce document fera connaître les étapes et la durée
de ce voyage : jeudi, 27 janvier, il a pris congé de Concini;le 28, du
chancelier et de Puisieux; le 29, du roi : il reçoit un collier de
5oo écus; le 3o, départ de Paris; le 3i, de Fontainebleau: il a visité le
palais et le parc. — Le i*"" février, passage à Cosne; le 2, à Villeneuve,
près de Moulins; le 4, à Lyon. — Le 7, arrivée en bateau à Avignon;
le 9, à Aix; le 1 1, à Fréjus; le 12, à Nice.
XXVI INTRODUCTION.
arciscrivente il s^ CioJi, a me paver ino non resta da dire *) » ?
Ainsi s'exprime Scipione Ammirato, le troisième des diplo-
mates florentins que nous voyons accrédités ensemble à la
cour de France à la fin de 1610. Celui-là est petit, modeste,
humble; mais sa valeur professionnelle paraît de beaucoup
supérieure à celle des deux autres. L'historien florentin
Scipione Ammirato l'Ancien avait adopté un jeune homme
d'obscure naissance, nommé Christoforo del Bianco, fils
d'un simple maçon, pour le récompenser de l'avoir aidé
dans ses recherches; en lui léguant son bien il lui fit prendre
son nom. C'est ce Scipione Ammirato, dit le Jeune, qui,
d'abord employé aux Archives de Florence, fut attaché
comme secrétaire au chevalier Camillo Guidi et qui reçut
l'ordre de se mettre à la disposition de Matteo Botti.
Scipione Ammirato le Jeune n'a pas l'exubérance, la
faconde, ni la prétention des deux autres diplomates floren-
tins. Mais il a beaucoup plus qu'eux la pratique de la cour
de France. Son sens est juste, ses informations paraissent
bien prises; il sert d'heureux contrepoids aux fantaisies et
aux excès de zèle des gros personnages de l'ambassade. Ses
renseignements sont empreints d'un caractère de sincérité
qui les fait lire avec plaisir et confiance. Ce bon serviteur
se fit assez apprécier pendant sa résidence en France pour
être définitivement attaché, lors de son retour dans la patrie,
au service de la secrétairerie d'État.
Tous ces personnages, jaloux les uns des autres, rivaux
et ennemis, faisant assaut de zèle pour mériter les faveurs
du maître qui règne à Florence, sont forcés de vivre côte à
côte un peu pêle-mêle, à la mode itaUenne.
I. Scip. Ammirato, 27 octobre 1610.
INTRODUCTION. XXVII
La régente avait assigné comme résidence au marquis
Botti l'hôtel de Gondi, où s'installèrent à sa suite tous les
autres Italiens de l'ambassade. Mais bientôt voilà que, pour
se rendre favorable le prince de Condé, Marie de Médicis
lui fit cadeau de cette riche demeure; aux Italiens d'en
sortir. Car le prince ne perd pas de temps pour entrer en
jouissance du don que lui a fait la reine : à deux reprises
différentes il visite les appartements de nos infortunés
diplomates, puis il revient accompagné de sa mère, la prin-
cesse douairière, propriétaire encore plus avide et rapace
que le prince lui-même : « Et nous, écrit Andréa Cioli,
nous sommes à moitié désespérés, nous pleurons le jardin
et mille commodités, tant en meubles qu'en ornen;ents;
nous songeons qu'en outre ce sera pour Votre Altesse Séré-
nissime un grand accroissement de dépense, à moins toute-
fois que la reine, qui avait bien voulu assigner ce logement
au marquis, ne consente à lui en faire donner un autre \ »
Force leur est bientôt d'émigrer presque sans compen-
sation; ils quittent le somptueux pavillon de Gondi, au
faubourg Saint-Germain, pour aller loger dans la ville
même, à l'hôtel de Lyon, dépendance de Farchevêché de
Lyon, où la reine leur envoie quelques meubles ".
Il faut croire que Cioli ne se trouve guère à Taise dans
cette résidence; car ayant appris que l'ambassadeur de
Savoie, M. Jacob, avait loué des chambres garnies dans
le pavillon même où il avait auparavant les siennes au
Petit Gondi, et qu'ainsi Mme la princesse douairière de
Condé ne dédaignait pas les menus profits que pouvait
encore lui rapporter la libéralité de la régente, il alla la
trouver sans prendre conseil du marquis Botti, ce qui aurait
1. Andréa Cioli, 3i juillet 1610.
2. Andréa Cioli, 11 août 1610.
XXVIII INTRODUCTION.
été trop long, marchanda énergiquement avec la noble
logeuse, fit les petites cérémonies usitées en pareil cas,
jusqu'à feindre de rompre brusquement le marché et de
partir, et obtint en fin de compte pour quinze écus par mois
ces chambres qu'elle avait fait monter d'abord au prix de
trente écus *. Cioli se trouvait là encore suffisamment près
du marquis pour pouvoir facilement correspondre avec lui,
sans avoir à subir constamment le contact d'un homme
qu'il détestait.
Ces gens sont besogneux, quémandeurs, profondément
intéressés; la main du gouvernement grand-ducal ne
s'ouvre pour eux qu'avec parcimonie. Les dettes les plus
minimes contractées au service de leur maître ne leur sont
payées qu'à force d'instances : « J'ai signé une petite lettre
de change sur le seigneur Gondi, écrit Scipione Ammirato
le 26 avril 161 1 ; elle est de 31 francs, montant des dépenses
faites ici par moi en port de lettres, papier, etc., depuis le
commencement de janvier dernier, comme vous pourrez
voir par la note que je vous envoie avec la présente; que
Votre Illustrissime Seigneurie ait la bonté de me la faire
payer. Sur ce je lui baise les mains avec ma plus humble
révérence en priant le Seigneur de lui accorder santé et
longue vie. » Et ainsi du petit au grand, les besoins, les
dettes, les ambitions, les instances croissent avec l'impor-
tance des personnages.
Et ce que nous disons là ne s'applique pas seulement aux
représentants du gouvernement de Florence. Serait-ce que
Topulente répubUque de Venise aime se faire servir à bon
marché, ou que ses ambassadeurs se plaisent à tirer de
leurs fonctions le plus large profit possible? Toujours est-il
I. Andréa Cioli, 27 septembre 1610.
INTRODUCTION. XXIX
que les circonstances dans lesquelles eut lieu le départ du
Vénitien Antonio Foscarini, au milieu de l'année 1611, alors
qu'il fut envoyé par son gouvernement de Paris à Londres,
ne font pas grand honneur à sa discrétion :
« Enfin, lisons-nous dans la dépêche de Scipione Ammi-
rato citée plus haut, est parti, il y a trois jours, pour son
ambassade d'Angleterre, l'ambassadeur Foscarini; et trou-
vant sans doute qu'il n'y avait pas encore assez à dire sur
son compte, il a voulu encore en cette dernière occasion
faire des siennes. Il avait pris congé de Sa Majesté et reçu
un présent de deux mille écus; mais s'étant lamenté que
le présent fût peu de chose et que l'argenterie ne pesât pas
les deux mille écus, il voulait encore que Sa Majesté lui fît
cadeau d'une tapisserie pour l'emporter avec lui, ou bien
d'un beau diamant monté sur un anneau ; et la fantaisie de
cet anneau lui était entrée d'autant plus en l'esprit, qu'il
avait su que la femme de l'ambassadeur de Flandre, allant
à Saint-Germain, prendre congé des princes et des prin-
cesses, avait été régalée, par Madame la fille aînée, d''un
diamant monté sur un anneau d'une valeur de deux mille
écus, outre deux mille écus de vaisselle d'argent que Sa
Majesté a fait présenter à l'ambassadeur son mari. Mais
n'ayant pas réussi à obtenir ni tapisserie, ni anneau, et la
preuve ayant été faite qu'à la valeur de son argenterie
estimée à deux mille écus il n'en manquait que cinquante
seulement, il s'en est allé, et sur ce, bon voyage ! »
Par là, on voit avec quelle jalousie poussée jusqu'aux
plus vils détails, s'observaient, s'épiaient, se déchiraient et
les représentants d'une même puissance et ceux de puissances
différentes. On en trouvera de nombreux exemples dans le
cours de cet ouvrage.
Ainsi, indépendamment du profit que l'histoire peut tirer
XXX INTRODUCTION.
du rapprochement de témoignages empruntés à des écrivains
qui sont bien loin de s'entendre les uns avec les autres, on
trouvera dans les petits incidents, les intrigues, les comédies
auxquels sont mêlés nos diplomates, un élément d'intérêt
secondaire, il est vrai, mais qui n'est pas dépourvu de
piquant, au milieu des événements de l'ordre purement
historique dont nous abordons maintenant directement le
récit.
Berthold Zeller.
LA
MINORITÉ DE LOUIS XIII
MARIE DE MÉDICIS ET SULLY
L'ÉTABLISSEMENT DE LA RÉGENCE
Aspect de la cour et de l'entourage intime de la reine quelques
semaines après la mort de Henri IV. — Retour sur les événements
précédents. — Le couronnement de la reine à Saint-Denis. — La
régence de Marie de Médicis instituée par deux arrêts du Parlement
de Paris. — Lit de justice tenu par le roi Louis XIIL — Examen
de la question de droit constitutionnel. — Nécessité d'agir promp-
tement. — Prétentions des princes du sang déjouées. — Retour
précipité du comte de Soissons. — Ses exigences. — Résistance de
la reine; elle cède en partie. — Concession du gouvernement de la
Normandie au comte de Soissons. — Imprudence de cette politique.
— Déchaînement général des ambitions et des appétits succédant
à l'union apparente des princes et des grands.
i3 mai-i^r juillet 1610.
Le 30 juillet 1610, dix semaines après l'assassinat de
Henri IV, dans les appartements que les reines mères occu-
paient "au rez-de-chaussée de la partie du Louvre moderne
qui s'étend le long de la Seine, depuis le pavillon d'angle
sud-ouest jusqu'à la porte centrale, se présentait, pour avoir
une audience de Marie de Médicis, Andréa Cioli, représen-
I
2 LA MINORITÉ DE LOUIS XllI.
tant du grand-duc de Florence Cosme IL Ce diplomate,
envoyé moins pour apporter à la reine les condoléances de
son gouvernement, à l'occasion de la mort du roi de
France, que pour s'acquitter d'autres menues missions, ce
jour-là, venait pour annoncer officiellement à la reine la
naissance d'un petit prince de Toscane. La scène à laquelle
il nous fait assister dans la relation de cette audience nous
montre, pris sur le vif, l'intérieur, l'entourage, l'attitude, le
langage abandonné et quelques-uns des traits caractéris-
tiques de la femme qui devait, pendant sept années ora-
geuses, présider aux destinées de la France. Ce récit, qui
reproduit aussi en termes saisissants l'avant-dernière journée
du règne de Henri IV, nous introduit de plain-pied dans
l'histoire de la minorité du fils et de la régence de cette
veuve d'un grand roi.
(( Je trouvai très commodément l'occasion de parler à la
reine, :fprès son déjeuner, écrit Andréa Cioli, lorsque le
duc d'Épernon et après lui M. de Barrault (l'introducteur des
ambassadeurs) eurent pris congé d'elle, et je m'exprimai dans
les termes suivants : « Madame, je me réjouis en toute humi-
« lité avec Votre Majesté de l'heureuse naissance de votre
« petit-neveu; c'est un nou\'eau serviteur pour vous et pour
(( S. M. le roi. » Elle me répondit qu'elle avait éprouvé un
grand contentement et ajouta : « C'était bien vrai ce que tu
« me disais ces jours-ci qu'ils devaient s'être trompés pour le
<( temps. » Je la remerciai au nom de Votre Altesse sérénissime
de la grâce et de l'honneur qu'elle m'avait faits en me vo3^ant
et en m'écoutant avec tant de bonté; S. M. me répondit sim-
plement d'un sourire et d'un geste gracieux. Il y avait autour
d'elle trois ou quatre princesses qui se tenaient à ses côtés
dans une grande fenêtre. Elle les quittait de temps à autre
pour venir tantôt vers M. de Beaumont *, qui était resté en
compagnie d'un autre cavalier, tantôt vers moi. Chaque fois
I. Fils du premier président de Harlay, ambassadeur en Angleterre,
très en faveur auprès de la reine.
L ETABLISSEMENT DE LA REGENCE.
qu'elle bougeait, je m'approchais d'elle pour Tentretenir
successivement d'affaires différentes.... Sur ces entrefaites
arriva le S'"Concini; il dit je ne sais quoi à l'oreille de S. M.
et tous deux se tournèrent vers moi. La reine me fit signe de
m'approcher et me parla ainsi : « Eh bien ! qui donc le grand-
«. duc enverra-t-il ici comme secrétaire résident? — Celui
u qui plaira à Sa Majesté, répondis-je; car S. A. n'a d'autre
« désir que de complaire à Votre Majesté et sur ce point
« et sur tous les autres et toujours; et je puis lui montrer un
« ordre qui m'est tout récemment arrivé de S. A. et d'après
u lequel je dois, en temps opportun, pressentir Votre Majesté
(( à ce sujet. — Nous aurons à cœur, reprit-elle, de voir
<( arriver le fils aîné de Bartolini, que nous savons très capable,
« très intelligent et doué d'une certaine expérience, puisqu'il
« est depuis assez longtemps déjà en Espagne. Écrivez donc
« dans ce sens et de notre part au grand-duc. » Elle me tint
ce discours en se promenant; et le S"" Concino, dès qu'elle
se mit à parler de cette affaire avec moi, se retira. Je lui
répondis que j'exécuterais immédiatement ses ordres et lui
fis entendre que, sous la réserve de son bon plaisir, et pour
que, dans les circonstances présentes, la place ne restât
point vacante, Votre Altesse sérénissime voulait que je de-
meurasse ici jusqu'après le couronnement du roi, parce que
Votre Altesse désirait me voir assister à cette cérémonie.
« Et la nôtre, reprit sur-le-champ S. M., je voudrais bien que
« tu l'eusses vue, parce que ce fut une des plus belles choses
« que l'on puisse faire en France. » Elle continua ainsi :
« Nous étions placées sur dix-neuf gradins; sur trois degrés
« au-dessous de nous étaient, à droite et à gauche, les prin-
« cesses de France, puis celles du sang et les autres de proche
« en proche, et puis les cardinaux, les évêques, les officiers
« de la couronne et tous les princes du sang. Chacun fit son
« office dans ces cérémonies, les uns pour porter la traîne,
« ceux-ci pour une chose, ceux-là pour une autre — De telle
« sorte, dis-je en interrompant, qu'un aussi merveilleux
4 LA MINORITE DE LOUIS XIII.
« théâtre devait ressembler au paradis avec toute la série des
« chœurs des anges. — Oui, précisément, reprit la reine;
« c'était comme le paradis » ; et, élevant la voix sur ce pro-
pos, elle s'arrêta dans sa promenade pour dire au S' Concino
et à M^"" de Beaumont qui étaient ensemble : « N'est-il pas
« vrai, Messieurs, que la cérémonie de mon couronnement a
« été semblable en beauté à l'ordre divin du paradis? Nous
« disions à l'instant au secrétaire du grand-duc notre frère,
(( qui veut rester pour voir le couronnement du roi, qu'il
« lui aurait fallu voir le nôtre s'il avait voulu avoir du plaisir
a et rester dans l'admiration. » Et les autres, répondant affir-
mativement au dire de S. M., se mirent à décrire en détail la
beauté, magnificence et les merveilles de cette cérémonie;
et moi je dis que, sans aucun doute, j'aurais vu celle-là plus
volontiers qu'une autre, non seulement à cause de ce qu'ils
en racontaient, mais aussi parce que c'était un temps de plus
grande et plus parfaite allégresse qu'aujourd'hui. « Mais il y
« a bien eu, répliqua la reine, trois prodiges qui, à l'heure
'( actuelle, et après coup, me bouleversent encore,, et l'on fit
(( très bien de me cacher le premier, car cènes j'en aurais été
« épouvantée; et ce premier fut que la pierre du sépulcre des
« rois se fendit et s'ouvrit de telle sorte qu'il fallut y mettre
« de la chaux pour la refermer. Voici quel fut le second
« prodige : pendant que nous étions dans ce théâtre, la coû-
te ronne, qui avait été mal placée par les princesses, faillit
« me tomber de la tête, et il s'en manqua de fort peu, et
« nous, vivement, et juste à temps, pûmes la retenir, et en
« la touchant à peine d'une main nous la raff"ermîmes, je ne
c< sais comment, mais de telle sorte qu'elle ne bougea plus
« et qu'elle paraissait comme scellée; le troisième fut Ten-
(( nuyeuse lamentation d'un de ces oiseaux de nuit dont je
« ne me rappelle pas le nom en italien et qui se fit entendre
« toute la nuit; il tournait au-dessus de notre toit, se posant
« tantôt au-dessous d'une chambre, tantôt au-dessous d'une
« autre et même jusque dans nos fenêtres. » La conversa-
is
\
L ETABLISSEMENT DE LA REGENCE. D
tion étant générale au sujet de ces prodiges, on parla beau-
coup plus du second que des autres; et comme S. M. s'éten-
dait complaisamment sur cette action de retenir toute seule
et d'arranger la couronne avec tant de prestesse et de faci-
lité, le S"^ Concino dit à ce propos qu'il avait bien observé
cet accident et qu'il avait vu S. M. retenir la couronne
en un clin d'œil avec ses deux mains et la raffermir d'une
façon vraiment miraculeuse, parce qu'elle était déjà presque
sortie de sa tête. Pour ma part, je ne pus, sur le moment,
me retenir d'exprimer la pensée qui me vint à l'esprit, à
savoir que cela signifiait que, par la mort du roi, la cou-
ronne devait presque choir, mais être bientôt soutenue et
remise solidement en sa place par la prudence et le cou-
rage de la reine. Ce langage plut à tous et S. M. en
témoigna son contentement en me jetant un regard de gra-
titude et d'assentiment. J'ai vu que j'ai également fait beau-
coup de plaisir lorsque, m'apercevant que l'on en revenait
encore à cette cérémonie, je dis avoir appris de bonne
source que, pour la magnificence dans les cérémonies solen-
nelles, les Français l'emportaient sur toutes les autres nations.
Chacun m'approuva; la reine dit que c'était la pure vérité; et
que si, très souvent, les Français paraissaient, dans la plupart
de leurs actions, vivre d'une manière un peu désordonnée,
ils étaient tout à fait remarquables dans les cérémonies de
ce genre; et elle affirma que, dans celle dont il s'agissait, non
seulement l'ordre fut merveilleux, mais qu'il y eut encore une
attention et un silence incroyables. Pendant cette conversa-
tion arrivèrent à quelques intervalles de temps quatre prin-
cesses : Mme de Conti, la fille de M. le duc de Mayenne^
Mme de Bouillon et Mme de Montpensier ; et il y avait aupara-
vant Mme de Mercœur, Mme de Vendôme, Mme de Sully et
Mme d'Elbœuf. Le S' Concino partit et arriva M. le maréchal
de Brissac, qui s'en alla tout de suite, et puis vint Ms"" Bonsi *.
I. Evêque de Béziers, grand aumônier de la reine.
LA MINORITE DE LOUIS XIII.
La reine causait avec les princesses; et comme elles s'étaient
assises près de la porte, de telle manière qu'il fallait, pour
sortir, passer au milieu d'elles et en déranger quelqu'une,
je ne pouvais me décider à m'en aller et je fis bien; car
j'eus l'occasion de m'approcher à plusieurs reprises de
l'oreille de S. M. et de l'entretenir sur différents sujets,
lorsque je voyais que, la conversation languissant avec les
princesses, elle se tournait de notre côté. S. M. était assise
près de la susdite fenêtre qui est située à droite de la porte
d'entrée où se tenaient les princesses; elle était près d'une
petite table, en sorte qu'on pouvait lui parler de près sans
être entendu. Je lui dis principalement que Votre Altesse
sérénissime et Madame ne faisaient, dans toutes leurs
lettres, que recommander au marquis Botti et à moi de
rappeler à S. M. et de dire à M"" Concino, qui pouvait
s'acquitter de ce soin beaucoup plus souvent que nous-
mêmes, qu'EUe eût avant toutes choses à veiller sur sa vie
et sur celle du roi, qu'elle fît la plus grande attention à ceux
qui servaient dans la cuisine ou dans la chambre. Je lui parlai
ensuite des continuelles prières que l'on disait à Florence et
particulièrement à Monte-Senario pour l'âme du roi, pour la
conservation et le bonheur d'elle-même et du roi vivant, et
de tous les autres princes ses enfants, ce qui lui fut particu-
Hèrement agréable. Enfin, je m'enhardis à lui demander s'il
était vrai que l'on dût retarder le couronnement du roi jus-
qu'au carême ; S. M. me dit que non et que le sacre aurait
lieu pour sûr au mois de septembre prochain. Pour ter-
miner, après deux bonnes heures, je me décidai à passer au
milieu de ces princesses et je m'en allai \ »
On peut se faire, par ce récit, une idée de la frivoUté de
cette reine de trente-six ans, mère de six enfants, encore
I. Andréa Cioli au grand-duc, 3i juillet 1610. — La dépêche ne se
termine pas ici. Elle entre encore dans d'autres détails qu'il est
inutile de relever. On ne s'étonnera pas si, écrivant le même jour
au secrétaire d'État Vinta, le prolixe diplomate jette cette exclama-
tion : Tutio hoggi ho scritto et sono stracco.
< /
L ETABLISSEMENT DE LA REGENCE. 7
belle, quoique d'une beauté un peu commune, beaucoup plus
préoccupée de sa personne et de l'effet théâtral à produire
que des lourdes responsabilités dont l'avait accablée le plus
grand des malheurs. Les affaires de la maison dont elle est
issue semblent l'intéresser beaucoup plus vivement que celles
du pays dont elle est devenue la reine et dont le roi main-
tenant régnant est son fils. Le laisser aller, la gaieté même
qui régnent dans les appartements que le souvenir de
Henri IV semble avoir cessé de hanter, ne sont guère de
saison. Enfin, qui voit-on autour d'elle? Ce ne sont pas ses
enfants, ce ne sont pas de graves ministres, des hommes
d'État; c'est un ambassadeur obséquieux et bavard comme
Cioli, un vieux soldat galant, le duc d'Épernon, un prélat
itaUen intrigant, Bonsi, un cercle de princesses et de dames
appartenant aux partis les plus différents et dont la pré-
sence au Louvre sert à masquer les intrigues politiques de
leurs maris, et enfin, se mêlant avec assurance à tout ce
monde, comme un homme qui a pied dans la maison, la
figure de l'aventurier Concini. Marie de Médicis est bien là
dans son véritable cadre. Après Vy avoir placée, nous repre-
nons le fil des événements.
Henri IV fut tué vers quatre heures, le 14 mai 1610 *; à
cinq heures, le gouvernement nouveau fut installé. Le roi
mort avait, à plusieurs reprises, manifesté d'une manière
formelle son intention de déférer la régence à sa femme pen-
dant la campagne qu'il allait entreprendre; et c'est évidem-
ment pour la quaHfier encore plus complètement en vue de
l'exercice de cette fonction, qu'il avait cédé aux instances
de la reine en autorisant ce couronnement à Saint-Denis,
qui lui avait causé tant de tourments et d'appréhensions.
L'établissement d'une régence, entourée des garanties que
la sagesse de Henri IV n'aurait pas manqué d'élever contre
les tendances fâcheuses de sa femme et contre les dangers
'o'
I. B. Zeller, Henri IV et Marie de Médicis, p. 3o{) et suiv.
8 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
que rambition ou le mécontentement des princes du sang
pouvait faire courir à l'Etat, était une nécessité politique iné-
luctable en face des éventualités que pouvait faire craindre
la présence du roi à la tête de ses armées. Ce qui resta des
intentions de Henri IV, ce fut Tidée simple : celle de recon-
naître le droit de sa femme à porter le titre de régente ; ce
qui manqua au nouvel ordre de choses, ce furent les garan-
ties qui, sous la forme d'un testament ou de la constitution
d'un conseil de régence, auraient imposé au gouverne-
ment de la reine mère une direction politique et un per-
sonnel de gouvernement à la hauteur des intérêts si graves
laissés en suspens par la mort du roi de France. Nous ne
croyons pas qu'il ait été nécessaire, et il n'est pas prouvé
que le duc d'Épernon, colonel général de l'infanterie fran-
çaise, témoin des derniers moments de Henri IV, ait été
porter au sein du Parlement réuni dans le couvent des
Augustins, en raison des préparatifs que Ton faisait au Palais
pour l'entrée solennelle de la reine couronnée, les paroles
menaçantes que lui prête son biographe *. Il ressort avec
toute évidence de la relation de Gillot, non moins que du
silence des auteurs contemporains, qu'il faut rejeter au rang
des fables la harangue cavalière du duc d'Épernon pro-
noncée la main sur la garde de l'épée à moitié sortie du
fourreau. S'il tenait l'épée à la main, c'est qu'il était en
train de faire œuvre de soldat : il plaçait et inspectait des
postes. C'est en courant qu'il parut au Parlement vis-à-vis
duquel il s'excusa du reste de son incivilité. Rappelons-
nous qu'il y avait à peine trois quarts d'heure que Henri IV
était mort. Avait-on le temps de faire des cérémonies?
L'épée n'avait pas besoin de sortir du fourreau et tout car-
nage était inutile pour engager des magistrats très jaloux
de maintenir et au besoin d'étendre leurs privilèges, à
donner sur l'heure une interprétation de la tradition consti-
I. Girard, Vie du duc d'Epernon. — D'Arconville, Vie de Marie
de Médicis, t. I, p. 548.
» '.
L ETABLISSEMENT DE LA REGENCE. 9
tutionnelle, qui semblait conforme à la volonté suprême
de Henri IV, mais qui établissait en faveur du Parlement un
précédent destiné à devenir encore plus abusif par la suite,
lorsqu'au lieu de consacrer les volontés supposées, la cour
s'arrogea le droit de casser les volontés testamentaires des
rois défunts, ce qui arriva, comme on le sait, à la mort de
Louis XIII et de Louis XIV. En fait, depuis les origines de
la monarchie capétienne, ce n'était jamais le Parlement qui
avait institué le gouvernement des minorités : suivant les
circonstances, à défaut d'un acte formel émané du roi pré-
cédent, le concert des princes du sang ou l'autorité des
États généraux avait pourvu à l'exercice du pouvoir. L'inno-
vation qui fut proposée au Parlement était faite pour
flatter les prétentions de ce corps ambitieux qui, en raison
de sa composition, dans laquelle entraient des princes, des
ducs et pairs, des prélats et conseillers d'Église et enfin
des conseillers laïques, élite de la bourgeoisie, aimait à se
faire considérer comme une représentation permanente et
supérieure des trois ordres de la nation. Le rôle qu'avait
à jouer d'Épernon fut beaucoup moins mélodramatique et
arrogant qu'on ne le représente habituellement, et il faut
s'en tenir sur ce point au témoignage très précis d'un des
hommes qui s'employèrent le plus activement à prévenir
tout désordre et à ramener le calme dans Paris, au moment
de la mort de Henri IV : « M. d'Épernon, dit Bassompierre
dans ses Mémoires, quy, après avoir mis l'ordre nécessaire
aux gardes françaises devant le Louvre, estoit venu baiser la
main du roy et de la reine sa^mère, fut envoyé par elle au
Parlement, représenter que la reine avoit des lettres de
régence expédiées du feu roy quy pensoit partir pour aller
en AUemaigne ; que son intention avoit une autre fois esté,
lorsqu'il fut sy mal à Fontainebleau \ de la déclarer régente
après sa mort; qu'il lui appartenoyt plus tost qu'à tout autre;
I. Voir, pour la contirmation de ce détail, B. Zeller, Henri IV et
Marie de Médicis, p. i8o.
10 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
que Turgence de l'affaire présente requeroit d'y pourvoir
promptement, et qu'il estoit du bien de Testât qu'ils en déli-
bérassent promptement, ce qu'ils firent, et la déclarèrent
régente de France pendant la minorité du Roy *. » L'illustre
président Harlay, malade de la goutte, s'était fait transporter
aux Augustins et c'est sous sa présidence que fut rédigé
l'arrêt qui non seulement conférait la régence à Marie de
Médicis, « pour avoir l'administration du royaume pendant
le bas âge dudit Seigneur son fils », mais qui constituait son
pouvoir absolu en ajoutant que c'était « avec toute-puis-
sance et autorité » '.
Le lendemain 15 mai, ces dispositions prises avec autant
de sûreté que de hâte en vue d'empêcher, suivant l'expres-
sion de Richelieu, « que l'on aperçût un seul moment d'in-
terruption dans Tautorité royale ^ », reçurent la sanction de
celui qui s'appelait désormais Louis XIIL L'enfant, ainsi que
ses frères et sœurs arrivés tout récemment de Saint-Germain
pour la cérémonie du couronnement, avait laissé couler
d'abondantes larmes quand on lui apprit que, à neuf ans, la
mort de son père faisait de lui le roi de France *. Il s'écria
ensuite, au dire du médecin Héroard : « Ha! si je y eusse
été avec mon épée, je l'eusse tué ». Puis il dit qu'il ne vou-
drait pas être roi, qu'il aimerait mieux que ce fût son frère
le duc d'Orléans, parce qu'il avait peur d'être tué, comme
son père. Cette appréhension le poursuit; il demande à son
gouverneur, M. de Souvré, de coucher avec lui, car il a
peur des songes ^. Le lendemain, le petit roi, réveillé à
six heures et demie, ne sort pas du cauchemar qui l'oppresse,
et qui l'obsédera encore longtemps ^ lorsque après l'avoir
1. Bassompierre, Mémoires, t. I, p. 278. — Richelieu, Mémoires,
p. 20. — L'EsToiLE, Mémoires, t. X, p. 220, 221.
2. Mercure françois, t. I, p. 425 et suiv. — Recueil de pièces, 1. 1, p. i.
3. Richelieu, Mémoires, p. 20.
4. Scip. Ammirato, 19 juin 161 o.
5. Héroard, t. I, p. 436.
6. Le jeune roi paraît, en effet, être resté de longs jours sous cette
impression d'étonnement, de terreur et de regret. Héroard nous
l'établissement de la régence. I I
mené à la messe et monté sur une petite haquenée blanche,
on le conduit par le Pont-Neuf au couvent des Augustins.
Il était accompagné d'un grand nombre de princes, ducs,
pairs, seigneurs,, gentilshommes et officiers de la couronne,
tant ecclésiastiques que laïques \ Le peuple criant sur son
passage : « Vive le Roi ! » il se retourna vers un des siens et lui
demanda : « Qui donc est le roi ^ ? » Arrivé dans la salle où
était réuni le Parlement, Louis XIII séant en son lit de jus-
tice entendit sa mère, qui était arrivée de son côté en grand
deuil et voilée d'un crêpe, le recommander aux soins de la
cour; puis il débita, non sans présence d'esprit, la courte et
simple harangue dont le texte écrit lui avait été remis par
M. de Souvré ^ : « Messieurs, dit-il, il a plu à Dieu appeler
à soi notre bon roi,* mon seigneur et père. Je suis demeuré
votre roi, comme son fils, par les lois du royaume. J'espère
que Dieu me fera la grâce d'imiter ses vertus et suivre les
bons conseils de mes bons serviteurs ainsi que vous dira
M. le Chancelier. » L'arrêt de la veille fut solennelle-
ment confirmé \ Le premier président, l'avocat général
rapporte que le lundi 17 mai, sa nourrice, qui avait couché à côté
de son lit, lui demanda ce qu'il avait à rêver- H répondit : « C'est que
je songeais »; puis demeura longtemps pensif. Sa nourrice lui dit:
« Mais que rêvez-vous.''» Il répondit : « Dondon, c'est que je voudrais
bien que le roi mon père eût vécu encore vingt ans. Ha! le méchant
qui l'a tué! » La veille il avait dit à sa gouvernante, Mme de Mont-
glat : « Mamanga, je voudrais bien n'être pas sitôt roi et que le roi
mon père fût encore en vie » (t. Il, p. 4). Le secrétaire Ammirato
confirme ces indications : « L.e roi a dit en plusieurs occasions qu'il
ne voudrait pas encore être roi, et qu'il voudrait que son père eût
encore vécu cent ans ». (ig juin 1610. Ap. Ab. Desjardins, t. V, p. 636.)
On lit aussi dans L'Estoile à la date du 17 mai 161 o : « Le roy songea
ceste nuict qu'on le vouloit assassiner; si que, pour Tasseurer et
relever de ceste peine, on fust contraint de le transporter de son lit
en celui de la reine. « Gardez-moi bien, disait-il ordinairement à ses
« gardes, de peur qu'on ne me tue comme on a fait du feu Roy mon
« père. )' (T. X, p. 247.)
1. L'Estoile, t. X, p. 235.
2. Scip. Ammirato, 19 juin 1610.
3. HÉROARD, t. II, p. 2.
4. Mercure françois, t. I, p. 426 et suiv. — Recueil de pièces, t. I,
p. 2. — Cf. Arrestz. (V'^oir noire bibliographie à l'article Anonymes.)
12 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
Serviii et le chancelier Brûlart de Sillery firent assaut d'élo-
quence et d'érudition, tandis qu'au sein de rassemblée l'esprit
d'union et de concorde qui, depuis la catastrophe de la veille,
semblait avoir pénétré tous les cœurs, poussait dans les bras
Tun de l'autre le maréchal de Brissac et Mayenne, qui ne
s'étaient point parlé depuis la reddition de Paris, d'Épernon
et Sully qui avaient toujours vécu en mauvaise intelligence,
et dictait au duc de Guise de hautes et solennelles protesta-
tions de sa sincère affection au bien de l'État et de la cou-
ronne, dont le premier président prit acte avec sa gravité
accoutumée '. Le roi se rendit ensuite à Notre-Dame. « Il
n'apparaît, écrit l'ambassadeur vénitien Foscarini, aucune
trace de division parmi les grands; tout au contraire, par la
grâce de Dieu, ils s'empressent à l'envi au service du roi;
par toutes les rues où il passe, il entend les souhaits de lon-
gue vie et de prospérité que font retentir autour de lui l'ac-
clamation et la voix du peuple.... » (20 mai 1610.)
L'affaire si prestement enlevée de la constitution du gou-
vernement nouveau n'était pas un coup de main d'hommes
d'épée, mais l'œuvre d'hommes de gouvernement. Vil-
leroy, Jeannin et Sillery y eurent la part principale. Il n'y
avait eu à redouter que l'opposition des princes du sang;
mais les deux plus en vue, Henri de Bourbon, prince de
Condé, et Charles de Bourbon, comte de Soissons, étaient
absents ; le premier avait soustrait sa femme aux galanteries
de Henri IV, en s'enfuyant avec elle en Belgique; le second,
mécontent que Henri IV n'eût point permis à sa femme,
l'orgueilleuse Anne de Montaffier ^, de porter au couronne-
ment de la reine un manteau semé de fleurs de lis, s'était
retiré dans ses terres. Chacun des deux princes paya cher
son coup de tête. L'ambition, l'avidité, la jalousie les ren-
I. L'ESTOILE, t. X, p. 236.
!2. Andréa Cioli, qui alla lui faire visite quelque temps après son
arrivée en cour, dépeint ainsi son attitude : A similitudine del marito
se lie stette qiianto a gesti, in gravita grande, ma, quanto aile parole,
si porto molto cortesamente. \b juin lôio.
l'établissement de la régence. I 3
daient redoutables; c'est pour les réduire à l'impuissance
que les ministres avaient, avec tant de résolution, précipité
les événements : « M' le Prince hors du royaume, M' le
Comte hors de la cour mécontent, le prince de Conti, seul
présent, mais comme absent, par sa surdité et par l'inca-
pacité de son esprit, qui était connue de tout le monde, on
n'avait pu faire, dit Richelieu, autre chose que ce qui s'était
fait, étant impossible d'attendre le retour de ces princes sans
un aussi manifeste péril pour l'Etat que celui d'un vaisseau
qui serait longtemps à la mer sans gouvernail ' ».
Le prince de Condé, porté par sa mauvaise humeur jus-
qu'à Milan, était trop loin pour ne pas accepter le fait
accompli; mais Soissons ne perdit pas de temps pour essayer
de tirer parti de la situation. Un jour de retard de la part
des ministres restés au timon des affaires aurait suffi à tout
compromettre. Soissons arriva moins de trois jours après la
mort de Henri IV; mais tout était terminé sans lui. Il fut
quelques jours à se remettre de ce coup; mais ce chef d'une
branche cadette de la famille royale, qui avait mal servi
Henri IV, pendant qu'il recouvrait son royaume, et auquel
Henri IV avait refusé la main de sa sœur Catherine, voulut
se faire payer grassement son adhésion au nouvel ordre de
choses et son désistement de prétentions insoutenables à la
régence. Il fallut bientôt compter avec lui. « Le comte de Sois-
sons, écrit l'ambassadeur Matteo Botti, aussitôt après son arri-
vée, est allé rendre ses devoirs d'obéissance au nouveau roi
et à la reine. Il a déclaré avec un flot de paroles et de larmes
qu'il voulait toujours les servir et qu'il répandrait s'il le fal-
lait jusqu'à la dernière petite goutte de son sang pour la con-
servation de Sa Majesté". Mais peu après, poussé par d'autres
ou obéissant à son propre naturel, il s'est démasqué et a
dit à la reine qu'il voulait être fait lieutenant général du roi
par toute la France, et, pour corroborer sa prétention, il a
1. Richelieu, Mémoires, p. 21.
2. Cf. L'EsToiLE, t. X, p. 242.
T_j. LA MINORITE DE LOUIS XIII.
cité l'exemple du roi Antoine de Navarre *, qui au temps de
la reine mère Catherine, eut, disait-il, le même rang; mais il
ne paraît point que cela soit écrit en aucun endroit". — Sur
ce, la reine, qui est maîtresse absolue, et qui n'a pas besoin
de surintendants, lui a répondu qu'il eût à s'enlever cette
fantaisie de la tête, parce qu'elle veut être la maîtresse et
qu'elle ne veut pas devenir Mme de Montglat ^, qui a
seulement à s'occuper de la personne du présent roi ; qu'au
surplus, s'il veut s'abstenir de ces vaines prétentions, S. M.
le fera la première personne du royaume après elle; on lui
fera part de tout et il aura les premières charges. Le ton
résolu de la reine et les conseils des serviteurs de S. M.
l'ont amené à renoncer à ses visées; et il a dit à la reine
qu'il fera tout ce qu'elle voudra et s'en trouvera satisfait ^. »
L'ambassadeur vénitien, qui complète ces détails en disant
que le prince éprouva en somme une mortification, « resta
moriificato », nous montre la reine mettant le doigt sur le
point faible des prétentions du comte de Soissons lors-
qu'elle lui fit observer qu'il n'était que le troisième prince
1. Le père de Elenri IV.
2. L'ambassadeur ne paraît pas être très au courant ni des usages
constitutionnels, ni de Thistoire de France. D'après les anciennes lois
et coutumes du royaume, le droit des princes du sang à la direction
des affaires était incontestable; c'est par suite d'un accord survenu,
avant la mort de François II, entre Catherine de Médicis et Antoine
de Bourbon, que celui-ci se contenta d'être déclaré lieutenant général
et, comme tel, de représenter la personne du roi dans les pays de
son obéissance. Ce point de droit et les tempéraments qu'une habile
politique sut y apporter sont établis dans une lettre de Catherine de
Médicis à sa fille la reine Isabelle d'Espagne : « Encore, dit-elle, que
je suis contrainte d'avoir le roi de Navarre auprès de moi, d'autant
que les lois de ce royaume le portent ainsi, quand le roi est en bas
âge, que les princes du sang soient auprès de la mère, il m'est très
obéissant et n'a nul commandement que celui que je lui permets ».
19 décembre i56o. Lettres de Catherine de Médicis^ publiées par H. de
la Ferrière.
3. Françoise de Longuejoue, veuve de Pierre de Foissy et remariée
à Robert de Harlay, baron de Montglat, premier maître d'hôtel du
roi, « homme v. oient et fâcheux, dit L'Estoile, et sa femme encore
plus », était gouvernante de Louis XIII.
4. Matteo Botti, 3 juin 16 10. Ap. Ab. Desjardins, t. V, p. (324.
l'établissement de la régence. I 5
du sang '. Condé était en effet le chef de la branche aînée
de sa famille; et Soissons n'était lui-même que le cadet de
Conti.
Matteo Botti a bien raison de suspecter la sincérité
des sentiments exprimés en dernier lieu par le comte de
Soissons : « Si Ton considère Thumeur de ce prince, dit-il,
la reine aura fort à faire pour le maintenir eu état de con-
tentement ».
Il cherche en effet, sans tarder, à se rattraper en détail
de sa déconvenue sur l'étendue de ses exigences. L'idée de
la reine mère était de percevoir et de partager entre Sois-
sons. Souvré et Concini le don de joyeux avènement; on
estimait à 400 000 écus la somme à lever. Le comte réclama
le tout, pour payer ses dettes, qui étaient considérables. La
reine régente repoussa encore cette prétention du comte de
Soissons ■; mais il déclara ne point se contenter, à moins
d'être nommé chef du conseil, et gouverneur de la Nor-
mandie, et d'obtenir en outre une somme de 200 000 écus
comptant. On peut concevoir l'embarras de Marie de
Médicis : d'une part elle désirait justifier Topinion que se
faisaient d'elle ceux qui pensaient que l'art de gouverner
consiste à satisfaire tout le monde. « La reine régente gou-
verne en vérité toutes choses d'une façon exquise, écrit Scip.
Ammirato; et Ton peut dire qu'elle fait des miracles pour
contenter un chacun \ » D'autre part, la régente sentait la
nécessité de donner à son pouvoir si récemment établi, si
discutable pour quelques-uns, les apparences de la fermeté.
Le gouverneur de Lyon, M. d'Alincourt, fils de Villeroy,
disait à l'ambassadeur florentin Andréa Cioli, alors en route
vers Paris : « La reine est devenue toute différente de ce
qu'elle était; elle paraît bien être le roi. Elle est pleine de
gravité, elle s'occupe perpétuellement des affaires, donne des
1. Ambass. vénit. Foscarini, 2 juin 1610.
2. Matteo Botti, ibidem.
'5. Scip. Ammirato, 25 mai iGio.
l6 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
audiences, et elle a tout de suite fermé Tentrée à toute pré-
tention des princes '. » Il n'était pas possible de suivre à la
fois ces deux lignes de conduite si opposées. Marie de Médicis
crut trouver un moyen terme; elle résolut de donner d'am-
ples satisfactions au comte de Soissons. Elle annonça qu'elle
lui accorderait le gouvernement de la Normandie, celui
du Dauphiné pour son fils, 15 000 écus d'accroissement
de pension et une somme suffisante pour payer ses dettes '.
La régente croyait s'attacher ainsi le comte, se faire de lui un
appui contre les prétentions des autres grands, contre celles
principalement du prince réfugié à Milan; elle avait pensé
faire passer sous le couvert de ses largesses vis-à-vis de lui
les prodigalités dont elle allait ' combler les gens de son
entourage familier. On verra combien cette politique à
courte vue lui réservait de déceptions. Pour le moment elle
eut comme résultat immédiat de mettre fin à la trêve qui
s'était jusqu'alors imposée aux inimitiés et aux rivalités
de cour. La concession du gouvernement de la Normandie
au comte de Soissons avait une gravité particulière : sui-
vant une vieille tradition, il avait été dévolu pendant le
règne de Henri IV au dauphin; l'avènement de Louis XIII
le rendit vacant. De là des compétitions dont la régente pou-
vait se tirer adroitement en reportant sur son second fils,
alors héritier présomptif de la couronne, les anciens droits
du nouveau roi. Son imprudence faillit amener des scènes
violentes dans le Louvre même. Le frère aîné de Soissons,
Conti, avait demandé le premier ce gouvernement; quand
il le vit sur le point de passer à son remuant cadet, il entra
en fureur; son beau-frère et ami le duc de Guise prit fait
et cause pour lui. La maison de Lorraine s'était particuliè-
rement distinguée par ses manifestations de dévouement au
nouvel état de choses. Pendant que le duc de Bouillon,
Henri de la Tour d'Auvergne, se rendait à Paris avec une
1. Andréa Cioli, 7 juin 1610.
2. Ambass. vénit., 21 juin 16 10.
'7
grande suite de noblesse pour offrir ses services à la Reine,
le duc de Vaudemont y arrivait de son côté, et annonçait
que le duc son frère comptait se rendre à la cérémonie du
sacre. Ce prince fréquentait assidûment le Louvre, toujours
suivi de quelques princes, et l'on y remarquait presque con-
stamment le duc de Guise *. L'importance politique de ce
dernier était beaucoup plus grande que celle de Conti; aussi
la reine chercha-t-elle, à force de promesses, à Tapaiser et à
l'engager à calmer son beau-frère. Guise affecta de ne vouloir
rien entendre et de persister dans une colère que partageait
avec lui toute la maison de Lorraine. La reine dut mettre
la garde sous les armes pour éviter tout éclat fâcheux dans
sa demeure. On vit un jour plus de cinq cents gentils-
hommes à la fois dans le Louvre. Aux observations qui lui
furent faites sur les inconvénients d'un pareil rassemble-
ment, Marie de Médicis répondit qu'on pourrait, avec le
temps, porter remède à cec état de choses; que pour le
moment, elle ne croyait pas qu'il y eût grand danger, car
il y avait 4 000 soldats de garde ^
Soissons se faisait encore d'autres ennemis que les Guises.
Le maréchal de Fervaques, lieutenant général en Norman-
die, et qui commandait en chef dans la province, protesta
contre le choix de la régente. Il dut se soumettre, mais en
maugréant ^ Le comte n'avait plus aucun ménagement
pour les vieux serviteurs de la couronne. Affectant de vou-
loir prendre la haute main dans le gouvernement, il avait
voulu empêcher le maréchal de la Châtre d'être appelé au
conseil; celui-ci se fâcha, eut une altercation avec Soissons et
finit par déclarer que, si le comte avait pu, pour une heure
seulement, déposer la qualité de prince du sang, il lui
aurait parlé d'une autre façon \ Ainsi toutes les passions
1. Matteo Botti, 3 juin 1610.
2. Matteo Botti, 19 juin 1610.
3. PoNTCHARTRAiN, p. 3oi. — Andréa Cioli, 19 juin 1610.
4. Matteo Botti, 16 juin 1610.
l8 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
commençaient à se déchaîner; car la reine découvrait déjà
ses faiblesses de femme frivole et vaniteuse, hésitante à la
fois et entêtée, plus soucieuse de conserver le pouvoir par
tous les moyens que de l'exercer avec honneur et fermeté.
Elle s'aperçut bientôt qu'il n'est pas possible de s'arrêter
dans la voie des concessions imprudentes. A peine en pos-
session du gouvernement de la Normandie, le comte de Sois-
sons se mit en tête d'y changer les gouverneurs des places
et d'en mettre d'autres à sa dévotion. La reine opposa à
cette nouvelle prétention une vive résistance. « Elle voulait
imiter, écrit Andréa Cioli, le style de son mari, qui donna
au même Soissons le gouvernement du Dauphiné, mais en
y mettant un lieutenant sur lequel le comte ne pouvait et
n'a, en effet, jamais pu compter; et au duc de Guise il avait
donné pareillement le gouvernement de la Provence; mais
les gouverneurs des places l'y ont fort peu reconnu comme
leur supérieur. Si la reine persiste dans ses intentions, on
pourra revenir sur le blâme que jettent sur elle bien des
gens pour avoir accordé le susdit gouvernement de Nor-
mandie à Soissons, faute dont presque tout le monde fait
remonter la responsabilité à Concino \ »
Au bout de six semaines, on ne pouvait plus faire aucun
fonds sur l'aptitude de la reine régente à opposer une résis-
tance sérieuse aux assauts répétés dont elle était l'objet de
la part des princes. Et le premier d'entre eux, Condé, n'était
pas de retour! Le conflit des intérêts qui s'agitaient autour
de Marie de Médicis, l'absence d'une main capable de tenir
en bride les audacieux autorisaient les fâcheuses prévisions
dont Matteo Botti fait part à sa cour dans la dépêche du
30 juin 16 10 : « On ne sait trop encore, dit-il, quelle tour-
nure prendront les affaires de ce royaume. L'on tient cepen-
dant pour assuré, que toutes les cités et tous les Parlements,
et tout le peuple sont tellement fatigués de la guerre civile,
I. Andréa Cioli, 26 juin 1610.
l'établissement de la régence. 19
et désireux du repos que, n'étaient les hérétiques, lesquels
vivent dans le soupçon et la crainte, il ne resterait à aucun
de ces princes assez de puissance pour être bien redou-
tables , à moins d'être énergiquement appuyés par des
princes étrangers, ou de se liguer un grand nombre d'entre
eux ensemble. Avec tout cela, ils ne laissent pas d'avoir
tous des prétentions véritablement déshonnêtes et une si
incroyable arrogance à les faire valoir, qu'on n'a ici aucune
assurance de n'avoir point à rompre avec quelqu'un d'entre
eux ou de ne pas avoir quelque jour à faire face à un sou-
lèvement de mécontents \ Pour le moment, il n'a pas suffi
au comte de Soissons d'avoir le gouvernement de la Nor-
mandie, contre l'opinion de la majeure partie de ceux qui
aiment le service de la reine et du royaume, et malgré la
conséquence de tant d'autres inconvénients; il a encore été
nécessaire de lui donner cinquante mille écus, et Dieu
veuille que cela suffise! Le prince de Conti, qui est sourd
et bègue, on le tient en repos, en lui faisant croire que le
gouvernement de la Normandie n'a pas été enlevé au duc
d'Orléans et donné à Soissons; mais on ne peut beaucoup
tarder à lui accorder le gouvernement de Lyon ou quelque
autre semblable, et de l'argent en quantité. Le ducdeNevers
a off"ert à la reine son gouvernement de Champagne pour
donner satisfaction à quelqu'un de ces impertinents; mais
S. M. n'a pas voulu l'accepter. Loin de là, elle a envoyé
hier le président Jeannin lui demander ce qu'il désirait
d'elle. Mais Son Excellence lui a répondu qu'il ne désirait
que sa bonne grâce. Ce n'est point ce qu'a fait d'Epernon,
qui a retiré de Metz un gouverneur mis là par le roi, et
qui l'a remplacé par un autre dépendant de lui; il en a fait
de même à l'égard du commandant de la forteresse de cette
I. Cf., dans notre appendice, la longue dépêche de Cioli en date
du i3 juillet 1610. La situation de la France y est examinée en
détail; le désir universel de la paix dans les trois ordres, l'esprit tur-
bulent des princes, la lourdeur des impôts, les déprédations des gens
de justice y sont l'objet d'intéressants développements.
20 LA MINORITE DE LOUIS XIII.
ville, et, de plus, prétend, comme les hauts princes, disposer
de tous les offices relevant de sa charge, ce qui serait, s'ils
l'obtenaient, une notable diminution de l'autorité et de la
puissance de la reine. »
Le bon cardinal de Joyeuse, qui s'emplo3'ait avec zèle
dans un rôle ingrat, devait avoir fort à faire pour tempérer
toutes ces prétentions, « s'affatica assai in iemperar le pre-
tensîoni di tutti ».
II
LA REINE. - LE GOUVERNEMENT. — LES JESUITES
OBSÈQUES DE HENRI IV
Dans sa conduite personnelle, Marie de Médicis si conforme pen-
dant quelque temps aux sentiments de son mari. — Pardon
accordé à la marquise de Verneuil. — Le comte d'Auvergne main-
tenu à la Bastille. — • La reine se montre cependant impitoyable
pour quelques personnes compromises dans les dernières galan-
teries de Henri IV. — Faveur du médecin Durer. — Comment
fonctionne le gouvernement. — Conseil d'État. — Conseil étroit. —
Influence prépondérante du conseil intime. — Position délicate des
anciens ministres et surtout de Villeroy. — Jugement et supplice
de Ravaillac. — Négligences commises dans l'information dirigée
par le chancelier Brùlart. — Affaire du prévôt des maréchaux de
Pithiviers. — Déchaînement de Topinion contre les Jésuites. —
Prédications contre eux dans les paroisses de Paris. — La reine
les favorise. — Elle leur laisse emporter le cœur de Henri IV à la
Flèche. — Censure de la Sorbonne et arrêts du Parlement contre
le De rege et régis institutione. — La reine adresse une réprimande
au Parlement. — Paroles et desseins coupables à rencontre du
jeune roi Louis XIII. — Garde spéciale créée pour la reine. — Funé-
railles de Henri IV précédées de celles de Henri III, i*"" juillet 1610.
Pendant les premiers jours de son gouvernement, Marie
de Médicis parut encore toute pleine du souvenir de
Henri IV et disposée à conformer sa conduite non seule-
ment aux volontés, mais aux sentiments mêmes du roi défunt.
La mère du prince de Condé, Henri II de Bourbon, la trop
célèbre Charlotte de la Trémouille, accusée, sous le règne
de Henri III, d'avoir empoisonné son mari, le fils du vaincu
22 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
et du mort de Jarnac, et retenue de ce chef dans une longue
prison préventive que Henri IV avait fait cesser, ayant sup-
plié la reine régente de laisser rentrer le fugitif en France \
Marie de Médicis répondit qu'elle ne pouvait pas l'empêcher
de revenir, mais qu'elle n'avait aucune raison pour le voir
d'un bon œil. Elle semblait ainsi relever pour son propre
compte les griefs de Henri IV, alors qu'elle devait surtout
redouter les entreprises d'un esprit turbulent et ambitieux et
l'insatiable avidité d'un prince à demi ruiné. Par contre, la
jeune princesse de Condé recevait de la régente une lettre
affectueuse qui semblait l'absoudre des funestes coquetteries
auxquelles était dû son enlèvement par un époux récalci-
trant aux caprices d'un roi ridiculement amoureux. D'un
autre côté, la marquise de Verneuil, la vindicative et dan-
gereuse maîtresse du défunt, ayant fait demander, non sans
une ironie fielleuse, si elle était en sûreté en France, la
reine répondit que oui, et qu'elle serait même bien vue; car
la veuve de Henri IV « entendait toujours faire estime de
toutes les choses que son mari avait aimées ». Si le conné-
table de Montmorency obtenait la permission de visiter à la
Bastille * son gendre le comte d'Auvergne , ancien associé
de la marquise dans ses complots contre le roi, la reine et
leurs enfants, Marie de Médicis refusait cependant énergi-
quement de donner aux parents du prisonnier l'espoir d'un
élargissement prochain. En effet le connétable, l'amiral,
Mme d'Angoulême, la comtesse d'Auvergne et son fils
ayant imploré la clémence de la régente, elle répondit
qu'elle désirait n'entendre traiter ce sujet qu'après le sacre
du jeune roi. Montmorency furieux ne parlait de rien
moins que de quitter le Louvre ". Les rigueurs de la prison
s'adoucissaient cependant, à certains égards, en faveur des
1. L'EsTOiLE, t. X, p. 279.
2. Pour ce détail et ceux qui précèdent : ambass. vénit. Antonio
Foscarini, 2 juin 1610.
3. Scip. Ammirato, 24 juin. — Matteo Boiti, 3o juin 1610.
LA REINE. — LE GOUVERNEMENT. 2 3
deux époux dont la séparation irritait à ce point le cœur du
père et du beau-père. Andréa Cioli nous rapporte en effet
que, dans sa tournée officielle, après avoir successivement
fait visite, au nom de la grande-duchesse, à la comtesse de
Soissons, à Mme d'Angoulême, à Mme de Montpensier,
à Mme de Sully, et, au nom du grand-duc, au marquis de
Tresnel, au premier président de Harlay, au maréchal de
Bouillon, après avoir porté àl'évêque de Paris une lettre de
son souverain et obtenu une audience du président Jeannin,
il se présenta chez la comtesse d'Auvergne; mais elle était
absente *. «Je lui ai cependant, ajoute-t-il, fait ma visite, on
peut bien le dire; car, ayant été, sous l'escorte d'un laquais
de sa maison, la trouver à la Bastille, où elle doit se tenir
la plupart du temps avec son mari, je n'ai pu la voir, il est
vrai, parce qu'elle était toute déshabillée, à ce qu'est venu
me dire, avec force excuses, une de ses demoiselles ; mais
il a été convenu que je reviendrai jeudi matin; car demain,
m'a-t-elle fait dire, elle doit aller à Saint-Denis ^ »
Ce n'est pas, on le voit, sans difficulté, ni sans quelques
réserves que la régente se défendait de céder aux ressen-
timents qu'avait pu lui laisser la conduite parfois si cou-
pable de Henri IV. En France, elle était tenue à certains
ménagements vis-à-vis de l'opinion publique restée favo-
rable à la mémoire du roi mort et indulgente à ses fai-
blesses. Vis-à-vis de ses parents de Toscane, elle se contraint
moins; ses véritables sentiments apparaissent dans la ma-
nière impitoyable dont elle entend traiter les sujets de sa
maison qui se sont compromis dans les intrigues amou-
reuses de Henri IV. Un nommé Luigi Bracci était depuis
plusieurs années détenu par son ordre dans les prisons du
grand-duc pour cause d'intelligence trop étroite avec la
marquise de Verneuil ^; à plusieurs reprises le malheureux
1. Andréa Cioli, 21 juin 1610.
2. Pour les obsèques du roi. Andréa Cioli, 22 juin 1610.
3. Voir B. Zelle», Henri IV et Marie de Médicis^ p. ibz et suiv.
24 LA MINORITE DE LOUIS XIII.
implore sans succès la clémence de la reine; cet ancien
ennemi n'était cependant plus dangereux. La reine se mon-
tra également très dure vis-à-vis d'une jeune fille de Flo-
rence qui avait joué un rôle équivoque et obscur dans une
des dernières histoires galantes dont Henri IV avait donné
le spectacle à sa cour. C'est ce que nous pouvons inférer de
cette énigmatique dépêche de Scip. Ammirato : «J'ai parlé,
écrit-il, à l'illustrissime Mme Concini de cette dame Ricasola;
je lui ai dit toutes les recommandations qu'adresse en sa
faveur à la reine Madame sérénissime; je lui ai dit que
S. A. apprendrait volontiers qu'elle, Mme Concini,
voulût bien s'intéresser aussi à cette cause. Elle m'a ré-
pondu que la reine doit faire écrire à la mère de cette per-
sonne, en partie sous l'influence de la colère qu'elle a
éprouvée à l'occasion de cette autre dame qui est sortie du
palais', que le roi était devenu amoureux de sa fille; il est
probable que la Ricasola s'est simplement entremise entre
le roi et cette dame, sans s'être mise en avant elle-même.
Avec tout cela, a ajouté Mme Concini, on cherche à la
marier et il est à croire qu'on n'aura pas à la renvoyer à
Florence. C'est ce que m'a confirmé ensuite la pauvre
enfant elle-même, en me disant qu'elle ne veut y retour-
I. Il y a évidemment un rapport étroit entre l'histoire de la demoi-
selle Ricasola et les faits suivants, qui sont relatés dans les Princi-
paux Sujets de la mauvaise intelligence d'entre le feu Roi Henri IV et
de la Reyyie mère du Roy, tirés des Af" de Be'thune 8 g44. Bibl. du
roi. (Ap. d'Arconville, t. I, p. 327.) Voici ce qu'on y lit : « Sur le
sujet de Tamour de Fontlebon, qui suivit après l'amour que le Roy
eut pour madame la princesse, il est certain que, comme la Reyne
faisoit plus la farouche que jamais, disant que, pour le dehors de sa
maison, avec grand'peine elle prenoit patience, mais que, pour le
dedans, elle mourroit plutost que de le souffrir, sur quoy elle se
résolut de la faire sortir de sa maison et de la court, par le moyen
d'un, auquel elle se confia par la voie de la feue marquise de Guer-
cheville, pour faire venir sa mère et luy faire entendre que, si elle
n'emmenoit sa tille, elle les ruineroit toutes deux, ce qu'étant sur
l'exécution, le roi partit de colère, et, de Paris, alla à Fontainebleau,
et lui manda par le comte de Grandmont que si elle faisoit sortir
F'ontlebon de la court, il la feroit sortir aussi, et la renvoyeroit en
Italie avec son Conchine. »
LA REINE. — LE GOUVERNEMENT. 2 5
ner pour rien au monde, et qu'elle aime mieux se faire
religieuse \ »
Cette dure extrémité fut évitée à la jeune fille, car c'est
évidemment elle dont parle Héroard dans le passage suivant :
« Le roi va chez la reine, le soir à six heures et demie;
Mlle Ricassa, l'une des filles itaUennes de la reine, fut
fiancée au sieur de Saint-Germain d'Apchon. Jeudi lo fé-
vrier 1611. » Si la reine finit par se radoucir et même par
trouver un mari à la pauvre enfant, on voit qu'au commen-
cement de son pouvoir, ce n'est point à l'égard des faibles
et de ses nationaux que la régente se montrait indulgente
et généreuse.
Ce que Ton put reprocher de plus grave à la régente
comme manque d'égard pour la mémoire de Henri IV, c'est
que le roi n'eut pas plus tôt la bouche fermée, qu'elle en-
voya chercher le médecin Duret, qui était l'homme du
monde que son mari aimait le moins. « Parmi les fautes que
l'on a faites jusqu'à présent, écrit Andréa Cioli, il faut
compter, outre la concession du gouvernement de la Nor-
mandie donné à Soissons, le fait que la reine, aussitôt après
la mort du roi, a pris pour médecin favori ce Duret; car,
lorsque partit Guidi, il fut question de donner cette place à
Duret. Le roi, l'ayant appris, dit immédiatement au sei-
gneur Concino : « Nous entendons dire que ma femme a eu
« idée de prendre pour médecin le Duret. Dites-lui qu'elle
« n'en fasse rien ; car nous le ferions mettre dehors par la
« fenêtre ^ » Duret devait rentrer au Louvre par la grande
porte, pas pour longtemps, il est vrai.
A considérer toutes ces faiblesses, ces variations et ces
contradictions en face des questions politiques aussi bien
que de celles qui intéressaient plus personnellement la reine,
il paraît évident que la direction des aff"aires n'obéissait pas
à une impulsion ferme et raisonnée. Il ne suffisait pas, à
1. Scip. Ammirato, 2-12 juin 1610,
2, Andréa Cioli, 2 juillet 1610. — Cf. L'Estoile, t. X, p. 22c.
20 LA MINORITE DE LOUIS XIII.
ce point de vue, que Ton eût institué une régence; il aurait
fallu organiser un gouvernement, ou, mieux encore, laisser
faire les vieux, expérimentés et prudents ministres de
Henri IV. Mais la reine était déjà circonvenue par une
funeste coterie qui battait en brèche Finfluence de ces der-
niers. On monta bientôt de tous côtés à l'assaut du pouvoir.
L'apparence d'un gouvernement normal subsiste cependant
encore : « La reine, écrit le secrétaire Ammirato, n'a pas une
heure de repos; car, outre le conseil d'État, qui a lieu trois
fois par semaine, le mardi, le samedi et le jeudi, et auquel
elle assiste toujours, il y a encore ceux de la guerre et des
finances, où elle se trouve aussi quelquefois. Et le matin,
elle est à peine levée, que sont déjà auprès d'elle les princes
et les ministres. En somme, on peut dire qu'elle ne se
repose que quand elle dort, ce qu'elle fait beaucoup moins
qu'auparavant, et véritablement au grand étonnement de
tous. Le chancelier et Villeroy sont stupéfaits de voir qu'il
s'est accompli en elle un aussi grand changement, et ils
la louent grandement, ce que font tous les autres*. » Mais
ce fonctionnement régulier des rouages du gouvernement,
auquel Marie de Médicis prêtait un concours actif, ne faisait
point l'affaire des amateurs intéressés de nouveautés. Le
maréchal d'Estrées explique fort bien que la première
grosse affaire de la régence fut de « former un conseil par
l'avis duquel la reine conduirait toutes choses, ce qui s'exé-
cuta avec beaucoup de difficultés parce que la plupart des
grands et des officiers de la couronne prétendaient y être
admis ^ ». Richelieu dit également que « la reine ne se trouva
pas peu en peine pour l'établissement des conseils néces-
saires à la conduite de l'État. Si le petit nombre des con-
seillers lui était utile pour pouvoir secrètement ménager les
affaires importantes, le grand lui était nécessaire pour con-
tenter tous les grands, qui désiraient tant y avoir entrée, la
1. Scip. Ammirato, ig juin 1610. Ap. Ab. Desjardins, t. V, p. ôSy.
2. Maréchal d'Estrées, Mémoires, p. 276.
LA REINE. — LE GOUVERNEMENT. 2"
condition du temple ne permettant pas d'en exclure aucun
qui pût servir ou nuire *. »
L'ambassadeur Matteo Botti entre plus avant dans le
secret de ces intrigues et compétitions : « On a conseillé
à la reine, dit-il, de créer un conseil où interviendraient les
princes, les cardinaux et officiers de la couronne; et elle
s'est résolue à le faire, à cause des grandes plaintes qu'elle
entendait autour d'elle. N'allait-on pas jusqu'à dire qu'il
serait nécessaire de convoquer les États afin de savoir s'il
était conforme au devoir de se servir du conseil du duc de
Sully pour cette raison qu'il n'est pas catholique, et qu'il
aime trop les biens de S. M., et pour faire châtier Sillery à
cause de sa rapacité et pour voir si Villeroy, qui a été autre-
fois de la Ligue, est digne d'inspirer confiance, comme étant
trop Espagnol. Malgré tout, S. M. ne laisse pas, après le grand
conseil, de se renfermer avec eux et le président Jeannin,
sans compter le comte de Soissons, qui prétend se joindre
toujours à eux, comme premier prince du sang en état de
le faire, et comme grand maître de la maison du roi; il
affirme que, dans toutes les autres cours, celui qui remplit
cet office de grand majordome est aussi du conseil intime
d'État". » Il y eut donc d'abord « une sorte d'assemblée
confuse plutôt qu'un conseil réglé » ^ ; les membres en
furent : le prince de Conti, le comte de Soissons, le car-
dinal de Joyeuse, les ducs de Guise, de Mayenne, de
Nevers, le connétable de Montmorency; Sully, d'Épernon,
l'amiral, le chancelier, les maréchaux de Brissac, de la
Châtre et de Boisdauphin, le duc de Bourbon, le grand
écuyer, Villeroy, secrétaire d'État, Jeannin, Châteauneuf,
Poincarré, doyen du grand conseil, qu'on appelait autre-
fois conseil d'État. Le cardinal Du Perron s'en fit mettre
aussi, et l'on conserva la place du prince de Condé, du duc
T. Richelieu, Mémoires, p. 27, col. i.
2. Matteo Botti, 19 juin 1610.
3. D'EsTRÉEs, Mémoires, ibidem.
28 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
de Nemours, des maréchaux de Lesdiguières et Fervaques,
absents; ce conseil prit le nom de conseil d'État. « On dit,
écrit l'ambassadeur vénitien, qu'il a été formé pour traiter
les affaires les plus importantes du dedans et du dehors,
mais aussi pour donner satisfaction à tous, princes, maré-
chaux et principaux seigneurs; mais la reine, suivant l'habi-
tude du roi, résout les affaires urgentes avec le conseil de
quelques-uns, qui sont le comte de Soissons, le chancelier,
Sully, Villeroy, Mayenne, très souvent Jeannin et le car-
dinal de Joyeuse \ » En dehors de ces deux conseils, d'Es-
trées nous apprend que les ministres prenaient des heures
particulières, selon les occasions, pour parler séparément à
la reine et la préparer aux choses qui devaient être propo-
sées en conseil et résolues après en la présence de tous.
C'est ce que dit également Richelieu : « Les ministres,
pour ne mécontenter personne, prenaient des heures par-
ticulières pour parler séparément les uns après les autres à
la reine, et l'instruire de ce qui devait venir à la connais-
sance de tous ceux qui étaient admis au conseil du roi^ ».
Tel était le mécanisme assez compliqué du gouvernement
officiel. On sait que les conseils ou comités consultatifs, com-
posés d'un grand nombre de personnes, sont généralement
établis, surtout lorsqu'on les double et qu'on les superpose,
pour dissimuler et faciliter sous les apparences trompeuses
de l'indépendance et de la Uberté, l'action du pouvoir per-
sonnel. Il en fut ainsi des deux conseils officiels de la
régence. Où résidait donc, en réalité, la volonté dirigeante?
Dans un troisième conseil, celui-là secret. Alatteo Botti
nous apprend, dans sa dépêche du 19 juin, que les conseil-
lers particuliers de Marie de Médicis étaient : le médecin de
la reine Duretti ou Duret et son avocat Marescotti. Bientôt
cette information se précise et prend corps sous la plume
d'Andréa Cioli : « On tient, dit-il, que Villeroy est extrême-
1. Ambass. vénit., lo juillet 1610.
2. Richelieu, Mémoires, p. 27, col. 2.
LA REINE. — LE GOUVERNEMENT. 29
ment mécontent, parce que la reine, dit-on, chaque fois
qu'elle sort du conseil, a une consultation sur les décisions
qui y ont été prises, avec trois conseillers secrets, à savoir
avec Concino, avec Duret, qui est un de ses médecins, et
avec Dolé *, son procureur et avocat général; et bien
souvent elle les change, ce dont beaucoup de gens la blâ-
ment. On dit que ce Duret est une terrible cervelle, et que
le roi défunt, quand mourut son premier médecin, le rebuta
immédiatement de ses prétentions sur cette place, en disant:
« Je ne veux pas de ce mauvais esprit autour de moi; car il
ne se maintient pas dans les bornes de la médecine. Mais
il a toujours eu, à ce qu'on affirme, la faveur de la reine,
parce que le S"" Concino, qui s'en est toujours servi,
l'aime et qu'il l'a dans sa dépendance particulière. — D'au-
cuns disent qu'il est aussi fauteur des Jésuites"-. » Voilà de
précieux renseignements à recueillir, surtout le dernier; ils
nous expliquent les fluctuations du gouvernement et nous
font connaître l'esprit qui l'anime.
Combien devait être délicate, au milieu de tiraillements
inévitables, la situation des ministres, dépositaires légaux
de l'autorité I On en jugera par les détails suivants, relatifs
au principal d'entre eux : (^ Villeroy , écrit Matteo Botti,
à qui il ne manque rien pour être le meilleur de tous les
ministres, suivant l'opinion commune et de l'avis même de
la reine, éprouve souvent de notables désagréments. Je vous
en ai déjà touché quelque chose. Depuis, le duc de Nevers
ayant su que l'on avait pris des résolutions relatives à sa
charge, sans lui en donner préalablement connaissance, en
est venu jusqu'à le menacer de le traiter à coups de pied, en
proférant les plus violentes paroles; il est vrai que ce n'a
1. Louis Dolé, avocat célèbre, que Marie de Médicis avait choisi pour
son procureur général. Elle le tira du barreau lorsqu'elle devint
régente, pour lui donner une place dans le Conseil. Il eut bientôt la
charge d'intendant des finances. C'était un homme de talent; il avait
de Teloquence, du jugement et de la littérature.
2. Andréa Cioli, 26 juin 1610.
3o LA MINORITE DE LOUIS XIII.
pas été en présence de Villeroy même et que, de plus, il y
a eu de la part de Nevers une reculade; car il a déclaré
qu'il n'avait pas tout à fait dit ce qui s'est divulgué, mais
quelque chose en moins; reculade aussi de la part du comte
de Soissons, qui s'est défendu également d'avoir dit qu'il
donnerait des coups de poignard à ce bon vieux, lequel met
toute son industrie à tâcher de procurer satisfaction à
chacun et en particulier au duc de Guise. En ce moment
on traite pour donner à ce dernier vingt-cinq mille écus de
pension et deux cent mille francs pour payer ses dettes \ »
Ainsi le duc de Nevers aussi avait cessé de faire le bon
apôtre; et la sécurité des ministres ne pouvait plus être
garantie qu'à prix d'or. Le duc de Guise allait prendre
fait et cause pour ces « barbons », épaves du ferme gouver-
nement de Henri IV. Cette bonne entente du duc de Vil-
leroy, l'ancien ligueur ralUé, et du duc Charles de Lorraine
indique une orientation déjà manifeste de la poUtique de
Marie de Médicis dans une direction moins nationale qu'es-
pagnole et catholique.
Nous avons dit ailleurs ^ ce qu'il faut penser de l'assassin
de Henri IV. Ni la justice, ni l'histoire n'ont pu lui trouver
de complices. Il est toutefois hors de doute qu'affilié peut-
être à l'ordre des Jésuites, il était imbu des doctrines régi-
cides qui étaient préconisées dans les bruyantes et célèbres
pubHcations de quelques-uns des plus illustres d'entre eux,
notamment le fameux traité De rege et régis insiitutione du
père Jean Mariana, de nation espagnole '^ A la suite d'une
instruction vivement menée, d'interrogatoires et de con-
frontations qui ne donnèrent pas plus que l'appUcation de la
question par les brodequins, de résultats au point de vue de
la révélation des compUces \ Ravaillac expia son forfait
1. Matteo Botti, 3o juin 1610.
2. B. Zeller, Henri IV et Marie de Médicis, p. 809.
3. DouARCHE, l'Université de Paris et les Jésuites, p. igS.
4. Mercure français, t. I, p. 440. — Recueil de pièces, p. 2. —
L'EsToiLE, t. X, p. 25o et suiv.
LE GOUVERNEMENT. — LES JESUITES. 3l
dès le 27 mai, par rhorrible supplice dont le souvenir est
gravé dans toutes les mémoires ^ Mais on trouva que la
justice n'avait pas accompli toute son œuvre ou qu'elle
l'avait accomplie précipitamment. Les magistrats de ce
temps, le gouvernement, dont leur chef prenait sans doute
le mot d'ordre, échapperont difficilement au reproche dont
Andréa Cioli se fait l'écho, quand il dit : « Ce serait vrai-
ment un grand malheur si Villeroy se retirait, d'autant plus
que le chanceUer (Brûlart de Sillery) se montre, paraît-il,
bien froid et bien peu reconnaissant pour la mémoire du
roi qui l'a élevé si haut. On allègue en particulier la négli-
gence dont il a fait preuve, en faisant si peu de cas de ce
qu'avait dit le prévôt des maréchaux de Pluviers (Pithiviers),
le jour même que le roi fut tué. Il était à regarder jouer
aux boules dans cet endroit, et ayant vu un très beau coup
fait par un des joueurs, il dit : « Il s'en fera aujourd'hui un
« bien meilleur encore. » Peu après, il demanda l'heure qu'il
était et ajouta : « Cela ne peut pas tarder beaucoup main-
« tenant, si ce n'est déjà fait. » Ce propos ayant paru mériter
considération à trois ou quatre de ceux qui l'avaient entendu,
ils allèrent, d'un commun accord, accuser le prévôt. Le
chancelier le fit appeler et interroger et puis le renvoya,
sans autre forme de procès. Peu après il fut obligé de le
faire rechercher et appréhender en corps, parce que étaient
survenus d'autres graves accusateurs. Mais il ne pourvut pas
à ce que, dans sa prison, il fût mis hors d'état de se tuer
lui-même, ce qu'il a fait en se pendant avec ses lacets à une
pièce de bois qui était en haut dans l'endroit de nécessité
de cette prison. L'on en est maintenant à se rendre compte
que ledit prévôt avait deux fils jésuites et qu'il était en rela-
tions avec le barbier de M. d'Antraghes et du frère de la
marquise de Verneuil, circonstances qui devaient particu-
hèrement éveiller l'attention du chanceUer". «Ce fut évidem-
1. L'EsToiLE, t. X, p. 255. — B. Zeller, op. cit., p. 3io et siiiv.
2. Andréa Cioli, 26 juin 1610.
32 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
ment là une faute très grave; était-elle préméditée ?L'Es-
toile n'en doute pas : « Au bout, un homme mort ne parle
point (qui estoit ce qu'on demandoit); car, s'il eût parlé,
comme il avoit bien commencé, il en eust à la fin trop dit
pour l'honneur et proufit de beaucoup que l'on n'avoir
point envie de fâcher. C'est pourquoi on a eu opinion que
d'autres gens que le diable avoient mis la main à ceste exé-
cution '. »
Peut-être était-il difficile d'ouvrir une enquête appro-
fondie sur tous les faits singuliers que Richelieu nous rap-
porte et dont il résulte que, en plusieurs endroits de France,
la mort de Henri IV fut annoncée, presque sue, à l'heure
même où frappait l'assassin. Mais le cas du prévôt de
Pithiviers n'était pas celui d'un extatique; sa mort con-
firme les soupçons dont l'ordre des Jésuites était l'objet.
Ils ne trouvèrent point que des défenseurs dans les églises
où avaient retenti naguère tant de sermons ligueurs. « Le
dimanche 23 mai, dit L'Estoile, le père Portugais, corde-
lier, avec quelques curés de Paris, entre autres celui de
Barthélémy et Saint-Pol, prêchèrent et prônèrent les
Jésuites, et, en paroles couvertes, mais non tant toutesfois
qu'elles ne fussent intelligibles à beaucoup, les taxèrent
comme fauteurs et complices de l'assassinat du feu roy,
les arguant et convaincant par leurs propres escrits et
livres, nommément de Mariana et Becanus ■. » Cette levée
de boucliers contre les Jésuites, dans les chaires de la capi-
tale, gagna de proche en proche toutes les paroisses où
capucins, jacobins, cordeliers s'entendirent pour dénoncer
avec violence la compUcité morale de l'ordre rival dans le
crime du 14 mai. Parmi eux se distingua surtout Tabbé
Du Bois, prédicateur de Saint-Eustache, ancien moine
célestin devenu plus tard soldat et capitaine, puis retombé
dans l'ordre de Cîteaux et pourvu de l'abbaye de Beau-
1. L'Estoile, t. X, p. 283. — Richelieu, p. 23.
2. L'Estoile, t. X, p. 264.
LE GOUVERNEMENT. LES JÉSUITES. 33
lieu '; Henri III l'appelait Tempereur des moines. En même
temps s'abattait sur les Jésuites une nuée de pamphlets,
de libelles et de factums. On vit paraître successivement
\ Anti-Coton, le Fléau d'Aristogiton^ la Chemise sanglante de
Henri le Grand ^ \q Jésuite Sicarius,\e Contre-assassin, le Credo
des catholiques, le Remerciement des heurriéres ~. Les Jésuites
eurent beaucoup àt peine à se défendre au milieu de ce
déchaînement général, de ce débordement d'injures et de
calomnies. Le père Cotton, le célèbre confesseur, le pro-
vincial Armand et le général Acquaviva lui-même durent
entrer en lice et désavouer les doctrines de Mariana. Il n'y
en avait pas moins contre eux un incontestable mouvement
d'opinion.
Si peu de temps après la mort de Henri IV, il eût été
décent de la part de Marie de Médicis et du gouvernement
de ne point prendre parti en leur faveur; la régente ne
perdit cependant pas une seule occasion de le faire. Elle
s'empressa de leur confier le cœur de Henri IV, dont ce
prince avait d'ailleurs disposé en faveur de leur maison de
la Flèche. Ils l'y transportèrent avec ostentation, sous la
conduite de M. de la Varenne, maître général des postes
et messager ordinaire des épîtres galantes du feu roi ^
L'empressement de la reine à leur complaire semblait cal-
culé pour les absoudre de tout soupçon; mais elle s'était,
après tout, conformée à la volonté de son mari. La régente
se laissa bientôt aller à une manifestation plus grave.
Le jour même du supplice de Ravaillac, un arrêt du
Parlement avait enjoint à la Faculté de théologie de se
réunir et de renouveler, contre les erreurs qui conduisent
1. L'abbé Du Bois était en bonne intelligence et en relations sui-
vies avec le représentant du grand-duc de Toscane. On lit dans une
dépêche d'Andréa Cioli qu'il a été voir avec Scip. Ammirato il padre
abbate del Bosco, grande servitore de Sercnissimi padroni. Dans sa
conversation, il exprima le plus vif mécontentement à l'égard du
gouvernement, de Concini,des Jésuites. (Andréa Cioli, lo juillet iGio.)
2. DouARCHE, l'Université de Paris et les Jésuites, p. igS.
3. L'EsToiLE, t. X, p. 234 et 274.
3
34 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
au régicide, les condamnations et censures portées dans
son décret du 13 décembre 141 3, rendu au sujet de Jean
Petit et approuvé depuis pnr le concile de Constance. Le
syndic de la Sorbonne, Richer, apporta bientôt au Parle-
ment un décret rédigé conformément à cette indication, et
il insinua en outre que l'on faisait lire au public des ou-
vrages de Jean Mariana, « pleins de cette doctrine impie,
dont le meurtre et le poison étaient les fruits odieux ».
Le Parlement prononça aussitôt la condamnation du De
rege ^ Comment la reine se conduisit-elle en face de cette
satisfaction que le Parlement avait entendu donner à la
conscience publique? L'Estoile « ne le sait qu'en gros ^ »,
dit-il. Dans ses Mémoires, on voit le Parlement appelé
au Louvre dès le lendemain 9, et le premier président
soutenant avec force et dignité l'arrêt de la cour, contre
l'opposition de l'évèque de Paris et du nonce du pape.
Nos Florentins sont mieux informés de l'attitude prise par
la reine régente dans ce conflit : « Le Parlement, écrit
Matteo Botti, a prohibé un livre d'un père jésuite, nommé
Mariana, où l'on discute s'il est permis de tuer un tyran et
si, dans ce cas, l'on peut être sauvé. Le livre a été aus-
sitôt brûlé devant Notre-Dame par la main du bourreau.
Leur arrêt a été jugé extrêmement rigoureux, peut-être
trop; ils ont en outre ordonné aux évêques de tout le
royaume de ne pas permettre que l'on conserve ce livre.
La reine, à qui on a rendu compte de ce qui s'est passé,
après le fait accompli, a dit aux magistrats de ne pas
prendre une autre fois des résolutions semblables, à son
insu ; et elle leur a montré qu'indépendamment de ce
manque d'égards, ils ont encore à se reprocher d'avoir été
contre leur propre intention en déclarant qu'un roi ne
peut être tué par aucune personne privée, pour aucun
motif; car on pourrait inférer de leurs paroles que le
1. Richelieu, p. 25. — Mercure françois, p. 461.
2. L'Estoile, t. X, p. 272.
î
LE GOUVERNEMENT. — LES JESUITES. 35
public le peut; et il n'y a pas là un moindre inconvénient,
vu que tel petit nombre que l'on voudra peut être pris
pour le public; et ce petit nombre, il n'est pas difficile de
le soulever dans ce pays \ » Le Parlement avait eu beau
supprimer de son arrêt la mention nominative des Jésuites;
les subtilités du langage de la reine prouvaient qu'elle
avait l'intention de prendre fait et cause pour eux. Défense
fut faite à la cour de publier son arrêt.
Marie de Médicis ne s'apercevait pas que cette conduite,
qui énervait l'action du premier corps judiciaire du royaume,
n'allait à rien moins qu'à susciter des imitateurs de l'as-
sassin de Henri IV; et, en effet, pour nous servir des éner-
giques expressions de Richelieu, « la maladie de penser à
la mort des rois était si pestilentielle, que plusieurs esprits
furent, à l'égard du fils, touchés et saisis d'une fureur
semblable à celle de Ravaillac au respect du père ». Il
n'est presque pas une page des Mémoires de L'Estoile où
il ne soit parlé de mots ou d'entreprises criminelles
dans l'entourage le plus voisin de la reine ou du jeune
Louis XIII. Le 29 mai, un maçon qui entretenait des corres-
pondances suspectes avec l'archiduc des Pays-Bas et chez
lequel on saisit, paraît-il, un couteau portant l'inscription
suivante : Je le ferai à mon tour, fut arrêté par les soins du
lieutenant criminel. La veille, on avait expédié d'Auxerre
à Paris « un semblable garnement, qui avait loué tout haut
Ravaillac du coup qu'il avait fait et dénigré publiquement
le feu roy ». Ici encore, L'Estoile constate, à tort ou à raison.
de surprenantes défaillances : « Les pièces et informations
mises par devers M. le chancelier, dit-il, sont demeurées
au sac comme celles du maçon; et l'on n'a depuis ouï
parler de l'un ni de l'autre pour en faire justice ' ». Le
25 juin, un individu habillé en frère cordelier priait M. de
Vitry, un des capitaines des gardes, de le faire parler à la
1. Matteo Botti, 19 juin iGio.
2. L'Estoile, t. X, p. 261.
36 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
reine, parce qu'il avait, d'inspiration divine, h lui faire
des révélations extrêmement importantes : mais pendant
qu'il lui tenait ce langage, Vitry fut averti que le faux
frère avait été vu, peu de temps auparavant, en habit sécu-
lier et on se saisit aussitôt de sa personne ^
Le 27 juillet, un des soldats de la garde qui étaient
postés sur la place du Louvre, ayant perdu, en jouant, le
peu d'argent qu'il avait, et se trouvant ainsi privé de toutes
ressources, même pour manger, se mit à dire des folies,
et, entre autres, déclara que celui qui avait tué le roi avait
très bien fait, et que, s'il n'était pas mort, il voudrait lui
voir planter dans le ventre un couteau qu'il avait au côté,
ainsi que dans le ventre de la reine. L'entendant ainsi blas-
phémer, son propre capitaine le fit saisir : « La justice
suivra son cours, dit Scip. Ammirato. On ne cesse de
découvrir ainsi quelque fou, qui fait aussi peu de cas de
son corps et de son âme ^. » Ce malheureux, condamné
à mort, reçut sa grâce; on l'envoya aux galères avec
recommandation de le tenir sous bonne garde. « On n'a
pas voulu le faire mourir, disait la reine mère à Andréa
Cioli; on a préféré l'envoyer tout bonnement aux galères,
afin que le peuple ait moins l'occasion de raisonner sur de
semblables choses, et que de cette façon d'aussi diabo-
liques pensées ne viennent pas à d'autres ^. »
Cette persistance de mauvaises pensées, sinon de mauvais
desseins judiciairement établis, donne encore lieu, le 27 août,
à une mention d'Héroard qui nous rapporte que l'on s'empara,
ce jour-là, d'un soldat aux gardes qui avait dit à l'un de ses
compagnons, en lui montrant deux couteaux et le roi, qui
sortait pour aller aux Célestins : « Je voudrais que l'un de ces
deux couteaux fût au fond du cœur du dernier de la race^ ».
1. Andréa Cioli, 26 juin 1610.
2. Scip. Ammirato, 28 juillet 1610.
. Andréa Cioli , 3i juillet 1610.
4. HÉROARD, t. II, p. 14.
LE GOUVERNEMENT. — LES JESUITES. 3/
Des faits de ce genre, qui se reproduiront encore dans
la suite, nous expliquant l'insistance des représentants du
grand-duc de Toscane à recommander à la reine régente
de se bien garder, ainsi que son fils, et d'imiter le roi d'An-
gleterre, qui, après la mort de Henri IV, avait doublé ses
gardes. Marie de Médicis n'avait point paru d'abord très
portée vers ce genre de précautions. Elle se décida cepen-
dant, au commencement du mois de juin, à former une
compagnie de cent hommes d'armes pour sa garde, et en
donna le commandement au baron de la Châtaigneraye. Ce
personnage avait particulièrement bien mérité de la reine.
Au mois de juillet 1606, Henri IV et Marie de Médicis
revenaient de Saint-Germain, lorsque leur carrosse chavira
à Neuilly, du haut du bac qui les transportait d'une rive à
l'autre de la Seine. La reine tomba à la rivière et en fut
retirée, avec l'aide du roi, grâce à la présence d'esprit et à
la vigoureuse poigne de ce gentilhomme ^ En s'acquittant
noblement d'une ancienne dette de reconnaissance, la reine
donna peut-être à son sauveur une importance qu'il ne
tarda point à s'exagérer. Le service de sûreté fut cependant
désormais mieux fait autour d'elle; c'est ce qui résulte d'un
passage de la dépêche de Matteo Botti du 19 juin : « La
reine partant pour la messe, dit-il, je la quittai, fort satisfait
d'avoir trouvé ce matin la première chambre de S. M.
pleine d'archers de sa nouvelle garde, alors qu'il ne s'en
tenait d'ordinaire que quatre ou six. J'en eus un très grand
contentement, parce que j'avais rappelé plusieurs fois à
S. M. qu'elle n'avait point, vu les circonstances, une garde
suffisante; en me réjouissant avec elle de cette résolution,
je lui fis observer que cela n'était pas encore suffisant, si
S. M. n'ordonnait pas que là où était sa personne, il y eût
toujours au moins quatre ou six gentilshommes des officiers
de sa garde. Elle me répondit qu'il y en avait, et je lui
I. Voir, pour plus de détails, B. Zeller, op. cit., p. 256.
38 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
répliquai que parfois il y en avait encore plus, mais que
d'autres fois il n'y en avait pas du tout, et qu'il serait néces-
saire d'y donner ordre. S. M. appela Concini et lui dit de
faire savoir en son nom à leur chef de s'arranger de manière
à ce qu'ils fussent toujours quatre ou six dans ses appar-
tements, à toute heure. Ce sera peu, à la vérité, par rapport
au grand nombre de princes et de gentilshommes qui y
sont toujours; mais, de toute façon, ils seront sûrement un
grand empêchement pour qui aurait de mauvais desseins,,
d'autant plus que, sur ma recommandation encore, la reine
a décidé que l'on tiendrait fermée la porte d'un escalier
qui s'ouvre dans la propre chambre de S. M., ce qui don-
nait l'occasion à toute sorte de gens d'aller et de venir dans
la chambre, et par là on pouvait encore entrer et sortir
sans passer au niiUcu des gardes. »
Tous les incidents et événements de cour que nous
venons de rapporter s'étaient accomplis sous le couvert des
cérémonies officielles qui déjà commençaient à se dérouler
dans le Louvre. Les ambassadeurs chargés de présenter les
condoléances de leurs gouvernements, à l'occasion de la
mort de Henri IV, commencèrent à être reçus en audience
publique dès le 25 mai. Le nonce Ubaldini parut le pre-
mier; puis le duc des Deux-Ponts, représentant des princes
protestants d'Allemagne et l'ambassadeur des États-Géné-
raux de Hollande. Dans ces occasions, la reine avait le roi
près d'elle à sa main droite, et l'on admirait la patience et
la gravité tranquille de l'enfant ^ On l'habituait ainsi peu à
peu au rôle de parade qu'il allait avoir à jouer dans une
cérémonie particulièrement émouvante, celle des funérailles
de son père, que les usages de la monarchie française fixaient
à quarante jours après la mort du roi.
C'est par l'enterrement de Henri III que le gouvernement
préluda à la solennité des obsèques de Henri IV. Le mépii-
1. Scip. Ammirato, 25 et 28 juin 1610. — Héroard, t. II, p. 10.
OBSÈQUES DE HENRI IV. Sq
sable héros de tant de scandales, d'infamies et de tragédies
sanglantes disparut sans bruit dans le sépulcre de ces rois
dont il avait, malgré tout, par sa tardive réconciliation avec
le roi de Navarre, assuré la continuation dans leur propre
race. — Henri IV avait laissé plus de vingt ans séjourner
dans les caveaux de Compiègne le corps de son prédéces-
seur, moins par superstition que par négligence ou écono-
mie. Le dernier des Valois ne descendit que quelques jours
seulement avant le premier des Bourbons dans la nécropole
royale. « M. d'Epernon, lisons-nous dans L'Estoile, partist
le samedi 19 juin pour aller à Compiègne quérir le corps du
feu roy Henri III, son bon maistre, et de là le conduire à
Saint-Denis eti'y faire enterrer*. » Les moines de l'abbaye,
que le caractère privé de la translation frustrait de la per-
ception de certains droits, refusèrent d'aller prendre le corps
à son arrivée dans leur ville; on le laissa au cabaret de
VEspée royale et les valets qui durent aller l'y chercher, pour
l'apporter à la basiHque, sortirent de cet endroit dans un tel
état qu'ils le laissèrent tomber au milieu de l'église ■. Ces
tristes reliques ne méritaient peut-être pas plus de respect.
Mais que penser du conducteur de cette pompe funèbre,
que penser de la veuve dans le palais de qui gisait encore
la glorieuse dépouille bientôt prête à suivre le même
chemin lugubre, lorsqu'on assiste à l'incroyable scène dont
fut témoin l'ambassadeur Cioli? « M. d'Epernon, écrit-il,
est revenu le 23 juin de Compiègne où il avait été, il y a
quelques jours, avec d'autres seigneurs, pour ramener le
corps de Henri ÎII. Il parut à la cour avec la barbe si bien
coupée et accommodée à l'espagnole, lui qui la portait
avant longue et large, qu'il paraissait un tout autre homme;
ce qui fit que la reine, au sortir de son cabinet, prêta beau-
coup à rire à tout le monde lorsque l'ayant regardé bien en
fiice, elle lui dit en français avec une gracieuse risette :
1. L'EsToiLE, t, X, p. 284.
2. L'EsroiLE, t. X, p. 280.
40 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
« Monsieur d'Épernon, qu'avez-vous donc fait? je ne vous
« reconnaissais pas. » Et lui, répondit : «■ Madame, je me suis
« fait jeune, afin de pouvoir mieux vous servir. » Assurément
ce n'était ni le lieu ni le moment de provoquer et de ris-
quer de semblables plaisanteries. On pourrait voir ici la
suite d'on ne sait quelle entente criminelle qui aurait pré-
paré, sans connivence effective avec l'assassin solitaire, le
trépas du grand roi si brusquement déterminé par les coups
de couteau de Ravaillac. La conscience de l'historien ne
saurait adhérer sans réserve à la théorie si ingénieusement
mais artificiellement élevée sans aucune preuve matérielle
par M. Loiseleur ^ Il est certain toutefois que cet échange de
propos trop joyeux ne peut contribuer à dissiper des soup-
çons habilement échafaudés. Nous ne pouvons que cons-
tater de la part de la reine et du duc d'Epernon une attitude
malséante et la communauté de tendances trop affichées
vers une politique espagnole , diamétralement opposée à
celle que suivit jusqu'à son dernier soupir le roi, le mari,
le maître encore étendu, à cette heure-là, sur son funèbre
lit de parade.
Le 21 juin, au bout du laps de temps accoutumé, la
cérémonie traditionnelle qui consistait à servir le roi comme
s'il était encore en vie, cessa d'avoir lieu ^ On enleva de la
salle basse ^ du Louvre l'effigie et les riches parements de
tapisseries et de draps d'or qu'on y avait tendus; et on la
décora tout entière de serge noire avec de grandes bandes
de velours noir, semées d'écussons aux armes de France et
de Navarre. Le corps fut placé sur des tréteaux, sous un
haut dais, le cercueil recouvert d'un drap d'or traversé
d'une grande croix de satin blanc, et on plaça dessus deux
coussins dont l'un supportait la couronne royale. Toute la
1. Voir notre bibliographie au commencement du volume.
2. Pour la description complète des funérailles, voir Mercure fran-
cois, t. I, p. 474 et suiv.
3 Lt salle des Cariatides.
OBSEQUKS DE HENRI IV. 4I
cour fut également tendue, ainsi que Tentrée du Louvre
et la façade du bâtiment où reposaient les dépouilles du feu
roi '. Le vendredi 15 juin, le jeune roi Louis XIII alla dès
le matin entendre la messe dans la chapelle de l'hôtel de
Bourbon, situé en face du Louvre, et déjeuna ensuite dans
la maison du duc de Longueville^; de là, dans la journée,
sortirent en forme de procession à la suite du grand prévôt,
escorté de ses archers, qui ouvrait la marche, tous les gen-
tilshommes servants du roi revêtus de longues robes noires
à queue, la tête et le visage enveloppés de chaperons égale-
ment noirs, et tenant à la main leurs becs de corbin;
venaient ensuite les gentilshommes ordinaires , suivis de
cinquante autres de la compagnie du vidame du Mans avec
leurs masses; puis quelques seigneurs et cavaliers qui por-
taient sur leurs longues robes le collier de l'ordre du Saint-
Esprit. Après eux marchait, au milieu de la garde des
Suisses, le roi vêtu de violet avec une grande robe qui avait
cinq queues, lesquelles furent portées par le chevalier de
Guise et le prince de Joinville, le duc de Guise et le comte
1. « Pour cette heure le corps du roi est dans une bière de plomb
en la chambre qui va des cabinets à la galerie, sur un lit couvert
de drap d'or frisé, avec une croix de satin blanc; deux archers du
hoqueton blanc, Tun d'un côté, l'autre de l'autre, sont au chevet du
lit, et au pied deux hérauts d'armes avec leurs cottes, qui sont celles
mêmes qu'ils portaient au couronnement. » (Malherbe à Peiresc,
19 mai 1610.) — « Il se tit deux effigies par commandement; Du Pré
(graveur en médailles du commencement du xvii^ siècle) en fit l'une,
et Grenoble (sculpteur-valet de chambre, qui figure avec ce titre sur
les états de la maison de Henri IV et de celle de Louis XIII), l'autre;
il s'en fit une troisième par un Baudin, d'Orléans, qui le voulut faire
de tête sans être prié. Celle de Grenoble l'emporta, pour ce qu"il
eut des amis; elle ressemblait fort à la vérité, mais elle était trop
l'ouge et était faite en poupée du palai'*. Celle de Du Pré, au gré de tout
le monde, était parfaite, je fus pour la voir; mais elle était déjà ven-
due. Je vis celle de Baudin, qui n'étut point mal. Cette effigie fut
vêtue d'un pourpoint de satin cramoisi rouge, d'une robe de velours
violet fieurdelisee et doublée d'hermine, et d'un manteau de même;
un bonnet de satin cramoisi en tête, et une couronne par-dessus.
Cette effigie du roi a été en vue pendant onze jours. ^) (Malherbe à
Peiresc, 26 juin 1610.)
2. Héroard rapporte que, pour s'occuper en attendant quatre heures,
il fit « voler les papillons par une pie-grièche » (i. I, p. ii).
42 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
de Soissons et celle du milieu par le prince de Conti. Deux
cardinaux se tenaient aux côtés du roi, Sourdis et Joyeuse.
Lorsque le roi fut arrivé à la porte de la salle, les maréchaux
de Brissac, de Boisdauphin et de Lavardin, portant aussi
sur leur habit, comme le roi lui-même, le collier du Saint-
Esprit, s'avancèrent à sa rencontre. Devant le corps, le car-
dinal Du Perron, en sa qualité de grand aumônier, présenta
au jeune roi le goupillon ; il était assisté d'un grand nombre
de prélats, tous revêtus de leurs habits pontificaux. Après
avoir jeté de l'eau bénite, et fait une courte prière,
Louis XIII se retira dans ses appartements et le cortège se
dispersa. On remarqua que le roi ne versa pas une larme;
mais ses frères les ducs d'Orléans et d'Anjou, effrayés de
tout cet appareil funèbre, ne cessèrent de pousser des pleurs
et des cris.
Le samedi suivant , la cour du Parlement en robes
rouges et les autres magistrats allèrent accomplir la céré-
monie; après le déjeuner, ce fut le tour des ambassadeurs
qui se rendirent au Louvre en robes noires et la tête cou-
verte de bonnets de prêtres ^ Il ne restait plus qu'à trans-
porter ce qui avait été Henri IV, du siège par excellence
de la monarchie française, à la nécropole au sein de laquelle
avaient déjà disparu tant de ses représentants.
Cette dernière fonction s'accomplit comme d'ordinaire
en trois actes solennels : le convoi et le service à Notre-
Dame de Paris; le transport à Saint-Denis et enfin l'inhu-
mation dans le caveau des rois. On trouve un peu partout,
notamment dans la correspondance de Malherbe, les détails
pittoresques et précis relatifs à cette pompe funèbre. Nous
en relaterons quelques-uns, en nous attachant surtout à
certains incidents qui, sous l'extérieur des formes voisines
de l'apothéose, consacrées à la glorification du chef d'État
mort 5 nous montrent toujours vivantes les passions de ce
I. Scip. AmmiratJ, 28 juin 1610. Cf. Malherbe à Peiresc , lettre
du 26 juin, t. lll, p. 177. — Bassom?ie:\re, t. I, p. 283.
OBSÈQUES DE HENRI IV. ^3
qui mourait beaucoup moins encore que la royauté, à savoir
les corps constitués et les personnes privilégiées.
Un usage assez antique donnait au Parlement le droit que
personne ne se mêlât à ses rangs dans les cérémonies
publiques où il assistait. Il prétendit donc interdire à
l'évêque de Paris de se tenir près du corps du roi au milieu
des magistrats \ L'évêque était cependant légalement le
premier conseiller du Parlement; il pensait en outre avoir
plus de droit que n'importe qui sur le corps du roi, parce
qu'il était son diocésain. Le jour du transport des dépouilles
de Henri IV à Notre-Dame, où le corps du roi, sorti du
Louvre à 6 heures du soir, arriva à 9 heures et demie,
l'évêque l'emporta de haute lutte, « vinse hravamente lapugna » .
Mais le Parlement, piqué au vif, résolut d'employer les
moyens les plus énergiques pour empêcher l'évêque de
recommencer le lendemain, lors de la translation à Saint-
Denis. L'exemple de la vigueur avait été donné aux magis-
trats du premier corps judiciaire du royaume, non seule-
ment par les cent gentilshommes de la chambre, qui avaient
failli en venir aux mains avec les gardes du corps pour
passer devant, mais aussi par leurs confrères des autres
compagnies, qui « firent à coups de poing, principalement
ceux des Aydes contre les Comptes, où les gourmades et
les horions donnèrent la préséance à ceux qui surent mieux
s'aider des pieds et des mains " ». Désireux de s'en tenir
d'abord à des moyens plus parlementaires, les magistrats de
la haute compagnie souveraine voulurent, pour couper
1. « Le mardi 29 juin, l'on devait sortir le corps du défunt roi; il
y eut grande dissension entre les cent gentilshommes et les gardes du
corps, qui faillent à en venir aux mains. Li roi sort sur une avance
qui va de la petite montée vers la grande salle, est plus d'une demi-
heure à regarder ce qui se faisait en la cour; Ton avertit son guide,
on le retire. M. de Gondi, évêque de Paris, débat le rang avec la cour
de Parlement; la cour enfin le pousse devant; le corps sort du
Louvre à six heures et demie, arrive à neuf heures à Notre-Dame. »
(Hkuoard, t. II, p. 12.)
2. L'EsTOiLE, t. X, p. 291.
^4 LA MINORITE DE LOUIS XIII.
court aux raisons de l'évêque, se rejeter sur une distinction
tout à fait inusitée qu'ils prétendirent faire entre le corps
et l'effigie. Le corps était placé dans un grand char couvert
de velours, attelé de six chevaux, et l'effigie dans une litière.
Les membres du Parlement disaient que puisque l'évêque
avait des droits sur le corps, il n'avait qu'à prendre sa place
à l'endroit qui lui plairait autour du char; mais qu'ils enten-
daient rester entre eux auprès de l'effigie. L'évêque soute-
nait qu'il devait accompagner l'effigie, puisque c'était à
l'effigie qu'on rendait les honneurs et non pas au corps.
Devant ces prétentions qui menaçaient de faire éclater un
nouveau scandale autour de la dépouille du roi défunt, la
reine mère donna au grand maître le comte de Soissons la
mission, qui devait lui être particulièrement agréable, d'as-
surer à l'évêque la place qu'il réclamait et de faire obéir le
Parlement, même par la force. Les magistrats déclarèrent
qu'ils aimaient mieux mourir que de céder. Cette héroïque
résistance dura peu : une dernière sommation ayant été
faite aux robes rouges, au commandement de Soissons, les
gardes abaissèrent d'un trait les hallebardes et les arquebuses
vers messieurs du Parlement; ceux-ci incontinent de se
séparer et de fuir dans toutes les directions. Force leur fut
ainsi d'en arriver à obéir. Mais déjà, dans leurs rangs,
on taxait d'ingratitude la régente qu'ils prétendaient avoir
faite \
Les questions de rang et de préséance ainsi réglées cava-
lièrement, le cortège s'achemina, dans un ordre à peu près
régulier, de Notre-Dame, où la dépouille royale avait reposé
dans la nuit du 29 juin, vers Saint-Denis, en suivant la rue
et le faubourg de ce nom. Les archers de la ville, divisés en
trois compagnies, commencèrent la pompe, suivis de toutes
sortes de religieux, pauvres, prêtres de paroisse, chanoines
de Notre-Dam.e, de la Sainte-Chapelle et autres. Venaient
I. Andréa Cioli, 5 juillet 1610. — Cf. L'Estoile, t. X, p. 291.
OBSÈQUES DE HENRI IV. ^S
ensuite l'Université et le Châtelet; puis les hautbois et
douze tambours de la chambre du roi, la caisse couverte
d'étamine, battant fort lugubrement; le maître de camp et
les capitaines des gardes; le grand prévôt et les archers; les
Suisses de la garde du corps; les deux compagnies des cent
gentilshommes; les officiers de la maison du roi, en com-
mençant par les moindres et finissant par les maîtres
d'hôtel, qui se trouvaient les plus proches du char du côté
droit de la rue, tandis que, au côté gauche, étaient mes-
sieurs des Comptes, des Aides, des Monnaies, du Trésor et
les autres officiers de finances. Immédiatement devant le
char où se trouvait le corps du roi, et que Malherbe appelle
le chariot d'armes, s'avançait à cheval M. de Rodes, por-
tant la bannière ou pennon, qui était Tenseigne de la mai-
son du roi. Derrière le char marchaient à pied les capitaines
des gardes du corps; après venaient, tête nue, douze pages
de la grande écurie du roi, vêtus de robes de velours noir
et montés sur douze coursiers dont on ne voyait que les
yeux; car ils étaient également couverts de housses de
velours noir croisées de satin blanc. Suivaient les honneurs,
à savoir les éperons^ les gantelets, Técu, la cotte d'armes,
la heaume timbré à la royale; les quatre premiers portés
par quatre écuyers de la grande écurie, et le dernier par
M. de Liancourt, premier écuyer de la petite écurie. On
voyait ensuite un grand nombre d'abbés et d'aumôniers
du roi, quatorze évêques à pied, mitres; puis les ambas-
sadeurs de Savoie, de Venise et d'Espagne, à cheval,, et
vêtus de grandes robes à queues pendant à terre et portées
par leurs estafiers. Les nonces du pape, l'ordinaire et l'ex-
traordinaire, suivaient montés sur des mules et conduits
par des archevêques, notamment ceux d'Aix et d'Embrun,
avec des chapeaux bordés de vert. Après eux venaient les
cardinaux de Joyeuse et de Sourdis, vêtus de robes vio-
lettes avec des chapeaux rouges. Immédiatement après était
conduit le cheval d'honneur, tout couvert d'une housse de
46 LA MINORITÉ DK LOIIS XIII.
velours violet, semé de fleurs de lis d'or; puis venait le
grand écuyer à cheval, vêtu de deuil et sa queue portée;
il tenait l'épée royale enfermée dans un fourreau de velours
violet semé de fleurs de lis d*or, pendue à un baudrier de
même couleur; les écuyers de la grande écurie le suivaient
à pied avec les valets de pied du roi. C'est après que chemi-
nait la cour de Parlement en robes rouges et au milieu d'eux
était l'effigie du roi, telle qu'on l'avait vue dans la salle basse
du Louvre; elle était confiée à des gens nommés hanouards,
officiers du grenier à sel, qui, d'après les privilèges de
leurs charges, avaient le droit sur les corps des rois jus-
qu'à la première des croix qui se trouvaient autrefois sur I.1
route de Paris à Saint-Denis; ils soutenaient la litière à
l'aide de sangles couvertes de velours noir qu'ils portaient
en écharpe. Les présidents tenaient les coins et côtés du
drap d'or qui était sur l'effigie. Immédiatement devant
elle étaient deux huissiers de la chambre du roi et devant
eux, tout glorieux de son triompl^e, l'évêque de Paris,
accompagné de Févêque d'Angers, représentant le grand
aumônier. Après on voyait paraître un dais de drap d'or
porté par les archers de la ville, puis les princes du sang et
autres, à savoir Conti et Soissons, ce dernier portant la tête
aussi haut que son cheval, au dire de L'Estoile, Guise, Join-
ville, Elbœuf, à cheval, vêtus de robes de deuil à queues,
portées par un grand nombre de gentilshommes. Après
marchaient les ducs d'Épernon et de Montbazon, leurs
queues portées à chacun par un gentilhomme seul. Après
suivaient neuf ou dix chevaliers de l'ordre, à pied, avec des
robes de deuil et environ quatre-vingts ou cent gentils-
hommes de la cour, vêtus de même ; puis onze pages de la
chambre avec des sayons et bonnets de velours noir, l'épée
au côté. Enfin les quatre compagnies des gardes du :orps
fermaient la marche. Les rues, depuis Notre-Dame jusqu'à
la porte Saint-Denis, étaient tapissées de serge noire : devant
chaque maison, une torche allumée, et de toise en toise, un
OBSEQUES DE HENRI IV. 4J
écusson uux armes de France ou de la ville'. La foule était
si (grande à voir passer le cortège qu'on s'y entre-tuait, dit
L'Estoile ".
A Saint-Lazare, au bout du faubourg de la porte Saint-
Denis, les restes de Henri IV furent remis aux moines de
l'abbaye, qui l'y transportèrent, pendant que le cortège se
dispersait. Les uns s'en revinrent à Paris; les autres allè-
rent coucher à Saint-Denis, soit en carrosse, soit à cheval,
chacun comme bon lui sembla.
Le lendemain eut lieu l'enterrement; ce fut le mercredi,
i" juillet. Cette cérémonie suprême, dont Malherbe ne nous
donne point les détails, bien qu'il en signale l'intérêt, parla
beaucoup à l'imagination du Florentin CioH, qui nous en a
laissé la saisissante relation que voici ^ :
« J'ai vu ce matin à Saint-Denis, dit il, la cérémonie des
obsèques royales; elle m'a frappé, non moins que les autres,
par son ordre, sa magnificence, par certains actes que j'ai
vu accompHr et qui ont excité des larmes et de la terreur.
M. le cardinal de Joyeuse a chanté la messe, et il y a eu
une fort belle musique, celle de la chapelle du roi. Deux
autres cardinaux ont pris part à la cérémonie, Du Perron et
Sourdis; Gondi et Gèvres étaient absents. Il y avait en outre
dix-huit évêques; celui d'Angers a fait Toraison funèbre \
1. Malherbe à Peiresc, p. 198.
2. L'Estoile, t. X, p. 2qi.
3. Andréa Cioli commence son récit en faisant allusion à une
dépêche d'Ammirato relatant la cérémonie des obsèques royales à
Notre-Dame. Cette dépêche n'existe plus aux Archives de Florence,
au moins dans la Filze que nous avons dépouillée. Elle aura été pro-
bablement communiquée, comme d'autres documents du même genre,
à quelque curieux de la cour grand-ducale, qui ne l'aura point res-
tituée.
4. <« Cospéan, évcque d'Aire, le jour S'aint-Pierre, à Notre-Dame, où
le corps du Roy fust apporté, tist son oraison funèbre avec apparat,
hoc est beaucoup de monstre et peu de rapport; loua le Roy et les
Jésuites, et prescha el pauco tn espagnol (disait Pun), duquel il a le
visage, la carbe et la contenance. M. d'Angers finalement en ferma
le pas à Saint-Denis, par celle qu'il y tist dans la grande église, le
jour de l'enterrement, où, entre autres choses fort communes et tri-
viales pour louer les Jésuites, dénigra et blasphéma ceux de la cour
48 LA MINORITÉ DE LOUIS XllI.
Après l'évangile et avant l'oraison allèrent à l'offertoire les
princes et les ducs, et il m'a été dit qu'ils devaient mettre
chacun cinq écus dans le bassin. La messe finie, eurent lieu
les actes dont j'ai parlé. On ouvrit au milieu du chœur de
l'égUse une tombe dans laquelle entra un héraut, aussitôt
qu'on y eut mis le corps du roi; il appela successivement
tous les insignes ro3'aux qui étaient là auprès entre les mains
de ceux qui les avaient apportés hier et avant-hier en pro-
cession et il les recevait, sans qu'on le vît, pendant que
chacun de ces personnages les jetait à l'intérieur; il en était
de même des masses et bâtons que portent tous les officiers
de la maison royale et de la guerre. Et après, ledit héraut,
suivant l'ordre que lui donna le comte de Saint-Pol, au lieu
et place du comte de Soissons, à qui incombait principale-
ment cette fonction, mais qui était assis avec les autres
dans le choeur, cria du fond trois fois à haute, triste et
lugubre voix : Le roi est mort ! le roi est mort ! Prie:;^ Dieu pour
son âme! Cet appel arracha des larmes à presque tous les
assistants et environnants. Et peu après , le même héraut
cria trois fois d'une voix pleine d'allégresse : Vive le roi
Louis XIII, par la grâce de Dieu roi de France et de Navarre!
Et au répons d'une autre voix qui, du fond du chœur, jeta le
même cri, tout à coup on entendit retentir les trompettes,
les tambours, les fifres. Et ainsi se termina la cérémonie, à
laquelle ont pris part les susdits évêques et cardinaux, les
princes, tous les grands, les ambassadeurs, la cour du Parle-
ment, tous ceux qui s'étaient rendus là en procession, les-
quels ensuite ont tous déjeuné dans une grande salle de
l'abbaye de Saint-D^nis, à des tables et places dûment sépa-
rées suivant la qualité des personnes, et après manger, le
grand maître, à ce que j'ai appris, a dû, suivant la cou-
assistan% à leur nez. u Cette sainte compagnie, dit-il, parlant des
Jésuites, qui a esté injustement condamnée, et maintenant est calom-
niée, qui estoit leur donner droit à la visière. » (L'Esto.le, t. X,
p. 295.)
OBSEQUES DE HENRI IV. 49
tume, dire à tous les officiers de la maison du roi : Mes-
sieurs ^ que chacun se pourvoie, car nous avons perdu notre bon
maître \ »
Ces paroles étaient particulièrement bien placées dans la
bouche du comte de Soissons. Il avait devancé les termes
du cérémonial et déjà vigoureusement prêché d'exemple.
I. Andréa Cioli, i*"" juillet 1610.
4
III
LES EPOUX CONCIM. — LE DUC DE SULLY
Retour rapide sur les antécédents de Concini et de Léonora Dori. —
Concini rembarré par le premier président du Parlement. — Instal-
lation du couple florentin dans le Louvre. — L'abbaye de Marmou-
tiers donnée au frère de Mme Concini. — Ascendant mystérieux de
cette femme sur la reine. — Ambition etlVénée de Concini. —
Efforts de sa femme pour le modérer. — Mauvais procédés des deux
époux à l'égard de leurs compatriotes, — Premières sorties de la
reine hors du Louvre. — Abstention calculée de Concini. — Il est
nommé membre du conseil d'Etat et du conseil des finances. —
Dissentiments intérieurs du ménage Concini. — La médecine et la
politique. — Renvoi du médecin Duret. — Origine de la disgrâce
de Sully. — Difficulté d'élucider cette question. — Pourquoi Sully
resta à l'Arsenal après la mort de Henri IW — Absence de sym-
pathie entre la reine régente et Sully. — Des buits de revision de
ses comptes commencent à circuler. — Nécessité pour la reine de
ne pas s'aliéner les protestants. — Cabale montée par Bouillon
contre Sully. — Opposition de Sully aux prétentions des princes
du sang. — Il est appuyé par la maison de Lorraine. — Concini
sert d'intermédiaire pour un rapprochement entre Sully et la reine.
— Marie de Médicis limite les pouvoirs hnanciers du surintendant.
— Scènes entre la reine et Sully. — Elle le conserve parce qu'elle
ne peut encore s'en passer. — L'attente du retour de Condé tient
tout en suspens.
Dans les pages précédentes a été souvent prononcé déjà
le nom de Tltalien Concino Concini. Il nous a paru tenir
auprès de la régente une place exceptionnelle, encore assez
difficile à définir, mais qui le mettait au premier rang de la
faveur. Nous avons entrevu aussi la rude et austère figure
du duc de Sully. Il est temps de montrer dans tout leur
LES ÉPOUX coNciNi. 5r
relief ces deux personnages dont l'un représente les goûts
particuliers de la régente et les tendances nouvelles, dont
Tautre incarne encore la pensée de Henri IV et cherche à
maintenir dans toute leur rigueur ses principes de gouver-
nement. Le conflit de leurs influences fondées sur des rai-
sons si diff"érentes, des tentatives en vue d'un rapproche-
ment chimérique entre deux esprits foncièrement antipa-
thiques l'un à l'autre , les manœuvres employées par les
deux rivaux pour trouver des points d'appui auprès de tel
ou tel prince ou grand seigneur, voilà les éléments princi-
paux de l'intérêt qui s'attache à cette première phase de
l'administration de Marie de Médicis qui, suivant l'expres-
sion de Richelieu, « conserva pour un temps des marques
de la majesté que la vertu du grand Henri avait attachée
à sa conduite, en tant que les mêmes ministres qui avaient,
sous son autorité, supporté les charges de l'Etat durant sa
vie, en continuèrent Tadministration, sans se séparer ouver-
tement, ce qui dura jusqu'à la défaveur du duc de Sully ».
On sait que Marie de Médicis avait emmené en France
une fille de condition obscure, sa sœur de lait^ Léonora
Dori \ qui devint sa dame d'atour. La reine favorisa les
amours de cette personne qui exerçait déjà sur elle une
influence extraordinaire, et d'un écuyer de sa suite, le fameux
Concino Concini; Henri IV autorisa leur mariage, à la
charge pour eux de s'en retourner en ItaHe; mais ils se
cramponnèrent à la fortune de leur maîtresse avec une telle
énergie, que le roi de France, malgré la plus violente aver-
sion, dut les tolérer. Ils restèrent donc; ce fut cependant
déjà pour le malheur de Marie de Médicis. Car le roi ne se
gênait pas pour tirer prétexte de cette résistance de la reine
à ses volontés bien connues pour excuser ses propres infrac-
tions à ses devoirs conjugaux, dont l'observation lui était
d'ailleurs particulièrement à charge. Henri IV avait au
I, Voir B. Zeller. Henri IV et Mirie de Médicis, p. -jb.
52 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
moins mis obstacle avec une invincible persévérance à
l'avancement prodigieux dans les dignités du royaume de
France que rêvait déjà l'ambitieux Florentin, et il avait con-
tenu le flot des prodigalités dont la reine était prête à cou-
vrir le ménage déjà devenu tout-puissant dans le gouverne-
ment de ses affaires. Malgré les sages avertissements donnés
par le roi à sa femme, l'inclination folle de Marie de Médicis
pour deux aventuriers ses compatriotes devait être poussée
jusqu'aux plus extrêmes et dangereuses limites.
Le lendemain même de l'assassinat de Henri IV, Concini
entrait dans son rôle équivoque d'homme de confiance de
la reine mère et déjà une parole sévère et autorisée le re-
mettait à sa place, non sans lui faire entendre, venant d'où
elle sortait, qu'en France il trouverait peut-être un jour des
juges impitoyables. L'Estoile, en effet, nous rapporte qu«,
lors du lit de justice tenu par le jeune Louis XIII, le pre-
mier président de Harlay « rembarra fort à propos l'audace
du sieur Conchine, qui, sans respect de la cour, s'était
ingéré de parler, et dit tout haut qu'il était temps de faire
descendre la Roine : « Ce n'est pas à vous de parler ici », lui
dit le premier président, censurant en deux mots Tindis-
crète parole de cet homme qu'on disait n'avoir ni façon, ni
grâce respondante au lieu et renc qu'il tenoit près Sa Ma-
jesté * ». L'Italien ne perdit pas contenance; il n'en était
pas à sa première avanie. Mais maintenant ce n'était pas la
rebuffade hautaine d'un magistrat morose qui pouvait fliire
obstacle à l'avenir plein de promesses qui s'ouvrait devant
lui. (( Le seigneur Concino est plus grand et plus puissant
que jamais, écrit Scip. Ammirato, et il ira continuellement
en grandissant ^. »
En effet, après la mort de Henri IV, la reine mère put
disposer en maîtresse absolue du pouvoir souverain et
1. L'Estoile, t. X, p. 287.
2. // signor Concino e put grande e piiopiu che mai, et continua)r.ente
cndra crescendo. (Scip. Ammirato, 25 mai 1610.)
LES ÉPOUX CONCINI. 53
répartir à son gré les fonctions et les faveurs. Comme il
n'y avait plus une main ferme pour écarter rudement Con-
cini du chemin périlleux où l'engageaient des convoitises
sans frein et une ambition forcenée, le ménage florentin
s'attacha de plus en plus à prendre sur Marie de Médicis
une influence exclusive. La reine commença par établir ce
couple avide en plein Louvre; ils y curent un appartement.
De la part de la reine mère, c'était se mettre à leur discré-
tion. Bientôt l'abbaye de Marmoutiers, possédée par l'ar-
chevêque de Rouen, frère naturel du feu roi, étant sur le
point de devenir vacante, fut donnée par Marie de Médicis,
même avant que la mort du titulaire fût devenue certaine,
à un frère de Mme Concini qui n'avait jusqu'alors fait
d'autre apprentissage que celui de l'état de menuisier'; la
veuve de Henri IV fit ainsi passer une riche prébende du
frère de son mari au frère de sa favorite. « C'estoit un grand
personnage, dit L'Estoile, lequel apprenant à lire depuis
quatre ans, n'y pouvoit encore mordre '. » Concini et sa
femme pouvaient se promettre beaucoup d'un pareil début
de la régence. — « D'après ce que j'ai entendu de la reine
elle-même, Sa Majesté aime la Léonora d'une façon extra-
ordinaire; elle est comme énamourée d'elle », écrit l'am-
bassadeur Matteo Botti ^. S'il était impossible à la reine de
rien refuser à une personne douée d'un aussi puissant et
mystérieux ascendant et qui était au courant de tous les se-
crets de son existence, puisque c'était elle que Marie de
Médicis chargeait du soin de démentir le bruit qu'elle fût
enceinte \ Léonora de son côté n'était-elle pas contrainte
de céder aux obsessions d'un mari qui ne voyait en elle que
1. Matteo Botti, 19 juin 1610.
2. L'Estoile, t. X, p. 3oo.
3. // Concino si mantiene ml solito favore, ma piit corne favorito
cortigiano che corne intimo consig^^. E qiianto alla ynoglie, pev quanto
ho sentito dalla Regina stessa, si piio dire che S. M. Vami estraordi-
narissimamente, e che sia corne innamovata di Ici. Matteo Botti,
3o juin I 610. .
4. Matteo Botti, 19 juin 1610.
54 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
l'instrument de sa fortune ? La malheureuse femme n'était
cependant pas dépourvue de clairvoyance; elle avait le
pressentiment de la destinée funeste que lui préparait
le parti pris par Concini de braver l'opinion de la cour et
l'animadversion populaire. Celui-ci n'eut pas en effet
longtemps la sagesse de se contenter de la situation fort
avantageuse ainsi définie par le même diplomate floren-
tin : « Le Concino se maintient dans sa faveur accoutumée,
mais plus comme courtisan favori que comme conseiller
intime ». L'aventurier avait de plus hautes visées. Sans
aborder encore le rôle d'homme politique, il s'y préparait,
soit en introduisant les ambassadeurs dans le cercle intime
de la régente, soit en affectant de s'entremettre auprès d'elle
en faveur de Sully déjà menacé de disgrâce pour sa résis-
tance aux nouvelles façons de gouverner. Il faisait étalage
de son importance et parlait de haut aux officiers des gardes.
Ces façons d'agir ne pouvaient que le rendre encore plus
odieux. Léonora, épouvantée de ces imprudences, cher-
chait à modérer et à retenir son mari; mais elle ne parve-
nait pas à lui faire partager le sentiment qu'elle avait, en
femme déUcate et craintive, d'une situation déjà dangereuse.
Les autres Italiens accrédités auprès de la régente ne s'y
trompaient pas non plus. « Le seigneur Concini a des pré-
tentions bien démesurées, écrit Andréa Cioli; il se montre
trop à découvert, au risque de se faire massacrer. // Siguor
Concino intra troppo alla scoperta , cou pericolo di far si a7nma:^are. »>
Ce n'est pas sans une secrète satisfaction que se faisaient
ainsi prophètes de malheur les trop clairvoyants compa-
triotes souvent fort maltraités par le couple triomphant
dont ils suivaient la fortune avec des yeux jaloux. On avait
en effet pour eux peu de ménagements; il leur fallait at-
tendre des heures entières à la porte de Léonora quand ils
avaient à l'entretenir \ essuyer les dédains des deux vani-
I. Andréa Cioli, lo juillet 1610.
LES ÉPOUX CON'CINI. 55
teux personnages, sans compter d'autres mésaventures du
genre de celle que nous raconte avec un dépit et une indi-
gnation si naïves l'envoyé Andréa Cioli :
(( Figurez-vous, écrit-il, que le seigneur Hippolito Dei' non
seulement a été logé et défrayé dans la maison du S"" Concini,
mais qu'il a encore été convié par lui à un banquet dans ses
chambres du Louvre, et cela a eu lieu hier matin. Et moi, il
y a trois jours, comme j'entrai dans ces chambres, pour don-
ner le bonjour au S' Concini et à la S" Léonora, juste au mo-
ment où l'on se mettait à table, j'ai été congédié mieux qu'à
la florentine. On me demanda si j'avais déjeuné, je répondis
non, et voici ce qu'on me dit : « Va- t'en déjeuner, car c'est
« Theure, et nous ne voulons pas t'inviter ». Et moi, avec un
sourire qui ne vint point du cœur, je dis : « Mais je ne vous
« le demande point »; et sur ce, lui tirai ma révérence". »
On trouve toujours chez l'ItaUen un personnage de comédie.
Concini était parfaitement étranger à toute courtoisie
comme à toute délicatesse de sentiments, et ce qui est sur-
prenant, c*e3t la grossièreté des procédés qui devaient le
conduire à tout. Il avait des recettes pour venir à bout des
hésitations et des résistances de sa femme, il usait à propos
de la mauvaise humeur et se montrait passé maître dans
Tart d'exploiter une passion que les années n'avaient ni
refroidie ni rendue moins dévouée chez Léonora Dori. Le
corps de Henri IV était à peine descendu dans les caveaux
de Saint-Denis que la reine mère, faisant trêve aux larmes
de convention et au souci des affaires, cherchait des dis-
tractions hors du Louvre où elle s'était jusqu'alors confinée
dans un deuil tout d'apparat. Le 3 juillet elle alla à Notre-
Dame ^ dans un carrosse suivi de six autres, fort accompagnée
1. C'était un Florentin de passage à Paris.
2. Andréa Cioli, i6 juin 1610.
3. Andréa Cioli parle d'une dépêche dans laquelle Ammirato racon-
terait en détail la première sortie de la reine hors du Louvre, après
quarante-neuf jours, pour aller entendre la messe en grande pompe à
Notre-Dame. Cette dépêche n'existe plus dans le registre d'Ammirato.
S6 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
et entourée de tous côtés de gardes, soldats et arquebu-
siers sous le commandement du capitaine La Chàtaigne-
raye. Tous les princes, hormis le comte de Soissons, entou-
raient la voiture avec force noblesse au milieu de laquelle
paraissait par-dessus tous M. d'Épernon, « rajeuni de plus
de dix ans depuis la mort de son maître, dit L'Estoile, por-
tant la tète aussi haute que celle de son cheval, sur lequel
il monta, contre l'usage, dans la cour même du Louvre ».
L'après-midi, la reine, continuant ses dévotions, alla à
Saint-Victor au pèlerinage de Notre-Dame des Bonnes Nou-
velles, qu'elle avait en grande vénération. Quelques jours
après, le jeudi, au matin^ elle fit une promenade et une
visite au château d'Issy, résidence de la reine Marguerite :
la reine divorcée offrait une collation de confitures à la
reine veuve. Marie de Médicis monta en carrosse dans la
cour du Louvre et invita à l'accompagner Mme de Sois-
sons, Mme de Guise, Mme de Conti, Mme de Montpensier
et Mme Concini. Elle se plaça sur le siège, à côté du
cocher ', se croyant plus en sûreté que dans l'intérieur, pré-
caution qui aurait paru plus convenable de la part de
Henri IV, et qui, un mois auparavant, Faurait peut-être
sauvé. La voiture de la reine mère partit escortée d'un grand
nombre d'autres carrosses et d'une brillante cavalcade de
princes et de seigneurs. << Au sortir de là, S. M., dit L'Es-
toile, monta sur un genêt d'Espagne qu'elle galopa brave-
ment jusque à l'entrée du faubourg Saint -Germain, où
elle rentra et se remit dans son carrosse entouré de force
gardes. » Le premier écuyer de la régente ne parut point à
cette partie de plaisir où il semblait appelé par ses fonctions
mêmes. Il y avait, à ce moment, une brouille complète
entre Léonora et son mari, et ce dernier, par contre-coup.
I. s. J/'-' si messe dalla banda del coccliiero. su alto appresso di lui,
corne in luogo piu securo, et fu poi seguitata da moite caro^^e di
principi et di 55"; t7ia7îon vi viddemo gia il s^ Coricini. (Andréa Cioli,
lo juillet 1610.)
LES ÉPOUX CONCINI. 5 7
tenait rigueur à la reine. Concini fit, à ce propos, de cu-
rieuses confidences à l'ambassadeur Botti. « Dans les dé-
mêlés que j'ai avec ma femme, lui dit-il, la reine me donne
toujours tort. Mais ce que je ne puis surtout pardonner à
Léonora, c'est qu'elle se soit mis en tête de faire obstacle
à mon avancement. Ce qu'elle veut par là, c'est se faire
valoir davantage et me forcer à reconnaître que tout me
vient d'elle. Je serais bien heureux si je pouvais espérer me
retrouver d'accord avec elle dans un grand nombre d'an-
nées. » C'était avec des airs de désespoir que l'Italien se
lamentait ainsi; il affichait l'intention de quitter la cour, de
vendre sa charge, d'acheter une terre; il se targuait, par
une accusation peut-être odieuse, d'un désintéressement
dont rien ne prouve que l'occasion lui ait été donnée en
affirmant que Sully lui avait off"ert trente mille écus comp-
tants et cinquante mille par an pour obtenir ses bonnes grâces.
C'était enfin à la reine qu'il s'en prenait de tout le mal en
se plaignant amèrement qu'elle ne l'eût pas introduit au
conseil d'État. Cette scène, fort bien jouée devant d'autres
probablement que l'envoyé toscan, aboutit à un prompt
dénouement. Matteo Botti, h qui nous devons ces détails,
put, avant de fermer sa dépêche, en rehausser la saveur par
cet amusant post-scriptum : « Concini a été fait du conseil
des finances et s'est raccommodé avec sa femme* ». Quelques
jours après, en eff"et, Concini prêtait serment entre les mains
de la régente et du jeune roi pour avoir été fait du conseil
d'État et des finances, et prenait officiellement séance dans
la salle où auparavant il assistait déjà aux délibérations, mais
comme serviteur de la reine et debout derrière son siège -.
Ce n'était pas une simple satisfaction d'amour-propre
qu'avait recherchée le nouveau dignitaire. Le conseil des
finances, à ce moment, se réunissait souvent ; car on allait
renouveler la ferme du sel. Les prétendants vinrent assiéger
1. Matteo Botti, 12 juillet 1610.
2. Scip. Ammirato, 28 juillet ibic.
58 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
Concini et sa femme; et ces sollicitations furent pour eux
la source de beaux profits. « Ce qu'ils auraient de mieux à
faire et pour eux et pour la reine, écrit l'envoyé Cioli,
c'est d'amasser du bien et des trésors '. » On voit qu'ils
ne s'en faisaient pas faute.
Au point de vue lucratif les deux époux étaient parfai-
tement d'accord. Fanno e faranno hue i falti loro, écrit
Andréa Cioli (i6 sept.). Mais il y avait entre eux des dis-
sentiments d'une autre nature que ceux qui pouvaient
résulter de l'outrecuidance des visées politiques de Concini.
Le mari était joueur et la femme économe ; et, si grandes
et inconsidérées que fussent les profusions de la reine en
leur faveur, des pertes au jeu qui s'élevaient jusqu'à deux
mille écus en une seule fois inquiétaient et irritaient la cir-
conspecte et prévoyante Léonora. D'autres incartades la
touchaient plus au vif, c II est bien difficile, écrit Cioli,
d'être à la fois bien avec l'un et avec l'autre. Car, à l'oc-
casion, il doit faire ce que sont tentés de faire les hommes
qui ont une femme laide. Ses familiers l'}. incitent ou Vy
aident et, par conséquent, sont mal vus d'elle; et les
fiivoris de la femme sont regardés par le mari comme des
espions ". » Ce n'est point que Léonora ne fût prête, même
en matière si délicate, à se montrer de bonne composition.
Mais il aurait fallu, au dire de l'ambassadeur, que, pour
prix d'une condescendance peu commune, il eût consenti
à se conduire toujours suivant la volonté de sa femme;
à cette condition, il n'aurait pas été malheureux. « Mais
1. Spesso hora detto consiglio si radiina, et in esso presentemente si
traita del rinovare la fermeria o VappaVo del sale, et in sei anni
che suol diirare ci è chi offerisce fino in 600 000 sciidi di augumento
per il Re con alegeriniento di pre:^:{0 ancora pcr il popolo, et da
questa niiova condoîta dicono che il si^'' Concino et la moglie ne cave-
vanno buonissimo paragiianto , perche tutti H offerenti , che sono in
gran numéro, et sempre se ne scu^prono delli altri, si raccomandano
al lor favore. Se il sig"^ Concino si contentasse di far sen^a apparenta
délia roba et del tesoro, meglio, dice alcuno, sarebbe per lui, et per la
regina. Andréa Cioli, 8 août 1610.
2. Andréa Cioli, 16 septembre i6ic.
LES ÉPOUX CONCINI. 5 9
cela ne sera pas, ajoute-t-il; car il faut que l'homme
domine la femme; et il se résigne d'autant plus diffici-
lement à lui céder qu'il est d'humeur hautaine et fièrc '. »
La vie intime de ces deux êtres était bouleversée par
des luttes terribles. On surprenait encore la trace des
orages de leur intérieur sur le visage de Concini lorsqu'il
se présentait au milieu des envieux que faisait sa faveur, la
figure décomposée. On savait qu'il laissait souvent, après
des scènes de ménage, sa femme malade, alitée, et qu'il ne
consentait à la soigner ou à s'occuper d'elle que moj-en-
nant la promesse d'avantages nouveaux. Malgré son
audace, Concini lui-même n'était pas d'un tempérament
assez bien trempé pour supporter sans inconvénient ces
émoLions violentes. Son sang, déjà mauvais, s'échauffait
et tournait; et ce n'est pas seulement aux eaux de Spa,
fort en vogue à ce moment, qu'il avait recours pour se
guérir. Les impitoyables écouteurs, qui tenaient la cour de
Florence au fait de tout ce qui se passait autour de la
régente, ne nous font grâce d'aucune des médecines et des
saignées auxquelles il était obligé de se soumettre, soit
pour se rétablir, soit, par un luxe de précautions qui fait
sourire y ad prceservationem salutis, et non ad necessitatem~.
Entre les deux époux, une créature innocente souffrait de
ces discordes et de cette mauvaise hygiène. Ils avaient un
fils « beau comme un ange, au visage tout souriant, mais
délicat, maigre, sans couleurs ». On ne se faisait cepen-
dant pas faute « de le tourmenter avec les médicaments,
comme s'il eût été un vrai colosse ». C'était l'usage de la
maison. L'abbé de Marmoutiers, en résidence chez sa sœur,
s'y conformait avec zèle; si bien que l'envoyé florentin,
pénétrantun jour dans cet hôpital, ne pouvait s'empêcher
de s'écrier : « Mais, sous prétexte de santé, vous voulez
donc ici vous détruire tous! » Or\ s'en prit au médecin de
I. Andréa Cioli, 8 août 1610.
9- Andréa Cioli, 18 septembre 1610.
60 LA MINORITÉ DE LOUIS XIH.
la mauvaise santé générale; et le sieur Duret fut prié de
déguerpir; peut-être, à quelques mots vagues des envoyés
florentins, faut-il comprendre que le personnage s'était
mis, pour des raisons suspectes, en trop bons termes avec
Concini. « Le médecin Duret, lisons-nous dans L'Estoile,
deschu tout à coup de la grâce et de la faveur de la reine
régente, eust son congé de la cour, en ce mois, avec com-
mandement exprès de se retirer et de n'entrer dans le Louvre
pour y exercer et pratiquer sa médecine. Ce revers si sou-
dain estonna beaucoup de gens, pour ce que ledit Duret
estoit des amis des dieux, favori de la déesse Conssine, et
du Conseil de la petite escritoire. Un des plus grands,
enquis sur celte mutation par un personnage de Paris, de
grande qualité, qui estoit de ses amis, et qui désiroit d'en
apprendre quelque chose de lui, n'en eust autre réponse,
sinon que telle avoit esté la volonté des Dieux,' et que, par
raison d Estât, ce qui avoit esté se devoit faire *. » Ainsi la
médecine et les tripotages financiers, les manœuvres sou-
terraines et les discussions domestiques se partageaient
l'existence de l'égoïste et insolent favori. Malgré son désir
de ne pas encore se compromettre, il allait être forcé de
prendre parti dans les compétitions qui s'agitaient autour
de la régente et qui visaient déjà la plus forte personnalité
que Henri IV eût laissée derrière lui, le duc de Sully.
La disgrâce du duc de Sully, dont il peut être question
dès maintenant, est l'événement qui caractérise le mieux
les débuts de l'époque de troubles et d'affaiblissement pour
la monarchie française, qui succéda immédiatement au
grand règne de Henri IV. Si le fait en lui-même est bien
connu, les circonstances en sont restées assez obscures.
Un administrateur et magistrat éminent, Claude Le Pel-
letier, successeur de Colbert au contrôle général des
finances, écrivant vers la fin de sa vie des biographies res-
I. L'Estoile, t. X, p. 3 17. — Tall. des Réaux, t. If, p. 65.
LE DUC DE SULLY. 6l
tées manuscrites ^ de plusieurs hommes d'État du siècle,
les chanceliers de Bellièvre et Le Tellier, les gardes des
sceaux Du Vair et Mole, s'était senti attiré par la rude et
parfois énigmatique figure du duc de Sully. Il lui consacre
une notice qu'il veut faire porter particulièrement sur
l'époque de sa retraite, et s'exprime à ce sujet en ces
termes : « Dans la résolution de M. de Sully de remettre
la démission de la charge de surintendant et de se retirer
de la cour, il pratiqua une robuste vertu. J'eusse souhaité
de trouver plus de circonstances de cette action, des motifs
de M. de Sully et des procédés qui accompagnèrent cette
grande et bonne action. J'en ramasserai les différentes cir-
constances autant que je pourrai les tirer des mémoires que
j'extrairai. » Les notes assez incohérentes recueillies par
Le Pelletier n'offrent que peu d'intérêt; ses recherches
ont été fort incomplètes, et son travail est dépourvu de
critique, même dans les étroites limites où il a dû se ren-
fermer. Après lui la question reste intacte.
Les éléments, il faut le reconnaître, n'en sont pas très
faciles à réunir. En effet, les chroniqueurs et historiens
contemporains pèchent ou par la sécheresse et le décousu
de leurs informations comme L'Estoile dans ses mémoires-
journaux et Malherbe dans sa correspondance avec Pei-
resc; par un esprit de dénigrement systématique, chez l'au-
teur de l'Histoire de la mère et du fils^ à l'égard des hommes
d'État qui Font précédé au pouvoir; par l'absence de con-
sidérations politiques dans le journal du médecin Héroard,
par les habitudes de réserve diplomatique dont s'inspire
constamment Fontenay-Mareuil; ou enfin par la défiance
que provoque naturellement un cas de suspicion légitime
comme celui du témoignage personnel de l'homme dont il
s'agit, de Sully lui-même, dans ses Mémoires ou Économies
royales. Comment ne pas se décourager en présence de
I. Bibl. nat., fonds fr., n" 9443.
62 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
cette dernière source d'informations, que les secrétaires de
Sully qualifient eux-mêmes de « discours et narrations
lesquelles, soit par ignorance ou faute de mémoire, soit
par crainte, circonspection et prudence, l'on omet ou
retient beaucoup de choses à dire, ou que l'on déguise
tout exprès ». Cependant, parmi les problèmes qui inté-
ressent l'historien et le moraliste, les causes de la disgrâce
du duc de Sully méritent d'attirer l'attention .
Comment, en effet, un homme de cinquante ans, prin-
cipal ministre d'un grand roi, encore en pleine possession
de facultés puissantes, connaissant à fond toutes les parties
de l'administration de l'État, supérieur à tous les hommes
politiques de son temps, se jugeant lui-même et jugé par
tous nécessaire à la bonne conduite des affaires dans un
moment critique, a-t-il dû, au bout de huit mois, se rési-
gner à une retraite qui devait durer les trente dernières
années de sa vie? C'est là un fait grave en lui-même et
plein de conséquences pour la suite des événements qui
s'accomplirent sous la régence de Marie de Médicis. Il
domine toute la fin de l'année 1610, le commencement de
l'année 161 1, et il importe de ne point le perdre de vue
pour comprendre et apprécier toutes les intrigues dont la
cour est le théâtre. C'est pourquoi nous devons nous atta-
cher à l'expliquer en détail.
La conduite que tint le duc de Sully, au moment de
l'assassinat de Henri IV, a donné lieu à des critiques sévères.
Il attendait le roi à l'Arsenal^ dans le déshabillé d'un malade
qui va recevoir la visite d'un ami plutôt que d'un maître,
lorsque lui arriva la funeste nouvelle. Sa première pensée
devait être de courir au Louvre; et en effet il monta à
cheval, au plus vite qu'il put, et se dirigea vers la demeure
du roi à la tête de quelques gentilshommes dont le nombre
grossit en chemin. On s'est étonné qu'arrivé à la rue Saint-
Antoine, il ait brusquement changé de résolution, tourné le
dos au Louvre et qu'il se soit renfermé dans la forteresse
LE DUC DE SULLY. G 3
dont il avait la garde, après y avoir introduit des vivres
enlevés aux boutiques du voisinage. C'est le lendemain seu-
lement que, pressé par différents messages, il alla offrir sa
personne et ses services à la veuve et aux orphelins que
venait de faire le crime de Ravaillac. Aux yeux de Riche-
lieu, ce sont Là « des marques de faiblesse, d'étonnement,
d'irrésolution ».
Sans doute, réduite à ces simples circonstances, l'attitude
prise par Sully n'eut rien de chevaleresque. Mais il ne faut
pas oublier, pour la juger en toute équité, qu'au moment
où il rebroussa chemin, le capitaine de la Bastille avait reçu
différents avis tendant à le détourner d'aller au Louvre ;
qu'il venait d'être traité avec une menaçante hauteur par le
jeune comte de Bassompierre, chargé, à la tête de quelques
chcvau-légers, de « marcher par la ville pour apaiser le
trouble et la sédition » ; et que la situation était en somme
pleine de confusion.
On peut s'expliquer par des appréhensions personnelles
le retard que mit Sully à se rendre au Louvre, car il y
comptait beaucoup d'ennemis. Mais aucune raison n'em-
pêche d'admettre une cause d'un ordre plus élevé. On a
dit récemment, non sans vraisemblance, qu'à côté du
sanguinaire monomane qui tua le roi de France , sous
l'empire d'une obsession toute subjective, la mort de
Henri IV était préparée pour le même jour que l'atten-
tat de Ravaillac et sans la moindre entente avec lui, par
une mystérieuse conjuration qui groupait autour d'une
maîtresse évincée, la marquise de Verneuil, de très hauts
personnages, au nombre desquels il faudrait surtout impliquer
le duc d'Épernon. Sans admettre comme prouvée l'hypothèse
hardie de M. Loiseleur *, il est permis de penser que Sully
pouvait avoir eu vent de quelque machination de ce genre^
et qu'en se retirant dans la forteresse de la Bastille, il pre-
I. Jules Loiseleur, Ravaillac et ses complices.
64 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
nait, en même temps que des précautions pour sa propre
sécurité, une mesure de salut public; il voulait tenir la clef
de Paris, dans le cas d'une révolution qui mettrait en péril
les droits de la veuve et surtout du fils de Henri IV.
Pour ne pas insister davantage sur la valeur de cette
interprétation de la conduite du duc de Sully, il nous suffira
de rappeler que le lendemain de l'assassinat du roi, le surin-
tendant figura dans les cérémonies parlementaires qui éta-
blirent, sur une base légale, la régence de Marie de Médicis.
Sully reprit en même temps dans le gouvernement la place
qu'il y occupait du temps du feu roi, le 17 mai 16 10.
Au commencement de ses Mémoires, Richelieu affirme
que Henri IV avait dit plusieurs fois à la reine qu'il ne
pouvait plus souffrir les mauvaises humeurs du surintendant.
« Les contradictions du duc de Sull}^, dit-il, et le soupçon
qu'il avait non de la fidélité de son cœur, mais de la netteté
de ses mains, faisaient qu'il avait peine à se résoudre à le
supporter davantage. » Que Henri IV se soit souvent
plaint des façons brusques du surintendant et de ses refus
d'argent; qu'il ait donné à la reine la satisfaction de s'expri-
mer avec vivacité sur le compte d'un serviteur chagrin;
que le mot même de congé lui soit venu sur les lèvres, nous
n'en pouvons douter. Mais Henri IV et Sully appréciaient
trop leurs mutuelles qualités, ils étaient depuis trop long-
temps habitués à la réciprocité de défauts incorrigibles
dont le contraste et la lutte tournaient au bien général,
pour en venir à une rupture. Jamais Henri IV n'aurait pu
s'y résoudre. Sully savait bien qu'il n'avait rien à redouter
de « son bon maître ».
Mais ce qui n'avait été, de la part de Henri IV, que plai-
santerie, boutade ou marque d'impatience, bien des gens
étaient intéressés maintenant à le prendre au sérieux, et la
reine tout d'abord. Au milieu de circonstances qui auraient
dû plutôt la rapprocher que l'éloigner de Sully, Marie de
Médicis ne s'était jamais sentie attirée vers le surintendant.
LE DUC DE SULLY. 65
Les vertes remontrances que Sully avait adressées au roi à
propos de ses maîtresses n'avaient laissé à la reine qu'une
impression : c'est qu'il tenait aussi serrés que possible les
cordons de la bourse. Or la régente avait, elle aussi, des
créatures à satisfaire, des adversaires à gagner. Élève dis-
traite et ennuyée, elle savait que le maître de politique et
de finances dont son mari lui avait fait prendre quelques
leçons s'accommodait difficilement du rôle de complaisant.
Elle était donc disposée à exagérer le sens des paroles de
Henri IV et à laisser suspecter l'honnêteté des gains incon-
testables, mais consentis et approuvés par le feu roi, qui
avaient assuré au duc de Sully une fortune immense et
enviée.
Quelques jours s'étaient donc à peine écoulés depuis la
mort de Henri IV que l'on sentit se produire une lourde
agitation contre le surintendant. On parlait à mots couverts
d'une revision de ses comptes, et lui-même pouvait s'aper-
cevoir que son influence n'était plus aussi prépondérante
qu'autrefois dans l'administration des finances. « Comment!
M. de Sully pense donc encore gouverner les afi"aires de
France, comme du temps du feu roi? » disait même haute-
ment le favori Concini; « or c'est ce qu'il ne doit nullement
espérer; car la reine, étant reine, c'est à elle de disposer de
tout; et pour sûr je ne lui conseille pas de rien tenter contre
sa volonté \ » Sully jugea prudent de continuer à prendre
des précautions, et il envoya dans son gouvernement de
Poitou un bateau chargé de poudre. C'était son droit de
grand maître de l'artillerie ; on en trouva l'usage suspect, et
les malveillants s'enhardirent ^.
Parmi les conseillers auxquels Marie de Médicis prêtait le
plus volontiers l'oreille, se trouvait le représentant officiel
de ses parents de Toscane, l'ambassadeur Matteo Botti.
Ce personnage remuant, intrigant, prenait à cœur, par
1. Economies royales, p. Scji, col. 2.
2. Matteo Botti, 3 juin 1610.
66 I^A MINORITÉ dp: louis XIII.
devoir et par intérêt, les affaires de ses maîtres, et avait des
raisons toutes particulières d'être mal disposé à l'égard de
Sully, car ce dernier s'était toujours montré un débiteur
récalcitrant vis-à-vis du grand-duc de Toscane Cosme II,
dont les prédécesseurs avaient prêté à la couronne de France
des sommes considérables. Botti espérait sans doute que,
si le maniement des finances passait en d'autres mains que
celles du duc de Sully, la reine mère, devenue plus libre de
ses mouvements, solderait les dettes dont son mari pensait
bien, au fond, s'être acquitté en épousant la princesse
florentine. Aussi Botti ne négligeait-il aucune occasion de
glisser dans l'oreille de Marie de Médicis des insinuations
perfides contre le surintendant. « J'ai trouvé, écrit-il Je
19 juin, la reine très bien informée, parfaitement avertie
sur le compte de M. de Sully; cela m'a causé une très
grande satisfiction et m'a prouvé sa vigilance et sa capa-
cité ^ »
On n'avait pas seulement à faire valoir contre Sully le
grief « d'être trop ami des biens de Sa Majesté {troppo
amico délia roha di S. M.), on représentait aussi à la reine
qu'ayant besoin, pour affermir son autorité, de la faveur du
pape , elle ne pouvait maintenir à la tête de plusieurs
2;randes administrations de l'Etat un réformé.
Cette considération n'était pas sans valeur aux yeux d'une
reine italienne déjà prête à renouer avec l'Espagne. Il était
évident toutefois qu'il ne fallait pas s'aliéner les protestants,
auxquels on avait jugé prudent, dès le 22 mai 16 10,
d'accorder la confirmation de Tédit de Nantes. Eloigner
brutalement Sully, c'était encourager leurs défiances, peut-
être même leur mettre les armes à la main; car le surin-
tendant passait à juste titre pour être dans le gouvernement
leur représentant, leur appui, leur organe; il valait à lui
seul toutes leurs places de sûreté. Une disgrâce qui aurait
I. Matteo Botti, 19 juin 1610.
LE DUC DE SULLY. bj
eu la religion pour prétexte apparent ou caché devait donner
immédiatement à Sully le prestige et la force de chef d'un
parti toujours redoutable. Il était cependant possible d'affai-
bHr l'influence de l'opinion protestante dans le conseil, en
la divisant. C'est la raison qui détermina la reine à appeler
auprès d'elle Henri de la Tour d'Auvergne, duc de
Bouillon, et à lui demander ses avis. Prince à moitié fran-
çais seulement, soldat intrigant, compromis dans les con-
spirations de la fin du règne de Henri IV, Bouillon était,
depuis le commencement même de sa carrière militaire et
politique, en mauvaise intelligence avec Sully. Il ne fut pas
difficile d'exciter Henri de la Tour d'Auvergne contre un
coreligionnaire qui était en même temps un adversaire
politique, on fit appel à ses ressentiments, on lui promit des
avantages présents, et il entrevit la possibiUté prochaine de
remplacer le duc de Sully dans la direction des aff'aires du
parti protestant, sans perdre les bonnes grâces de la cour.
Il fut fait du conseil, et cette faveur le consola de n'avoir
pas obtenu le commandement du petit corps d'armée que,
par un reste d'égards pour les derniers desseins de
Henri IV, le gouvernement dirigeait sur la place de Juliers,
occupée par les forces impériales. A la cour, Bouillon joua
immédiatement le rôle qui lui avait été destiné, mais avec
une exagération qui en compromit le succès. Un jour, en
plein conseil, il chercha chicane à Sully, à propos des
dépenses pour Tartillerie; les adversaires échangèrent
des propos si offensants, qu'on les crut sur le point d'en
venir aux mains. Le duc d'Epernon, cet autre homme
d'intrigues, puissant par ses charges et ses richesses, protec-
teur attitré de la régente, passa du côté de Bouillon; le duc
Charles de Guise, fils du Balafré \ du côté de Sully. Il
fallut l'intervention de la reine elle-même pour calmer ces
furieux avant leur sortie de la salle du conseil. Des ministres
I. Giiisa suo strettissimo et obligatissimo amico. Matteo Botti,
19 juin 1610.
68 LA MINORITK DE LOUIS XIII.
du culte réformé, voyant quelle partie se jouait, agirent sur
l'esprit du duc de Bouillon et l'amenèrent à faire une visite
d'excuses à l'Arsenal : « Tout s'est passé en douceur,
écrit l'ambassadeur de Florence; mais on ne peut aucune-
ment croire qu'ils se soient réconciliés sincèrement * ».
Sully, semant une partie de l'autorité qu'il avait exercée
si despotiquement lui échapper, eut la volonté de quitter
immédiatement la cour. Mais ses amis lui conseillèrent de
tenir bon, et il resta. Sa situation se raffermit grâce à l'appui
de la maison de Lorraine dont le chef se déclarait son ami
intime, son obligé, et qui prenait fait et cause pour lui en
même temps que pour les anciens ministres de Henri IV. La
maison de Lorraine était un élément nécessaire à la poli-
tique de bascule qui semblait déjà devoir être adoptée par
Marie de Médicis. Or l'équilibre des partis se trouvait, à ce
moment, déjà compromis par les exorbitantes faveurs accor-
dées à la maison de Soissons, et auxquelles Sully avait fait
une rude opposition quand il avait dit à la reine, à propos
du gouvernement de la Normandie : « Je ne puis con-
seiller à Votre Majesté d'ôter cette charge aux enfants de
mon maître pour la donner à un autre - ». Sully ne fut pas
écouté; rien cependant ne pouvait satisfaire l'ambition et
l'avidité de ce prince. Il était donc naturel que la reine,
pour contenir ces dangereux appétits, se rejetât du côté de
la maison de Lorraine. Les princes de cette famille, déjà
mécontents, étaient prêts à soutenir les revendications que
le prince de Conti, frère de Soissons, mais beau-frère du
duc de Guise, conduit par l'intelligente et impérieuse Louise-
Marguerite de Lorraine, sa femme, faisait valoir sur la
Normandie; car il prétendait s'être inscrit le premier pour le
gouvernement de cette province.
La régente ne voulut point pousser les Lorrains à bout;
et Sully, leur ami, profita de cette disposition. Il sut faire
1. Matteo Botii, 19 juin 161 o. Cf. Economies royales, p. 398, col. 2.
2. Economies royales, p. 388.
LE DUC DE SULLY. 6g
d'ailleurs, pour rester au pouvoir où sa présence était plus
nécessaire au bien de l'État qu'à lui-même, des sacrifices
personnels et politiques dont on peut juger Tétendue par la
dépêche suivante de l'ambassadeur Botti : « Le duc de Sully
ne paraît pas avoir l'intention de changer de religion, comme
on espérait, mais bien de changer d'air, et particulièrement
depuis que l'on annonce le retour du prince de Condé. En
attendant, il a changé ses procédés, parce que, contrairement
à ses habitudes, il est plein de courtoisie avec chacun. On
remarque qu'il est en étroite intelligence avec le duc de
Guise. Quant au prince de Condé, il lui a fait offrir en
Flandre 150000 écus. Faisant en sorte de se réconcilier
avec tous ses ennemis, il a voulu avoir une entrevue avec
Concini à Saint-Cloud pour se justifier vis-à-vis de lui des
offenses et des griefs passés, pour s'en laver et pour con-
tracter avec le favori une grande amitié et alliance. Concini
a accepté le projet d'union, mais non l'entrevue à Saint-
Cloud; et l'intérêt commun sera facilement cause qu'ils se
tiendront unis au moins en apparence *. »
Ainsi lorsque les relations parurent, un moment, devenir
meilleures entre la reine et Sully, ce fut grâce à l'entremise
de l'outrecuidant et incapable Concini ^ déjà devenu le
pivot et l'âme de toutes les intrigues de la régence. Au
milieu des cabales qui se formaient, Marie de Médicis ne
se sentait pas assez forte pour aller jusqu'au bout de ses
mauvaises intentions à l'égard du surintendant; mais ce
qui le maintenait surtout, c'est qu'il était nécessaire. « La
reine estime qu'il est du bien de son service, écrit Matteo
Botti, de ne pas exaspérer ce grand ministre. Sans doute il
a toujours été contraire à la reine, bien que Sa Majesté l'ait
remis deux fois en grâce auprès de son mari; mais elle
le tient en haute estime parce qu'il a beaucoup de crédit
vis-à-vis des hérétiques, parce qu'il est au courant mieux
1. Matteo Botti, 3o juin 1610.
2. Scipione Ammirato, 24 juin 1610.
LA MINORITE DE LOUIS XIII.
que personne des finances, parce qu'il a une connaissance
approfondie des affaires du royaume, et que son propre
intérêt se confond avec celui de l'Etat, en raison dos
gouvernements et de toutes les charges importantes qu'il
possède. Ajoutez à cela une tête dont chacun pense qu'il
n'y a pas en France une seconde qui la vaille V » La
régente conserva donc Sully pour gagner du temps et pour
permettre à la coterie florentine de faire à son école une
sorte d'apprentissage du gouvernement. Sully, qui aimait
le pouvoir et les profits qu'il peut assurer, accepta cette
situation équivoque, espérant bien la faire tourner à son
avantage. Mécontent, redoutant une disgrâce éclatante, il
n'avait peut-être pas la puissance, ni, à coup sûr, la volonté
de prévenir ce coup ou d'y tenir tête en faisant appel
aux ressources du parti protestant. D'autre part, si on le
contraignait à résigner toutes ses charges, cet homme d'une
activité si puissante ne voyait plus devant lui que la perspec-
tive décourageante d'aller jouir, dans la retraite, de ces
grands biens dont il était impossible, malgré les rancunes et
les convoitises, de contester la légitime possession. Or c'est
à la dernière extrémité seulement qu'il voulait se résigner à
cette existence.
Aussi chercha-t-il à se faire accepter de la nouvelle cour
et à s'apprivoiser à l'égard de tous, sachant qu'il ne pouvait
plus traiter les grands d'aussi haut que sous le règne précé-
dent. De son côté, la reine dissimula ses véritables senti-
ments et se mit à combler Sully de marques de prévenances.
Il était cependant impossible que se maintînt cette union
apparente, où d'aucun côté les concessions n'étaient sin-
cères.
Sully, habitué sous le règne de Henri IV à traiter les
affaires en tête à tête avec le roi, pensait que cette manière
de procéder arriverait à le rendre maître de l'esprit de la
I. Matteo Botti, 3o juin i(Jio.
LE Dl'C DE SULLY. J\
reine. Marie de Médicis était fort ignorante et d'un esprit
peu ouvert. Ses conseillers intimes, Concini, sa femme,
l'avocat Dolé, tous ceux qui composaient ce que L'Estoile
appelle le ^ conseil de la petite écritoire '», par opposition
au « conseil de faste et de mine », comme dit Sully,
redoutèrent les artifices de Fhabile surintendant. C'est dans
leurs manœuvres pour les déjouer qu'il faut chercher
l'explication d'une scène qui n'a laissé de traces que dans la
dépêche d'Andréa Cioli du 2 juillet 1610. La veille de ce
jour, Sully demanda à la régente si elle voulait qu'il lui rendit
ses comptes. La reine fronça le sourcil et lui répondit : « Ce
n'est pas le moment ». Peu de temps après, Sully s'étant
trouvé devant elle en présence des principaux ministres et du
cardinal de Joyeuse, la reine lui dit d'un air sévère : « xMon-
sieur de Sully, voici le moment de parler de comptes, et non
pas quand je suis seule. — Madame, reprit le surintendant,
pardonnez-moi; je ne suis pas venu préparé, mais je vien-
drai une autre fois au premier signe de Votre Majesté '. »
Confiné dans l'exercice officiel et public de ses fonctions,
Sully allait-il les conserver dans leur intégralité? C'est une
question qui ne tarda pas à se poser. Le trésorier de l'épargne
ayant informé la reine qu'il avait en caisse 200000 écus,
demanda s'il devait, suivant l'usage, les déposer à la Bas-
tille. La reine lui répondit négativement et ajouta qu'elle
lui ferait savoir ses intentions. Ainsi Marie de Médicis et
son entourage n'étaient pas fâchés de mettre à profit l'expé-
rience et la dextérité de Sully, mais à la condition qu'il ne
fût plus qu'un simple agent et que la reine demeurât libre
de disposer à son gré de ces réserves de la Bastille, que
Henri IV avait toujours laissé protéger par le surintendant
capitaine de la forteresse contre ses propres tentations sou-
vent si violentes. La reine s'enhardit peu à peu dans cette
voie. Peu de jours après la première scène, le cardinal
I. Andréa Cioli, 2 juillet 1610.
■Jl LA MINORITE DE LOUIS XIII,
Gondi, évoque de Paris, et l'ambassadeur florentin Cioli
se réjouirent en commun que les paroles de la reine et la
première manifestation de sa volonté eussent abattu l'or-
gueil de Sully. Le cardinal se plut même à raconter une
nouvelle explication dont il avait été le témoin : Sully se
trouvait dans le cabinet de la reine avec les autres ministres ;
la régente fît venir le trésorier de l'épargne et, se tournant
vers le surintendant: « Monsieur de Sully, lui dit-elle, vous
trouverez bon qu'à l'avenir le trésorier ne fasse plus aucun
paiement sans mon ordonnancement ou celui des ministres,
comme c'était autrefois l'habitude; et j'entends que, du
haut en bas, vous obéissiez, comme il convient de le faire.
— Madame, lui répondit Sully, jusqu'à cette heure j'ai eu
plutôt l'occasion de causer des mécontentements, et main-
tenant je n'aurai plus les moyens de faire plaisir à personne ;
de la sorte j'endosserai toutes les haines sans qu'il me reste
aucun espoir de me faire des amis; et sans doute, en m'en-
levant l'autorité, Votre Majesté a l'intention de me signifier
mon congé. — Nous ne vous donnons pas votre congé,
reprit la reine; nous ne voulons pas non plus que vous
serviez par force; mais il est bien juste que l'intérêt de notre
fils et du royaume passe avant le vôtre ^ >»
Sully n'était pas aussi orgueilleux qu'on l'a prétendu; dans
cette circonstance au moins il étouffa, en considération de
l'intérêt public, le juste ressentiment qu'il aurait pu con-
cevoir d'être ainsi traité par la veuve de Henri IV. Quoi
qu'il en eût dit d'ailleurs, le surintendant ne manquait pas
d'amis. Le duc de Guise s'interposa et Ton adopta un com-
promis qui ménagea l'amour-propre de Sully. On avait
voulu donner comme cosisinataires des mandats aux tré-
soriers le secrétaire d'État Villeroy et le duc de Bouillon.
Ce projet fut écarté, grâce à l'influence du duc de Guise.
Il fut décidé que Bouillon et Villeroy assisteraient la reine
1. Andréa Cioli, 5 juillet 1610.
LK DUC DE SULLY. /S
quand on traiterait de finances au conseil. La reine ordon-
nerait, Sully signerait seul les actes *.
Rétabli à peu près dans la môme situation que sous le règ[ie
précédent, Sully, plein de cette activité et de cet esprit de
prévoyance qu'il possédait au plus haut degré, mit sous les
yeux de la reine un état des finances, où il présentait les
revenus du royaume comme s'élevant à la somme de dix mil-
lions d'écusd'or; il indiquait le projet de racheter dans quel-
ques années des terres aliénées du domaine royal et d'élever
ainsi les revenus à quatorze millions ^
Promettre de rétablir l'ordre dans les finances, laisser
entrevoir à Marie de Médicis un accroissement dans les
revenus de l'Etat, c'était de la part de Sully faire entendre
qu'il continuait à prendre au sérieux ses fonctions et qu'il
comptait sur l'avenir. Mais pouvait-il compter sur la reine ?
Les difficultés de tout genre auxquelles la régente se
trouvait en butte deux mois à peine après la mort de
Henri IV font l'objet d'une dépêche vive et piquante de
l'ambassadeur Cioli '\ Nous y trouvons des renseignements
fort utiles sur la situation respective de la reine et de Sully.
Le matin du ii juillet il alla voir la reine. Marie de Médicis
se promena avec lui, en causant d'affaires, dans son petit
cabinet; il y faisait une chaleur torride et la reine se plai-
gnait d'un fort mal de tête. Elle fit descendre l'envoyé
florentin dans les chambres d'en bas et lui demanda des
nouvelles de sa famille. Cioli lui remit une longue lettre
de ce malheureux Luigi Bracci, qui implorait de loin sa
clémence. La reine la lut tout entière et ne répondit rien
sur son contenu. Cioli désirait évidemment avoir un entre-
1. Scip. Ammirato, i5 juillet iGio. Sully fait allusion à cette déci-
sion, quand il dit : « Il avait été advisé que jusqu'à ce qu'autrement
en eust été ordonné, vous continueriez à faire votre charge des
finances, comme vous aviez nccoustumé du temps du feu roi ». {Éco-
nomies royales, p. Sgj, col i.)
2. Scip. Ammirato, i5 juillet 1610.
3. Andréa Cioli, i3 juillet 1610.
7_j. LA MINORITE DK LOUIS XIII.
tien politique avec la régente. Il rentra chez lui déjeuner,
se reposa un peu et sortit de nouveau, quoiqu'il fût déjà
presque le soir, pour aller une autre fois au Louvre. Près
du Pont-Neuf, il rencontra le jeune lieutenant aux chevau-
légers d Elbène, qui était en carrosse avec quelques amis.
Cet officier, d'origine italienne et qui était fort bien en cour,
dit à l'ambassadeur que s'il allait au Louvre, il n'y trou-
verait personne, parce que la reine était sortie; mais s'il
voulait se promener avec lui, le lieutenant offrait de l'ac-
compagner aussi à cheval, car sa monture suivait. Cioli
accepte: les deux cavaliers prennent la route des faubourgs,
et quittent la région habitée afin de pouvoir causer plus
à l'aise. D'Elbène dit à son compagnon qu'il sortait de la
maison du président Jeannin, et Cioli se met en demeure
de recueillir ses confidences : « C'est avec beaucoup de
plaisir, lui dit, pour commencer, le lieutenant, que j'ai vu
la satisfaction que la reine et toi vous êtes mutuellement
donnée aujourd'hui. C'est qu'en vérité, dans tout ce qu'elle
entend, la pauvre princesse, il n'y a que sujets d'ennuis et
de mécontentements. Tous ces princes la crucifient petit à
petit; ils voudraient lui enlever l'autorité et se rendre maî-
tres chacun des gouvernements qu'elle a ; dans leurs immo-
dérées et indéUcates demandes et de charges et de pen-
sions, ils ne se rassasient jamais. Tu sais ce que, dès le
commencement, a fait Soissons, lui qui s'était d'abord,
lorsqu'il revint du dehors, après la mort du roi, montré si
plein d'humilité; lui qui avait fait mine de n'avoir d'autre
intérêt, ni d'autre pensée que le service et la satisfaction
de la reine! Sa Majesté s'est pendant quelque temps tenue
très ferme sur la négative, lorsque d'un seul coup il a
demandé tant et de si grandes choses; car elle a répondu à
un gentilhomme du comte qui lui en parlait, que celui-ci
aurait plutôt son propre sang que tout ce qu'il deman-
dait sans aucune mesure. Et malgré tout, ensuite, je ne
sais comment, ni par linfluence de qui, il a fallu que la
LE DUC DE SULLY. 7 3
reine en vînt à lui concéder des choses exorbitantes et qui lui
donneront bien du fil à retordre. Tu verras maintenant quelles
seront les prétentions du prince de Condé, premier prince du
sang, qui, non sans raison, doit avoir plus que les autres.
Et Guise aussi veut des choses extravagantes. Vois-tu, nous
autres Français, nous avons laissé se gâter, depuis nos der-
nières guerres intestines, la bonté prim.itive de notre nature ;
nous sommes devenus incontentables et insolents. Si on nous
tend un doigt, nous voulons peu après la main, et puis le
bras, l'épaule, la tête, et enfin la personne entière; d'où il
s'ensuit que, plus la reine donnera, et plus elle sera moles-
tée par les demandes. Si elle n'avait rien donné, elle aurait
mal fait; car elle n'aurait pu se maintenir; aussi est-il néces-
saire qu'elle trouve un moyen terme, qu'elle fasse des con-
cessions qui n'aillent pas trop loin et qu'elle ne se lasse pas
de donner de bonnes paroles. » La conversation tomba
ensuite sur le surintendant, et c'est ici que nous saisissons
les motifs qui avaient décidé la régente à battre une seconde
fois en retraite devant le duc de Sully.
D'Elbène rapporta que d'importantes considérations
avaient contraint la reine à se calmer pour le moment rela-
tivement à la limitation des pouvoirs de Sully. « Le surin-
tendant était résolu, dit-il, à n'y consentir en aucune façon,
et il y était déterminé par les conseils de puissants auxi-
liaires. Sa Majesté a dû tenir compte, non seulement de
cette difficulté, mais de ce fait qu'il a pendant de si longues
années manié les finances, c'est-à-dire une somme d'en-
viron douze ou quatorze millions d'écus d'or par an, sans
avoir jamais eu l'obligation de rendre compte d'un sou.
C'est une chose inouïe, qui n'a jamais été accordée à per-
sonne. M. de Sully a tellement modifié et bouleversé les
pratiques anciennes que le plus habile homme du monde
ne parviendrait pas en deux années à débrouiller l'éche-
veau. » D'Elbène insinua de plus que le surintendant n'avait
pas amassé moins de deux millions d'écus d'or et dit que,
^6 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
si on lui enlevait l'autorité et le maniement des finances,
il courrait grand risque de voir ceux qu'il avait mécon-
tentés, découvrir ses malversations et ses extorsions, et
que, par conséquent, il aimerait mieux perdre la vie que de
se laisser retrancher quoi que ce fût dans l'administration
des deniers publics. « Il a tous les hérétiques pour lui, dit-
il en terminant; car il s'est remis avec le duc de Bouillon ',
dès qu'il a su ce dont il était question contre lui. Il aura
Guise et tous les princes; car c'est lui qui leur règle leurs
pensions. En donnant à l'un ou à l'autre un peu plus qu'il
ne leur devait, il se les est obligés; et maintenant il pourrait
les obliger eux et d'autres bien plus et mieux encore en
agissant de la même façon, parce qu'il fait, de sa propre
autorité, tout ce qu'il veut et qu'il n'y a pas moyen d'ob-
tenir la revision de ses comptes. »
Le duc de Guise servait en effet résolument d'appui au
surintendant; un jour que la reine se promenait dans le
jardin des Tuileries, s'appuyant sur M. de Châteauvieux,
son chevalier d'honneur, et sur Concini, Guise pria ce der-
nier de lui céder sa place. Châteauvieux resta de l'autre
côté, jusqu'au moment où il sentit que le duc allait aborder
de graves sujets; il s'écarta alors, mais pas assez pour ne pas
très bien entendre tout ce qui fut dit, de manière à le rap-
porter à son ami d'Elbène, si expansif à son tour vis-à-vis de
notre ambassadeur, auquel nous devons le dernier écho'de ces
indiscrétions : <( Madame, dit le duc de Guise à la reine, en
échange de tout ce que j'ai fait, et de tout ce que je serai
toujours prêt à faire pour le service de Votre Majesté et du
roi son fils, mon seigneur, en exposant, au besoin, mille
fois le jour, ma vie pour eux, je me laisserais facilement
aller à croire, considérant surtout son extrême bonté, que
I. Cf. Lettres de Malherbe à Peiresc : « M. de Bouillon doit donner
demain le nom à un fils de M, de Sully. Ils avaient été brouillés, mais
les ministres, pour l'intérêt de leurs églises, les ont si bien récon-
cilies qu'ils ne furent jamais si bien. » — Œuvres de Malherbe, édit.
Lalanne, t. III, p. 194. — L'Estoile, t. X, p. 277.
LE DUC DE SULLY. 'J'J
Votre Majesté me sait gré de cet absolu dévouement et
qu'elle est disposée \\ m'en donner des signes effectifs, ce qui
est certainement son intention; mais je sais tout le tort que
me font auprès d'elle Soissons, le chancelier et Villeroi. Or
je déclare que, s'ils continuent, comme je ne suis pas d'hu-
meur à supporter longuement une aussi grave injure, je me
verrai, en fin de compte, forcé d'en montrer mon ressenti-
ment d'une autre façon que je ne le fais en ce moment vis-
à-vis de Votre Majesté. Il est bien vrai qu'en ce qui touche
le premier, comme il est prince du sang, je dois lui porter
quelque respect; quant aux deux autres, je ne puis pro-
mettre de me comporter vis-à-vis d'eux de la même façon.
Peut-être cependant serais-je homme à dissimuler avec une
plus longue patience mon légitime mécontentement, pour
ne pas être désagréable à Votre Majesté, si en définitive
il n'y avait en jeu que ma personne. Mais, comme j'ai
l'habitude de prendre plus à cœur les intérêts de mes amis
que les miens, je ne supporterai jamais, quoi qu'il puisse
arriver, qu'il soit fait le moindre déplaisir à Sully, qui est
mon ami, et auquel j'ai les plus grandes obligations. »
La reine cacha son embarras sous des paroles évasives;
elle assura le duc de Guise qu'aucun de ceux qu'il avait
nommés ne lui avait rendu de mauvais services. Elle garda
le silence à propos de Sully qui n'avait point réussi, paraît-il,
à gagner la bienveillance de Concini. L'annonce du retour du
prince de Condé, motif d'espoir pour quelques-uns, et d'in-
quiétude pour beaucoup d'autres, tenait en suspens toutes
les décisions et rendait incertain le groupement des partis *.
I. lo so clie prima, per alciine parole gravi dette da S. 3/" a Sougli,
che credo di havere scritte con altre, egli diibitando che ne fosse
cagione il sig^ Concino mandi ter^^e persone che per via del Sig' Fi-
lippo Gondi cercassino di rendergli benevolo detto sig"" Concino, et
perché poi doveite veder procedersi a maggior rigore, ecco le armi
contrarie che prese; ma è ben vero che hora ogni cosa con tutti et
frà tutti sta impiastrata,et ad altro non si attende hora che alla venuta
del sig^ Principe di Condè, che deve entrare in questa Città venerdi
prossimo. — Andréa Cioli, i3 juillet 1610.
IV
LE PRINCE HEiNRI II DE CONDE
Inimitié ancienne de Sully et du prince de Condé. — Le prince
demande à rentrer en France. — Sa mère négocie avec la reine. —
Difficultés que rencontrent les tentatives de réconciliation entre
Conde et si femme. — La reine fait passer de l'argent au prince.
— Rentrée de Condé dans Paris au milieu d'un grand concours
de noblesse. — Son attitude humble et soumise au Louvre. — Agi-
tation dans Paris. — Craintes mal fondées d'une nouvelle Saint-
Barthélémy. — Scandale du cortège fait aux princes et de l'isole-
ment du roi. — Avertissements sévères donnes par la régente. —
Elle remet sur pied les deux compagnies de gentilshommes au
bec de corbin. — Rapprochement de Sully et du prince de Condé.
— Conférence de l'Arsenal. — Modération relative des exi?;ences de
Conde. — Sa reconciliation avec sa femme. — Attitude nouvelle
du prince de Condé dans le conseil. — Reprise de la mésintelli-
gence entre le prince de Condé et le comte de Soissons, à propos
de l'adjudication de la terre de Nogent-le-Rotrou. — Nouvelles
faveurs accordées au comte de Soissons. — Progrès des exigences
et de l'avidité de Condé. — Marche envahissante du favori Concini. —
Mécontentement de Villeroy qui s'absente de la cour. — Le déjeuner
de Contians. — Concini achète le marquisat d'Ancre, les gouver-
nements de Péronne, Roye et Montdidier et une charge de premier
gentilhomme de la chambre. — Rôle de Sully dans ces tripotages
politiques et financiers. — Le prince de Condé tenu en échec.
La rentrée en scène de l'exilé volontaire, dont la fuite avec
sa femme à l'étranger n'avait pas été sans excuses, mais qui
avait compromis sa cause par une entente coupable avec
les Espagnols et par les éclats odieux de sa joie à la nou-
velle du crime de Ravaillac, reçue à Milan au milieu d'of-
LE PRINCE HENRI II DE CONDE. 79
ficiers du roi Philippe III , ne semblait pas de nature à
servir les intérêts du surintendant Sully. En effet, dans un
manifeste que le prince avait lancé de l'étranger pour expli-
quer les causes de son éloignement, il avait pris vivement
à partie le duc de Sully ^ Quelle part allait-il revendiquer
dans le gouvernement? Quelle conduite allait-il tenir vis-à-
vis de celui qu'il traitait la veille en ennemi personnel?
C'est ce que l'on se demandait pour des raisons très
diverses, à la cour de France, au commencement de
juillet 1610.
L'absence du prince de Condé, au moment de l'assas-
sinat de Henri IV, avait été une bonne fortune pour la
reine mère. Lui seul aurait été assez qualifié comme pre-
mier prince du sang pour faire opposition à l'établissement
de la régence, telle qu'elle avait été instituée. Sa position
de rebelle, réfugié chez les ennemis de la France, lui inter-
disait toute protestation, à moins qu'il ne voulût ou prêter
les mains à la guerre étrangère, ou se voir définitivement
fermer les portes de son pays. La situation internationale,
non moins que le souci bien entendu de son intérêt, ren-
gagea à regagner par habileté une partie des avantages que
son éloignement lui avait fait perdre.
Le prince de Condé écrivit à la reine qu'il désirait venir
reconnaître son autorité et lui rendre obéissance comme à
sa maîtresse. L'intermédiaire de ce rapprochement désiré
avec la reine régente était la vieille princesse de Condé,
qui portait à Marie de Médicis les lettres de son fils et les
commentait avec passion et humilité '. La reine prit la réso-
lution de laisser revenir le prince. Parti de Milan, il était
arrivé en Flandre et de là écrivit à ses parents pour leur
demander ce qu'il devait faire; en même temps il prenait
1. Lettre en forme de manifeste de M. de Condé à tous les princes,
prélats, seigneurs et gentilshommes de France sur son absence et éloi-
gnement de la cour, 1609, publiée dans la Revue rétrospective de 1 833,
t. I, p. 304.
2. Matteo Botti, 19 juin 16 10.
8o LA MINORITK DE LOUIS XIM.
conseil du duc de Bouillon. L'ambassadeur d'Espagne en
France offrit d'écrire à son collègue des Pays-Bas pour le
prier de s'entremettre en vue du rapatriement de Condé.
Marie de Médicis, consultée à cet égard par l'ambassadeur
Botti, repoussa la proposition. Cette protection d'un prince
français insoumis, s'étendant jusqu'en France même, lui
parut à juste titre inadmissible; elle n'en était pas encore
arrivée à suivre aveuglément la politique tout ultramontaine
de l'agent Botti. La question du retour de M. le prince
n'allait pas d'autre part sans quelque complication relative
à ses rapports avec la princesse. Or Charlotte de la Tré-
mouille, fort empressée de rapprocher la reine régente et le
premier prince du sang, montrait beaucoup moins de zèle
pour amener la réconciliation du mari et de la femme. Elle
prenait plaisir à envenimer une situation déjà grave en écri-
vant à son fils que, jusqu'au dernier moment, la princesse
s'était prêtée aux désirs du roi *. Elle répandait à Paris le
bruit du prochain divorce de son fils et d'un projet de
convoi avec une fille du duc du Maine ou de Mayenne.
C'était, en somme, une belle-mère très désireuse de re-
prendre son fils pour elle seule. Mais la jalousie maternelle
n'était pas seule à l'inspirer : des intérêts plus positifs dic-
taient sa conduite.
Le prince de Condé arriva à Bruxelles le soir du
19 juin léio; il alla le lendemain à la résidence de Mari-
mont présenter ses hommages à l'archiduc Albert et à l'in-
fante Isabelle-Claire-Eugénie, et s'en retourna le soir même
à Bruxelles sans vouloir voir sa femme, qui était chez l'ar-
chiduc et l'archiduchesse. Il avait cependant écrit au con-
nétable « qu'il protestait d'oublier entièrement la simplicité
d'esprit de sa femme à se laisser surprendre jusqu'aux
termes où elle avait été ». Dans une autre lettre à la
duchesse d'Angoulême il avait déclaré « qu'il n'en donnait
I. D'AuMALE, Hist. des princes de Condéf t. H, p. 34C.
LE PRINCE HENRI II DK CONDÉ. 8l
la faute à personne qu'à ceux et à celles qui si méchamment
avaient circonvenu sa jeunesse », et ajoutait : « Une saincte
Thérèse et les plus relligieuses vierges du monde eussent
succombé à tant de persuasions; ce qui faict que je pardonne
librement à sa simplicité, et ne veux laisser pour cella de
Taymer et chérir comme Dieu et la raison me commandent.
J'espère qu'ayant esté une heure avec elle de lui remettre
sy bien l'esprit qu'elle et moy en demeurerons contens ^ »
Pourquoi ce brusque revirement dans les sentiments et
la conduite du prince? «■ La cause de cette attitude, écrit
Scipione Ammirato, est, affîrme-t-on, celle-ci : pendant
que le prince était en Italie, elle a introduit auprès de Leurs
Altesses des Pays-Bas une requête dans laquelle elle se
plaignait de la façon dont elle était traitée par son mari,
et demandait que l'on prononçât le divorce entre eux.
Dieu sait par qui ou par quoi elle a été poussée à cette
démarche ^! » Malherbe paraît mieux savoir à quoi s'en
tenir sur ce dernier point. « L'on dit que c'a été par com-
mandement du père, écrit-il à Peiresc ; le père dit qu'il l'a
fait, de la peur qu'il avait que sa fille n'allât en Espagne.
Voilà comme l'on en parle; ce sont choses de grands où les
petits n'ont que voir; ils s'accorderont et nous demeurerons
leurs serviteurs '. » Les choses n'étaient pas encore aussi
avancées, bien que, de tojs les côtés, on cherchât à aplanir
la voie d'une réconciliation désirable. « On croit bien, écrit
Matteo Botti, que le prince finira par se raccommoder avec
sa femme, bien que jusqu'à présent il n'ait pas voulu la voir;
mais le marquis Spinola, dont il est Thôte, s'emploie très
activement à cette œuvre. La reine, qui sait que le marquis
est amoureux de la princesse, m'a dit qu'elle ne pensait pas
que cela fût vrai, à cause de cette considération *. »
1. D'AuMALE, Histoire des princes de Condé, t. II, p. Syô.
2. Scip. Ammirato, 24 juin 1610.
3. Malherbe, t. III, p. 184.
4. 5i crede bene che si habbia a riconciliar cou la mogîie, se ben
fin a hora non l lu voluta vedere; ma il marchese Spinola che Vallogia
6
8'2 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
Qiioi qu'il en soit, l'insistance des gouvernants des Pays-Bas,
celles du connétable, ne produisirent pour le moment aucun
effet sur le prince de Condé. Avant de quitter la Flandre,
il déclara à l'archiduc que non seulement il ne voulait pas
voir la princesse, mais qu'il lui refusait la permission de
venir le retrouver. « Il espérait bien, dit-il, que ni le roi
d'Espagne, dont il pensait être l'obligé, ni Son Altesse, ni
davantage en France Sa Majesté, ne le violenteraient pour
retourner avec la princesse, affirmant qu'il ne se réconcilie-
rait jamais avec elle et qu'il ne la voulait plus pour femme \ »
D'où il était facile de conclure avec le secrétaire Scip.
Ammirato qu'ils ne se réconcilieraient point ou qu'il faudrait
pour y arriver « suer sang et eau ». La princesse de Condé
dut se décider à revenir « séparément Qt per aliam viam ' ».
Quant au prince, il put voir quelle importance on atta-
chait à son retour, dès que la nouvelle en devint officielle.
Le comte de Soissons envoya immédiatement un de ses
gentilshommes à Bruxelles pour inviter Condé à venir loger
dans sa maison ^, qui était l'ancien hôtel de Catherine de
Médicis et qu'il avait eue, disait-on, « pour un morceau de
pain ». D'un autre côté, le prince de Conti et le duc de
Guise lui écrivirent qu'ils se porteraient à sa rencontre pour
lui offrir leurs services jusqu'à la frontière, entre Péronne
et Cambrai. Le gouvernement fit tous ses efforts pour
empêcher le prince de « se partiaHser ». On lui envoya
sous main de l'argent *. Sully avait en effet reçu Tordre de
dicono ci faccia buonissimi ufiz'i, seben la regina che sa che egli e ina-
morato di lei, mi ha detto che non lo crede per qiiesto rispetto. — Matteo
Botti, 3o juin 1610.
1. Scip. Ammirato, 10 juillet 1610.
2. Ibidem.
3. L'hôtel de Soissons, devenu plus tard la Halle aux blés et aujour-
d'hui la Bourse du travail.
4. A Conde ancora si e mandata de danari sotto mano, accio si
habbia a obligar meno a altri, essendoci molti che gl'hanno fatti gran-
dissime offerte e che gli sono andati incontro un pe:^:^o innan:^i, e fra
cutti si stima che sieno piu di dugento gentilhiiomini^ si come si
tonosce che hara un grandissimo concorso di nobilta alla sua venuta,
LE PRINCE HENRI II DE CONDÉ. 83
lui offrir loo ooo écus pour payer ses dettes et parer à ses
premiers besoins ^ Condé se tint alors sur la réserve. Il
refusa l'offre de Soissons et fit louer pour le prix de
4000 francs l'hôtel de Gondi au faubourg Saint-Germain,
bien que la reine eût préféré qu'il établît sa résidence dans
l'intérieur des murs ". Quant au duc de Guise, Condé se
retrancha, pour décliner l'honneur qu'il voulait lui faire,
derrière l'inimitié ancienne qui existait entre la maison de
Lorraine et celle du connétable, beau-père du prince.
A peine Condé eut-il mis le pied sur le sol français
(12 juillet) qu'il envoya un secrétaire à la reine pour lui
dire en toute humilité qu'il ne venait en France qu'avec la
pensée d'obéir à Sa Majesté et de la servir et qu'il n'avait
l'intention de s'attacher à aucune autre union, à aucun autre
parti que celui vis-à-vis duquel l'engageaient son devoir et
sa fidélité à la reine. Ce compliment achevé, le secrétaire
de Condé se rendit chez Mme Concini pour faire vis-à-vis
d'elle une démarche de courtoisie qui dut être sen-
sible à la régente. 11 s'agissait de savoir s'il tiendrait ses
promesses.
Condé, sûr de pouvoir rentrer, se fit attendre. On avait
retardé, pour lui permettre d'arriver, la cérémonie des fu-
nérailles de Henri IV. On peut admettre qu'il se soit abs-
tenu, vu la nature de ses griefs contre le roi défunt; mais il
ne perdait pas pour cela son temps : il eut à Saint-Leu une
entrevue avec le connétable et traita avec lui de la survi-
vance de sa charge. C'était peut-être le prix dont il fallait
payer le rapprochement des deux époux. Mais les intérêts
domestiques en jeu pouvaient-ils s'accorder avec ceux de la
couronne, dont la tradition exigeait qu'il ne fût point
la quale non si crede che sia innan^^i aU'essequie, perche se bene si son
trattenute qualche poco per aspettarlo, si cominceranno lioggi, e non
si crede che ci si habbia a voler trovare, per lo sdegno che ha con il
Re morto. — Matteo Boiti, 3o juin 1610.
[. Scip. Ammirato, 2 juillet 1610.
2, Andréa Cioli, 26 juin. — Scip. Ammirato, 28 juin i6to.
84 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
pourvu aux grands offices en temps de minorité et, à plus
forte raison, du vivant des titulaires?
A Paris on était dans l'attente et l'anxiété; partout se
répandaient des rumeurs et de sinistres prophéties. « Un
diable d'astrologue, rapporte Andréa Cioli, a dit que le jour
de l'entrée du prince, c'est-à-dire vendredi, il y aura du
sang versé dans Paris; sans doute il faut entendre que ce
sera dans les boucheries, où chaque vendredi on tue un
grand nombre de bêtes ^ »
La reine dut prendre quelques précautions : elle fit mettre
les bourgeois sous les armes, afin qu'ils fussent en mesure
de se protéger eux-mêmes si des troubles se produisaient,
et elle interdit aux princes d'aller au-devant de Condé,
pour éviter le désordre que susciterait au milieu de la popu-
lation l'entrée d'une troupe aussi considérable. On disait
en efi"et que le prince arrivait avec 2000 chevaux; en réa-
lité, il en avait à peine 200 -.
C'est le vendredi 16 juillet, deux mois après la mort de
Henri IV, que le piince de Condé fit sa rentrée dans Paris;
il comptait évidemment mettre à haut prix son adhésion de
premier prince du sang aux faits accompUs depuis ce tra-
gique événement; et ses prétentions allaient nécessairement
faire de lui le centre de ralliement de tous les mécontents.
Aussi vit-il une grande foule se porter au-devant de lui bien
que la reine eût intimé défense aux princes qui se trouvaient
à la cour d'aller en personne à la rencontre de Cojidé; les
ordres de la régente furent, sinon enfreints, du moins élu-
dés : le maréchal de Bouillon alla rejoindre, à deux journées
de marche de Paris, à Senlis, le premier prince du sang
et il ne s'en retourna que quelques heures avant la rentrée de
Condé daiis la capitale; les ducs d'Epernon, de Montbazon
et de Bellegarde se portèrent aussi à la rencontre du prince.
1. Andréa Cioli, i3 juillet 1610.
2. Malherbe à Peiresc, t. 111, p. 189. — Andréa Cioli, 16 juillet 161 o,
2C dépêche.
LE PRINCE HENRI II DE CONDÉ. 85
Sully, qui avait eu soin de faire tenir à Condé, conformé-
ment d'ailleurs aux instructions de Henri IV, les arrérages
de sa pension, et qui venait d'être l'intermédiaire des libé-
ralités plus récentes de la reine, crut devoir demander
l'autorisation de se rendre au-devant de Condé. Marie s'en
remit d'assez mauvaise grâce à sa discrétion . Sully fit
comme les autres et sortit de la ville. D'Épernon et Mont-
bazon étaient accompagnés de plus de 500 chevaux; mais,
connaissant l'état d'esprit de la reine, ils rentrèrent dans
Paris un peu avant le prince.
Condé coucha à Louvres en Parisis ^ Il se transporta de
là à Saint-Denis où il jeta de l'eau bénite sur la pierre qui
venait de recouvrir les restes d'un grand homme, pardon
solennel des dernières et coupables faiblesses de celui que
la France pleurait! Le prince fit ensuite son entrée dans
Paris, accompagné de 800 chevaux. Le prince d'Orange,
Philippe-Guillaume de Nassau, son beau-frère, et le fils du
comte d'Auvergne, qui expiait encore dans la Bastille la
part prise aux conspirations de Biron et d'Henriette d'En-
tragues, étaient à ses côtés. Il y avait dans les rues une foule
immense assez mal disposée pour cette cohue de grands
seigneurs et d'estafiers dont on redoutait les désordres et les
exactions. On avait ordonné au prince de se tenir sur ses
gardes. Mais ce qui l'inquiétait, ce n'était pas cette agitation
d'un peuple attiré surtout par la curiosité. Quel accueil
allait-il trouver dans la demeure royale? Voilà ce qui le
préoccupai: surtout.
Malgré toutes les promesses faites et en dépit des mani-
festations d'amitié et de dévouement dont les auteurs se ran-
geaient à la même heure autour du jeune roi et de sa mère,
ne pouvait-il pas être traité en déserteur, en rebelle? Le pré-
sident de Thou lui fit donner avis qu'il pouvait venir en toute
sûreté, <( ce qui le rassura un petit «, rapporte L'Estoile.
I. L'Estoile, t. X, p. 029 et suiv.
86 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
Le prince de Condé, monté sur une haquenée pie, tout
habillé de noir, fort triste, se jouait tantôt au collet de sa
chemise, puis à ses gants qu'il mordait, après à sa barbe
et à son menton '. Il arriva enfin au Louvre. Ce n'est pas
sans peine qu'il y entra, tant était grande la multitude qui
obstruait le passage. On ne laissa pénétrer avec lui que
vingt personnes, et la porte se referma. Alors il pâlit, et
ceux qui étaient avec lui s'aperçurent qu'il tremblait ". Mais
le temps était encore loin où Marie de Médicis aurait assez
d'énergie pour oser mettre la main sur le premier prince
du sang. La régente était dans sa chambre avec le roi,
entourée du comte de Soissons, de tous les princes et prin-
cesses présents à Paris, des cardinaux de Joyeuse et de
Sourdis. Marie de Médicis et Louis XIII se tenaient assis.
« Leurs Majestés étaient au pied du lit sous le balustre, au
droit de la portière ^. « Comme la chambre était trop pleine
pour que l'on fît des cérémonies, dès que le prince arriva,
le roi et la reine se levèrent et s'avancèrent d'un pas; le
prince de Condé mit un genou en terre et embrassa celui
du roi. L'enfant le releva et le serra contre lui. Ce fut ensuite
à la reine mère de recevoir ces témoignages de soumission
du prince; elle lui fit bonne mine et répondit par des paroles
affectueuses à ses humbles protestations de dévouement.
L'entrevue ne dura pas plus d'un quart d'heure. Le prince
alla ensuite prendre logis près de la porte de Bucy dans
l'hôtel de Gondi que lui avait assigné la régente, dont elle
lui fit bientôt cadeau, et qui prit dès lors, ainsi que la rue
du faubourg où il était situé, le nom de Condé *.
Il y fut accompagné d'un grand nombre de cavaliers; et
peu après il reçut la visite du duc de Guise et du chevalier
son frère qui, n'ayant pu aller à sa rencontre en personne,
1. L'EsToiLE, t. X, p. 33 I.
2. Ambass. vénit. Foscarini, 8 juillet lôio. — Malherbe à Peiresc, ^
17 juillet, p. 189 et suiv. — L'Estoile, p. 33i.
3. Héroard, t. II, p. i3.
4. Scip. Ainmirato, 18 juillet iGio.
LE PRINCE HENRI II DE CONDE. 87
comme ils Tavaient désiré, avaient envoyé presque tous leurs
familiers. Tous les seigneurs et cavaliers de la cour s'y
rendirent également , notamment le comte de Soissons,
« fort accompagné, ayant comme un bataillon dressé de
trois hocqs de cavalerie * ». Le prince termina cette jour-
née en allant « sur les neuf heures du soir au Louvre, en
grande compagnie, pour se trouver au coucher du roi, lequel
il desguilleta, lui tira ses chausses et ne s'en partit qu'il ne
l'eût mis dans son lit^ ». Le secrétaire Ammirato ne s'étonne
pas de la brillante réception faite au prince. « Mais on croit
bien, ajoute-t-il, que cela ne durera pas. Aussi bien, en
allant au Louvre, où il s'était rendu le vendredi soir, il
n'avait pas plus de 50 chevaux, tandis que Soissons dépas-
sait le nombre de 150. »
Après cette rentrée du prince, on peut se croire revenu
au temps néfaste de la minorité de Charles VI, alors que les
allées et venues des princes du sang et de leurs bandes étaient
une cause de troubles dans Paris et contraignaient les bour-
geois à prendre les armes. Les astrologues et devins tenaient
Paris sous la menace de quelque catastrophe épouvantable.
A chaque instant, comme à Rome au moment de l'élection
des papes, quelque prophétie parcourait la ville. La reine
dut autoriser les seize colonels de la milice parisienne et
leurs capitaines à mettre sur pied leurs forces, afin de pour-
voir à la sécurité des habitants; ces mesures de précaution
rappelaient malheureusement le souvenir des mauvais jours
de la Ligue et du délire des passions catholiques.
Le prince de Condé, qui n'avait pas donné, dans les cir-
constances précédentes, une bien haute idée de sa bravoure,
en revint à ses appréhensions du premier jour. Le duc de
Bouillon se rendit le 24 juillet au soir à l'hôtel de Gondi
pour y coucher en sûreté et fit part au prince de ses craintes
relativement à cette prise d'armes des bourgeois de Paris.
1. L'EsToiLE, p. 33 1.
2. L'ESTOILE, p. 332.
88 Î.A MINORITE DK LOUIS XIII.
A minuit on fait venir le prévôt des marchands; le prince
lui demande s'il est en sûreté, s'enquiert de la cause de tout
ce bruit, de tout ce mouvement. Le prévôt répond qu'il n'y
a rien et que c'est sans raison que le prince s'inquiète. Pour
le rassurer davantage, le prévôt se rend au Louvre accom-
pagné de quelques-uns des gentilshommes de Condé; la
reine leur donne l'assurance que le prince ne court aucun
danger; elle envoie même Concini à la demeure de Condé
pour l'engager à être sans crainte et sans soupçon. Néan-
moins, toute la nuit, des hommes en armes veillèrent dans
la cour de l'hôtel deGondi, et des chevaux tout sellés étaient
tenus à la disposition du prince en cas d'alerte.
Au milieu de cette panique, on voit Sully lui-même, le
capitaine de la Bastille, le chef de l'Arsenal, donner des
marques d'inquiétude. Il tint cette nuit-là sur pied 300
hommes et il envoya demander au duc de Guise des expli-
cations sur ce qui se passait. Le duc de Guise répondit qu'il
n'y avait rien, au moins à sa connaissance ^
Quel était donc le motif de ce trouble? Depuis quelques
nuits la garde du Louvre était doublée; pendant la nuit, on
changeait le mot d'ordre et le duc d'Épernon tenait ses
troupes sur pied dans son hôtel; car le bruit courait qu'on
allait recommencer la Saint-Barthélémy. Des huguenots
quittaient Paris pour se réfugier dans leurs places de sûreté.
C'était là une crainte qu'expUquait la tournure toute espa-
gnole que prenait la politique du gouvernement et Tétat
de suspicion dans lequel on paraissait tenir le duc de Sully.
Mais en réaUté rien de semblable n'était à redouter : ni
Marie de Médicis, ni Louis XIII, ni le duc de Guise d'alors
n'avaient le caractère audacieux et perfide des principaux
auteurs de l'abominable forfait du 24 août i 572. Sully était
d'ailleurs, comme on vient de le voir, un Coligny qui savait
fort bien se garder. Quant au prince de Condé, l'hôte et
I. Scip. Ammirato, 23 juillet. — Andréa Cioli, 23 juillet 1610. —
L'EsToiLE, t. X, p. 333.
LE PRINCE HENRI II DE CONDÉ. 89
Tami récent des Espagnols, on ne pouvait supposer à ce
moment, chez ce petit- fils du prince tombé à Jarnac,
aucune tendance à faire cause commune avec le parti pro-
testant; le fanatisme catholique avait bien baissé d'ailleurs
depuis que toutes les classes de la nation avaient pu goûter
les bienfaits de la paix religieuse. Ce que le peuple de Paris
voulait, c'était la tranquillité, et l'on entendait dire par les
maisons et les boutiques que si les princes et les grands,
perturbateurs du repos public, faisaient aucun mouvement,
on tomberait sur eux à l'aveuglette {alla cieca) ^
« Quant à cette émotion dont je vous ai parlé la semaine
dernière, écrit Scip. Ammirato, et à la retraite de Bouillon
dans la maison de Condé, tout cela vient, m'a-t-on dit, du
même duc de Bouillon, qui, en sa qualité d'ami et de parent
du prince de Condé, est fort écouté de Son Excellence et
qui, sur le soupçon qu'on le voulait tuer lui avec tous les
autres huguenots, a jeté le prince également dans une
grande appréhension. La reine les a mis en toute sécurité
de ce chef. Mais en revanche ils ont pu reconnaître fort
clairement que cette ville tout entière est tellement dévouée
et convertie au service et à la conservation du roi et de la
reine, qu'aucune considération n'empêcherait les bourgeois
de mettre en péril leur propre vie pour défendre celles de
Leurs Majestés contre n'importe quel prince ou personne.
Et certes ce n'est pas un petit acquit que d'avoir rendu évident
et fait voir à ces princes le bon esprit de cette population ". »
Le gouvernement profita, non sans présence d'esprit, de
cette situation favorable. La reine après avoir fait rétablir
les seize colonels du peuple de Paris, avec des capitaines
sous leurs ordres, les chargea de garder la capitale pendant
le vo3^age du sacre auquel on se préparait déjà; il y avait
eu dans le conseil une assez vive opposition. Les colonels
prêtèrent serment à la reine vers la fin de juillet.
1. Andréa Cioli, 23 juilletiGio. — L'Estoile, MémoiresA. X, p. 340.
2. Scip. Ammirato, 28 juillet 1610.
QO LA MINORITE DE LOUIS XIII.
« Par cette preuve de confiance , écrit Tambassadeur
vénitien, la reine a voulu s'attacher cette ville '. » El!e y
réussit assez heureusement.
Dès lors Marie de Médicis crut pouvoir se retourner
cixQC autorité vers le monde encombrant et bruyant des
gens de cour et lui imposer vis-à-vis de la personne royale,
des devoirs de convenance auxquels s'étaient soustraits un
trop grand nombre de nobles personnages. Les gentilshommes
et cavaliers qui se trouvaient à Paris s'étaient mis presque
tous à f:iire cortège aux princes et aux ducs; et ce n'étaient
pas seulement ceux qui étaient libres de toute attache, mais
les pensionnaires mêmes du roi, dételle sorte que, lorsque
le jeune prince sortait, il n'avait guère autour de lui que ses
gardes, en fort grand nombre, il est vrai, et ceux qui, en
raison de leurs fonctions, ne devaient jamais s'écarter de
sa personne. Marie de Médicis, très mécontente de cet état
de choses, laissa fort vivement entendre à son déjeuner, le
24 juillet, qu'elle ferait enlever leur position à ceux qui,
étant pensionnés de la couronne, iraient faire cortège à
d'autres; et sur-le-champ, elle ordonna que l'on mît sur
pied la compagnie du roi, qui se composait de 200 gen-
tilshommes, afin qu'ils pussent accompagner et servir le
roi. Mais la menace de la reine avait produit immédiate-
ment son effet; les gentilshommes visés revinrent sans
tarder : « Le roi commence à avoir plus de cortège que
d'habitude, écrit l'ambassadeur vénitien le 24 juillet.
Dimanche particulièrement, il avait plus de 300 gen-
tilshommes avec lui '. » Le prince de Condé lui-même
1. Ambass. vénit., 28 juillet 1610.
2. Depuis Louis XI les troupes de la maison du roi avaient à leur
tête deux compagnies de cent lances exclusivement composées de
gentilshommes. Ils portaient, dans les cérémonies solennelles, l'épéc
au côté et en mains la hache d'armes en bec de corbin: de là leur
désignation de gentilshommes au bec de corbin. Ils constituaient ce
qu'on appelait la grande garde du corps. Les guerres civiles et parti-
culièrement la Ligue désorganisèrent cette troupe si brillante. Henri I\',
tout en conservant leurs titres de capit.iinesà Louis de la Trémouille,
LE PRINCE HENRI II DE CONDE. QI
s'empressa de complaire à la régente; en effet, après cette
algarade, il déclara à ceux qui arrivaient pour lui faire cor-
tège qu'il les remerciait de leurs bonnes intentions, mais
que, s'ils ne venaient pas pour une autre raison que celle de
lui faire une chose agréable, il les priait de vouloir bien ne
pas le suivre; car il avait assez de ses gentilshommes ordi-
naires. « En somme, conclut Ammirato, jusqu'à présent,
ce prince montre n'avoir pas d'autre fin, ni d'autres inten-
tions que le service de Leurs Majestés *. »
Il est particulièrement intéressant pour nous de constater,
au milieu des événements dont il vient d'être parlé, qu'indé-
pendamment de ces manifestations de déférence vis-à-vis
de la reine, le prince de Condé et le duc de Sully étaient
déjà liés d'une intelligence assez étroite pour que l'un ne
crût pas sa sécurité menacée sans que l'autre partageât ses
craintes. Et en effet il n'est pas douteux que l'on remarquait
un rapprochement très apparent entre le prince et le surin-
tendant : « J'ai vu, écrit Andréa Cioli, dans l'appartement
de la reine, le prince de Condé en conversation intime avec
Sully, autrefois son grand ennemi; le prince tenait même
la o;auche de Sullv. Ainsi va le monde ". »
Il y eut en effet un échange de vues politiques et un essai
d'alliance entre ces deux hommes passionnés pour l'exercice
du pouvoir et qui, en faisant valoir, dans une redoutable
association, l'un son rang dynastique, l'autre son expérience
consommée des aff^iires de l'Etat et sa puissance personnelle,
se fussent peut-être aisément rendus maîtres du gouverne-
ment. Sully nous donne lui-même, à ce sujet, d'abondants
renseignements ^ 11 aurait eu à l'Arsenal avec le prince de
marquis de Royan, et à Charles d'Angennes, vidame du Mans, n'avait
point remis sur pied et rétabli dans leurs fonctions ordinaires les
deux compagnies. C'est ce que fit au contraire Marie de Médicis. \'oir
Daniel, Hist. de la milice française, t. II, p. 71.
1. Scip. Ammirato, i8 juillet 1610.
2. Andréa Cioli, 19 juillet I^3IO.
3. Economies royales, p. ^qS, col. 2 et suiv.
Q2 LA MINORITK DE LOUIS XIII.
Condé une longue conférence dans laquelle il lui traça un
véritable programme qui peut se réduire aux termes suivants :
en premier lieu, avoir pour but principal la vertu et l'estime
des hommes vertueux, être à tous un exemple de bien faire
à l'État, servir loyalement le roi; en second lieu, essayer
de gagner les bonnes îirâces de la reine, et se réconcilier
sincèrement avec les princes de Conti et de Soissons, ses
oncles, et rester indissolublement uni avec eux; en troisième
lieu, préférer le repos de l'Etat, le soulagement du peuple,
le ménacrement des finances et l'amélioration des revenus
du royaume, à tous intérêts particuliers, et ne rien demander
pour soi personnellement. Sully ne doutait pas qu'en s'atta-
chant strictement à ces principes et en suivant celte ligne
de conduite, les princes n'arrivassent à mettre la reine de
leur côté et, par conséquent, à la séparer de sa cabale; ou
bien à discréditer si profondément le gouvernement de la
régente que rien de conséquent ne pourrait plus s'exécuter
sans leur intervention. Il était sous entendu que cette poli-
tique fondée sur la vertu et le désintéressement devait avoir
pour agent principal celui qui l'inspirait en ce moment. Par
là Sully se maintenait dans ce qu'on appelait « son excessif
pouvoir et autorité » et dans son rôle préféré d'épouvantail
pour les solliciteurs.
Les Économies royales nous apprennent que le prince de
Condé écouta fort attentivement ce discours et qu'il se trouva
ébranlé à suivre les avis du Sully : puis, sans transition,
nous voyons qu'il « se laissa derechef emporter aux persua-
sions, qui lui furent données, de vouloir profiter du temps
et de l'occasion pour s'élever en biens et en honneurs dans
la dissipation et ruine du royaume et des affaires du roi ».
Quelques lignes plus loin, M. le prince est franchement
rangé dans le camp des ennemis du surintendant, de ceux
qui veulent l'éloigner entièrement des affaires. Entre ces
deux situations extrêmes, il y a des faits intermédiaires que
Sully omet et qu'il n'est pas impossible de rétablir.
LE PRINCE HENRI II DE CONDK. 93
De la conversation de Sully, dont le fond ne paraît guère
contestable , tant elle est conforme au caractère et aux
manières du surintendant , le prince de Condé retint les
conseils pratiques. Mais il ne tarda pas à faire bon marché
de ce qu'il y avait de noble et d'élevé dans la politique
peut-être chimérique dont Sully revendique l'honneur d'avoir
été le conseiller.
Ainsi, vers l'époque où doit nécessairement se placer
Tentrevue de l'Arsenal, Condé fait tous ses efforts pour se
maintenir en bons termes avec la reine. Marie de Médicis
obtient de lui qu'il aille voir Conti. Celui-ci continuait à faire
le mécontent à Dampierre; Condé réussit à le ramener à la
cour. Le 22 juillet les deux princes reviennent à Paris à la
tête d'une brillante cavalcade \ et Conti se réconcilie avec
Soissons.
Ce n'est cependant point par la réciprocité du désinté-
ressement que les princes devaient cimenter ce commence-
ment d'union, bien au contraire. Une augmentation de
24000 écus sur sa pension, qui se trouvait ainsi portée à
50000 écus, et la promesse du premier gouvernement
vacnnt, avaient été les conditions du retour du prince de
Conti. Voilà des concessions qui ne pouvaient guère être
du goût de Sully.
Le prince de Condé fit une autre démarche qui devait
également plaire à la reine mère, car elle imphquait une
adhésion complète à l'ordre des choses établi depuis la mort
de Henri IV. Il se rendit solennellement au Parlement, y
prit sa place de premier prince du sang et, après quelques
mots de condoléance relatifs à la perte que la France avait
faite, il déclara à la cour, qu'à cette douloureuse nouvelle
il était revenu immédiatement pour servir Leurs Majestés et
leur obéir en tout, et aussi pour offrir ses services à la cour
de Parlement dont il connaissait le dévouement aux inté-
I. Andréa Cioli, i3 juillet 1610.
94 I A MINORITÉ DE LOUIS XIII.
rets du roi et de la reine. Cette manifestation ne pouvait
qu'avoir l'approbation de Sully; il n'en fut à coup sûr pas
de même du prix dont la reine s'empressa de la payer. Le
prince vivait avec sa mère. Marie de Médicis donna à la
mère et au fils une pension de 80000 écus par an. Condé
n'avait-il pas dit à Tarchiduc Albert, en quittant les Pays-
Bas, « qu'il désirait retourner en France pour servir le roi
et la reine, comme c'était son devoir, mais qu'il voulait
être bien sûr d'avoir de quoi vivre et de ne pas mendier son
pain, comme il l'avait fait par le passé ))?La reine mère
avait fourni le logis; elle y ajoutait le couvert et l'entretien.
Elle chercha aussi à dissiper les soupçons que le prince avait
pu concevoir, notamment à l'égard de Soissons et du duc
d'Épernon que l'on accusait auprès du prince d'avoir voulu
le faire arrêter, lors de son retour à Paris.
Condé montra une certaine satisfaction; za situation
grandissait par suite même de la modération de ses deman-
des. Il se trouvait bien, en somme, des conseils de Sully.
Pour effacer tout reste de prévention dans l'esprit de la
reine, il consentit à faire cesser une situation dont le scan-
dale pesait sur la mémoire de Henri IV et causait des embar-
ras au gouvernement de la régente.
Il reprit sa femme.
Plus humiliée qu'elle n'avait été coupable, la princesse
était revenue àChantill}^ chez son père le connétable. Mont-
morency souffrait dans sa dignité; Condé s'entêtait dans sa
farouche rancune. Marie de Médicis, ayant besoin de l'appui
dévoué du chef de l'armée, rapprocha Condé et les Mont-
morency. Le prince et sa femme finirent par avoir une pre-
mière entrevue à Écouen. Comment Condé n'aurait-il point
pardonné à la belle repentie qui désavouait hautement les
lettres que feu le roi avait montrées, où il était appelé « mon
tout et mon chevalier » ? Le prince prit facilement l'habi-
tude de la revoir. Après Écouen, ce fut à Montmorency
qu'ils se rencontrèrent. Condé emmena ensuite sa femme
LE PRINCE HENRI II DE CONDE. qS
des domaines du connétable dans les siens; et le couple
réuni alla s'établir en haute Bourgogne, dans la magnifique
résidence de Valéry, que l'aïeul de l'époux réconcilié avait
dû à l'amoureuse et princière libéralité de la maréchale de
Saint-André, la femme du triumvir de 1568 '. C'est là que
le prince mit sa femme en sûreté, avec l'intention de ne pas
la laisser reparaître à la cour avant que la reine mère eût
sollicité elle-même le retour de la princesse et se fût ainsi
créé une nouvelle obligation vis-à-vis de Condé ".
Ces rapprochements, que la politique n'était pas seule à
déterminer, affermirent la situation du prince et lui rendi-
rent une confiance en lui-même qui bientôt ne sut plus
se maintenir dans de justes limites. Il se mit à assister à
tous les conseils, même à celui des finances, qui passait
pour ennuyeux, mais où se traitaient des matières qui
étaient loin de lui être indifférentes, et il faisait valoir ses
opinions avec véhémence. L'intervention du prince dans les
délibérations du gouvernement ne tarda pas à devenir fort
encombrante. « Lui qui, jusqu'à présent, s'était montré si
modeste, dit l'envoyé CioH, a déjà commencé, dans le con-
1. Pare che il principe suo marito non sia tanto ostinato in non la
volere ripigliare^ corn' e stato per il passato, onde si comincia a cre-
dere che habbia da seguire col me:{:{0 di S. M. V accommodamento ;
S. E. sin hora apparisce di voler in tutto et per tutto dipendere dalla
regina, dalla qiiale si trova favorito délia casa del baron Gondi. (Scip.
Ammirato, 22 juillet 1610.) — // s"" principe di Conde che e tutto sodis-
fatto di S. M.torna questa sera in casa del s"" baron Gondi; et doviani
deve andarea trovare la principessa sua moglie a Alemoransi, et far la
pace attualmente^ corne întendo l'ha fatio qui con promessa. ^Scip.
Ammirato, 3 août 1610.) — Le différencie tra il principe di Conde et
principessa sua moglie si sono tutte accommodate et sabato andera il
principe à Equan [Ecouen) ore verra la principessa che si trova a Sant
Igli {^Chantilly) et il giorno seguente saranno tutti a Parigi unita-
mente. (Ambass. vénit., 2 août 1610.) — Il principe di Conde che si e
pacijîcato davero con la moglie commincia a potere stare poco lontano
da Ici, et cosi se ne e andato a San Valeri, dove ella si ritrova^a passar
quai he giorno. (Matteo Botti, 18 août 16 10.)
2. Sua Eccellen^a torno hieri da Memoransi dalla principessa sua
moglie, la quale par che non voglia far venir cosi hora alla corte, ma
tenerla fuori aile sue terre; forse deve volere che la regina V habbia a
ricercare anco di questo. (Scip. Ammirato, 11 août 1610.)
96 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
seil, à devenir par trop arrogant et insolent : il prend le
contre-pied de toutes les opinions et les combat gaillar-
demment comme s'il était le plus vieux, le plus sage et le
plus pruJent de tous *. »
C'est bien cette attitude nouvelle que le sage Fontenay-
Mareuil caractérise tout en Fatténuant, et dont la cause ne
lui échappe point quand il dit : « M. le Prince grondait un
peu, mais ce n'était que pour se faire mieux acheter, s'apai-
sant aussitôt qu'on lui avait donné quelque argent, car il
fut longtemps qu'il ne pensait qu'à en avoir - ».
En effet on ne tarda pas à voir de nouveau le prince de
Condé et le comte de Soissons en mésintelligence pour des
affaires d'intérêt. Depuis fort longtemps la terre de Nogent-
le-Rotrou dans le Perche, bien de la famille de Condé, était
en gage dans les mains du comte de Soissons pour répon-
dre des dettes de son père, qui était aussi le grand-père de
Condé, et dont Soissons avait payé une partie. Le comte
voulut se faire adjuger ce domaine par voie de justice,
moyennant la somme de 50000 écus à payer en tout
et pour tout aux créanciers de son père. Il comptait que
personne ne serait assez hardi pour enchérir et qu'il pren-
drait ainsi possession de cette terre; il ne pensait pas que le
prince de Condé agirait autrement. Mais celui-ci considéra
que cette affaire le discréditerait beaucoup ; car en sa qualité
de chef de la branche ainée des Condé, c'était plutôt à lui
qu'à Soissons de dégager ce bien patrimonial. Le dernier
jour et au moment où l'on attendait que la dernière heure
expirât pour l'adjuger à Soissons, le prince de Condé envoya
faire monter le prix de la terre jusqu'à 80000 écus, et se
la fit attribuer. Soissons, qui n'avait pour son neveu qu'une
très médiocre considération, et qui lui en témoignait seule-
ment en apparence, se vo3Mnt ainsi joué, entra en fureur; et
le prince, bien que resté victorieux, ayant appris le peu de
1. Andréa Cioli, 8 août 1610.
2. Fontenay-Mareuil, p. 35, col. 2.
LE PRINCE HENRI II DE CONDÉ. 97
cas fait de lui par son oncle, demeura exaspéré. La dis-
corde était de nouveau dans les rangs des princes du sang.
« Mais, dit Ammirato, ces différends, dans l'intérêt de ce
royaume et dans celui de la reine, sont jugés fort utiles;
parce que si tous les princes étaient d'accord ils tourmente-
raient d'autant plus Sa Majesté qui ne leur en donne véri-
tablement aucun motif, si ce n'est qu'elle les traite trop
bien \ »
A peu près au moment où Condé réglait à son avantage
l'affaire de Nogent-le-Rotrou, la reine fit au comte de Sois-
sons un don de 500 000 francs pour l'indemniser de pré-
tentions qu'il avait du chef de sa femme sur le comté de
Montaffier en Piémont, qui était occupé par le duc de Savoie.
Moyennant ce prix, Soissons céda ses droits au roi. Mais, lors-
que la cour des comptes eut à contrôler ce présent, les offi-
ciers du roi refusèrent de l'enregistrer et suspendirent Teffet
des libéralités inconsidérées de la reine par ce motif qu'il
n'était pas raisonnable que Sa Majesté achetât à un si haut
prix les litiges des autres ". Il devait en être de cette résis-
tance, comme de celle du Parlement de Rouen, qui avait
refusé de reconnaître le comte de Soissons comme gou-
verneur de la Normandie, alléguant que le gouverneur
légitime était le duc d'Orléans et que l'on n'en voulait
point d'autres , et qui , de guerre lasse , avait fini par
l'admettre tout de même. « Ils lui ont donné ce gouverne-
ment, écrit Scip. Ammirato, pour obéir et complaire à la
reine ; et ces magistrats et tous les autres donneraient en
somme tout ce que l'on voudra par égard pour Sa Majesté
1. Scip. Ammirato, i8 août 1610.
2. Cf. Sully, Économies royales, p. 387, col, 2, et 588, col. i. Sully
affirme que Henri IV avait refusé de consentir à ce marché que lui
avait proposé le comte de Soissons; et qu'après sa mort, ce dernier
a sut si bien mettre Conchine de son côté, et pratiquer le seing et
sceau du feu roi, que l'on a gardé plus de trois ans à pareil dessein,
qu'il en fit passer un contrat de vente, comme fait du vivant du
feu roy ». Sully aurait été nommé dans cet acte; il déclare qu'il refusa
sa signature. Ces assertions échappent à tout contrôle.
q8 LA MINORITK DE LOUIS XIII.
et surtout parce que Ton doit croire qu'elle n'a point fait ce
présent sans de sérieuses considérations, dont la principale
est de maintenir fermes dans leur fidélité ces princes pour
lesquels, en toute occasion, elle se montre pleine d'amabi-
lité (ai quali in ogni occasione eJla si mostra amorewlissima). »
Marie de Médicis met tous ses efforts à tenir égale la
balance des générosités. Deux cavaliers s'étant battus en
duel, à trente lieues de Paris, restèrent sur le terrain \ La
reine, des deux abbayes que possédait l'un d'eux, donna la
première au chevalier de Vendôme et l'autre au prince de
Condé. Ce dernier la passa à son favori Rochefort, qui
revenait précisément d'Espagne où il avait été envoyé par le
prince, quand il était hors du royaume, pour remercier le roi
du bon accueil qui lui avait été fait en Flandre. Rochefort
rapportait des offres nouvelles de service de la cour dEspa-
gne au prince de Condé". « Ce favori, dit Scip. Ammirato,
est du même âge que le prince, et il est si aimé de Son
Excellence qu'il n'est pas possible de l'être davantage. C'est
celui dont le roi mort parlait avec tant de mépris, quand le
prince passa à l'étranger. » Voilà, en vérité, un étrange abbé.
Quant à l'autre duelliste, il avait une galère de Sa Majesté
que la reine donna immédiatement à Concino. « Qu'il la
garde pour lui ou qu'il la donne à un autre, ce qui est plus
probable, nous dit encore à ce propos Scip. Ammirato, il en
tirera bien quelque millier d'écus, et ainsi l'on voit à beau-
coup de signes évidents que Sa Majesté tient grand compte
de ce sien serviteur, et qu'elle lui veut du bien ^. »
1. Scip. Ammirato, ii août lôio. Cf. le passage suivant : « En ce
temps, le chevalier Desmarais avec ses deux frères démesièrent en la
campagne une querelle qu'ils avaient avec M. de Dunes, fils de
M. de Dunes, qu'on apeloit Antrjguet, qui tua Quélus, mignon du
feu roy Henri 111, sous le régne duquel ne se parloit que de lui.
Ledit de Dunes fut tue; aussi fust le chevalier Desmarais, avec un
de ses frères. Les duels, du feu Roy prohibés, tournés en batailles
rangées, permises et auctorisées par connivences, traîneront avec soi
une dangereuse queue, si on n'y pourvoit. » (L'Estoile, t. X, p. 384.)
2. Ambass. venit., 11 août 1610.
3. Scip. Ammirato, 11 août 1610.
LE PRINCE HENRI II DE CONDE. gg
On peut suivre à la trace dans les dépêches des ambassa-
deurs italiens, le progrès des exigences et de la cupidité du
prince de Condé, en même temps que la marche envahis-
sante du favori Concini.
Le prince, ayant ouï dire qu'était mort le gouverneur de
la Capelle, place frontière de Picardie, fit tant auprès de la
reine qu'elle donna ce gouvernement à Rochefort. Ce
n'était pas une place de grande importance en elle-même:
mais la situation près des Espagnols n'en rendait pas la pos-
session absolument dépourvue de conséquences, alors que
le prince de Condé venait tout récemment de recevoir l'hos-
pitalité à la cour de Bruxelles et qu'il continuait à être en
relations avec le cabinet de Madrid; de plus, la situation de
gouverneur y rapportait 2 ooo écus. Mais on s'était trop
pressé; le gouverneur n'était pas mort. Rochefort dut
attendre une meilleure occasion.
Le désir de se concilier les chefs de l'autre parti qui
briguait la faveur de la régente poussa bientôt Condé à une
démarche non moins inconsidérée que celle dont il vient
d'être question. A la mort du lieutenant que le roi Henri IV
avait mis en Provence, Condé demanda à la reine de lui
donner pour successeur le chevalier de Guise; mais comime
c'était le duc de Guise qui était gouverneur de la province,
on répondit au prince qu'il était impossible de donner au
duc son frère pour lieutenant \ La maison de Guise avait,
d'ailleurs, à ce moment, certaines visées matrimoniales qui
ne lui permettaient pas de répondre franchement aux
avances du premier prince du sang.
On était donc en pleine curée. L'homme dont l'insa-
tiable avidité n'aurait pu être refrénée qu'au moyen de
l'accord suggéré par Sully au prince de Condé, lors de son
retour, celui qui allait devenir le fléau de la Régence, Con-
cini, s'était mis sans tarder à l'édification de cette fortune
I. Scip. Ammirato. 24 août 1610.
BIBLIOTHECA
100 LA MINORITE DE LOUIS XIII.
insensée qui devait s'écrouler avec lui d'une si épouvantable
chute. (< Il faut croire, écrit Cioli, qu'il sait plus ce qui se fait
que ce que l'on dit. Comme il est, en considération de sa
femme, le plus favorisé de la reine, on pourrait dire qu'il
donne certainement à sa femme l'occasion de le faire filer
à ses pieds. Chacun a Tœil sur lui, et tous lui taillent du
bois sur le dos '. »
Cependant il se faisait l'illusion qu'à l'exception des princes
et des grands qui ne l'honoraient que par intérêt à cause
de la faveur de la régente, il était universellement et sincè-
rement aimé. Cette aveugle confiance l'enhardit à vouloir
prendre plus profondément racine dans le pays où Henri IV
n'avait jamais voulu le considérer que comme un hôte de
passage. Son nom italien sonnait mal aux oreilles françaises.
Mais ne serait-ce pas acquérir le droit de cité que de se
parer d'un beau titre français de noblesse? Et ne pourrait-il
point se faire respecter, le jour où il aurait entre les mains
des places fortes? Les générosités de la reine, les dons de
Sully peut-être, ses propres spéculations lui fournissaient les
moyens de se procurer tous ces avantages. Dès le commen-
cement du mois d'août, le bruit se répandait qu'il avait
engagé des négociations pour l'acquisition du gouvernement
de Péronne auquel était attaché le titre de lieutenant du roi
dans une partie de la Picardie '. Bientôt il jeta ses vues sur
la place de Calais dont le gouverneur, M. de Vie, « bon et
fidèle serviteur du roi et de son État », dit L'Estoile, était
mort le 15 août. Mais il trouva en face de lui, non seule-
ment le prince de Condé qui voulait cette place pour son
favori Rochefort, mais un brave gentilhomme, M. d'Arquien,
auquel avait été promis le premier gouvernement qui vien-
1. Hormai bisogna credere che piu sappia egli quello che si faccia
che dire quello che si dichino, et perché egli è, per rispetto délia moglie,
il piu favorito délia regina, percio direbbe alcuno, ha la moglie qualche
cagione di pretendere di dovere farlo Jîlare ; ognuno ha l'occhio a lui, et
tutti gli tagliono le legne adosso. (Andréa Cioli, 8 août 1610.)
2. Andréa Cioli, 11 août 1610.
1
LE PRINCE HENRI II DE CONDE. 10 I
(irait à vaquer, parce qu'il avait été dépouillé de la citadelle
de Metz par le duc d'Epernon. Entre Metz, la porte des
Allemands en France, et Calais, celle des Anglais, Thumble
officier pouvait trouver l'échange honorable. Abandonner
la vaillante cité victorieusement défendue jadis par le grand
François de Guise à un homme d'intrigues et suspect d'in-
telligences avec l'Espagnol, comme le duc d'Epernon, pou-
vait être pénible, mais le duc était après tout le colonel
général de l'infanterie française; Concini n'était qu'un étran-
ger déjà odieux, presque sans titre encore. D'Arquien ne
supporta pas la pensée de laisser tomber en sa garde la pré-
cieuse conquête de 1557, cette autre gloire du grand Lor-
rain; il déclara tout haut « qu'il allait faire ses Pâques et
qu'au sortir de là, il irait tuer Concini, fût-il entre les bras
de la reine, ne lui étant possible de survivre à une si
grande supercherie ^ ». Cette parole d'un bon Français fut
entendue. La reine dépêcha Concini à Conflans.
C'était là qu'était située la maison de plaisance de Vil-
leroy. Le ministre venait de s'y réfugier sous le coup d'un
accès de mauvaise humeur causé par le dépit de voir la
direction réelle des affaires lui échapper. « Villeroy, écrit
Andréa CioU, le 8 août, s'est en allé, sous le prétexte qu'il
a besoin de prendre les eaux de Spa; d'aucuns affirment
qu'il s'est retiré à cause de son indignation contre Concini,
qui aurait mal parlé de lui; d'autres disent que c'est à cause
de son mécontentement des procédés de la reine. Il ne
peut en effet supporter que, lorsque Sa Majesté lui demande
conseil sur quelque affaire et qu'elle a eu son avis, non
seulement elle ne s'y conforme pas, ce qui, dit-il, lui importe
peu, car il appartient à Sa Majesté d'agir à son gré et à lui
de donner bon conseil; mais qu'elle fasse pire encore, à
savoir qu'elle dise à ceux du Conseil ou même à d'autres
que Villeroy l'a conseillée de telle ou telle façon, confi-
1. L'EsTciLE, t. X, p. 371 et 372.
102 LA MINORITE DE LOUIS XIII.
dence souvent faite même à ceux contre qui le conseil est
dirigé. De la part de Sa Majesté, Villeroy pense que c'est à
la fois montrer peu d'estime pour lui, et lui faire des enne-
mis dans sa vieillesse. On donne aussi comme autre raison
de cette retraite que Sa Majesté ayant voulu faire signer
quelque chose, Villeroy s'y était refusé, alléguant que ce
n'était point une chose juste, ni raisonnable, et qu'il en
reviendrait à Sa Majesté fort peu de réputation et point
d'utilité, et à lui, comme ministre, le blâme le plus fondé '.
Quelques paroles vives ayant été échangées avec la reine,
Villeroy en aurait pris prétexte pour se retirer dans sa maison
de campagne^. » Cette dernière allusion se rapporte évidem-
ment au f:iit que relate L'Estoile en ces termes : « M. de Vil-
leroy, en ce temps, sort mal content de la cour et de la reine,
à laquelle il refuse signer un acquit de 40000 escus pour
Conssine pour acheter le gouvernement de Montdidier,
Roye et Péronne, que M. de Créquy lui avait vendu ».
Villeroy, mandé par la reine, revint à Paris le 9 août. Nous
ne savons rien de l'entretien que Marie de Médicis et le
ministre durent avoir ensemble; ce qui est certain, c'est
qu'un assez notable changement dans la situation respec-
tive des ministres et du favori se produisit presque immé-
diatement après. Le dimanche 16 août, M. de Villeroy
était de retour à Conflans et recevait à déjeuner MM. de
Bouillon et de Sully, qui sortaient du prêche à Charenton.
C'est au milieu de cette réunion que tomba Concini, lorsque
la reine l'envoya trouver M. de Villeroy pour l'affaire du
remplacement de M. de Vie.
Le vieux ministre d'État et ses convives firent entendre
raison à l'Italien; il lâcha prise, et Ton n'entendit plus parler
non plus de Rochefort pour ce poste. D'Arquien fut installé
à Calais par le comte de Saint-Pol, qui, n'ayant aucune
place dans son gouvernement de Picardie, était entré
1. Andréa Cioli, 8 et i i août 1610.
2. L'Estoile, t. X, p. 366.
LE PRINCE HENRI II DE CONDÉ. 103
dans la ville, sans doute parce qu'il craignait qu'elle ne fût
donnée à Concini, un étranger \
Il est impossible de passer sous silence une insinuation,
qui est sans preuves, assurément, mais qui acquiert, par le
rapprochement des dates, une certaine gravité. Le 12 août,
l'envoyé Cioli écrit que Sully, pour se faire bien venir de
Concini, lui a fait des dons considérables et qu'on tient
pour certain que ce personnage est en situation d'arriver à
toutes les grandeurs. La prophétie ne tarde pas à s'accom-
plir : à la fin du mois d'août, Concini s'offre à lui-même une
large compensation du gouvernement de Calais, où s'est
définitivement installé d'Arquien. Il achète le marquisat
d'Ancre pour une somme de no 000 écus, et se fait céder
par M. de Créquy le gouvernement de Péronne, Roye et
Montdidier moyennant 40000 écus'; le 23 septembre, il
prêta au roi serment de fidélité pour ses gouvernements,
« lui baisant la main et à k reine aussi », dit Héroard.
L'entrée du duc de Feria, ambassadeur extraordinaire
d'Espagne, chargé de présenter au nom de son gouverne-
ment les condoléances officielles à l'occasion de la mort de
Henri IV, cérémonies dont on lira plus loin les détails,
permit à Marie de Médicis de témoigner pubHquement au
marquis d'Ancre une faveur résolue à ne plus tenir aucun
compte des protestations qu'elle soulevait. C'est en effet
Concini qui fut chargé d'aller en son nom souhaiter la bien-
venue au duc de Feria. Mais au milieu de si grands honneurs
la préoccupation de ses petits intérêts continuait à pour-
suivre le nouveau marquis. Au sortir du logis de l'ambassa-
deur d'Espagne, il fit appeler secrètement auprès de lui dans
sa voiture le marquis Matteo Botti pour lui demander des
nouvelles d'une vieille créance qu'il possédait sur la grande
famille florentine des Corsini et dont il poursuivait avec
acharnement le recouvrement par l'intermédiaire de la cour
1. Scip. Ammirato, 24 août 1610.
2. Andréa Cioli, 18 septembre lôio.
104 lA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
de Florence. Botti lui annonça que le grand-duc avait
donné des ordres pour lui faire payer « ce bienheureux
argent ». Concini n'avait pas perdu sa journée ^
Le lendemain, lorsque Andréa Cioli, qui avait trouvé
moyen de se remettre en excellents termes avec Concini,
se présenta au cercle de la reine, le marquis d'Ancre se
porta vivement à sa rencontre. « Tu sais, lui dit-il, que Son
Altesse m'a fait la grâce de m'accorder cet argent. Q.uelle
joie pour moi! — Je vous avais dit bien souvent qu'il en
serait ainsi, répond le diplomate. — Eh bien, maintenant,
toi aussi veux-tu quelque chose? reprend Concini. Adieu,
nous nous reverrons à loisir! » Et il laissa sur cette explo-
sion de facile générosité, un interlocuteur qui, nous le
savons, n'aimait guère à se nourrir de viande creuse.
La bonne nouvelle arrivait fort à point. Le nouveau
marquis d'Ancre trouva facilement 64000 écus pour acheter
du maréchal de Bouillon la charge de premier gentilhomme
de la chambre du roi malgré les représentations du prési-
dent Jeannin, qui lui avait dit qu'il se ferait des ennemis
de la plupart des gentilshommes et qu'avant de parvenir
il fallait mériter -. Il vendit ensuite la charge de premier
écuyer de la reine mère, dont il était titulaire, au chevaher
de Sillery, frère du chancelier. D'un bond, le Florentin s'éle-
vait à une dignité essentiellement nationale, il prenait un
des premiers rangs dans la maison du roi; ce ne fut pas la
moindre de ses imprudences. Le jour même où il prêta ser-
ment pour cette nouvelle charge, Louis XIII entrait dans
sa dixième année.
Désormais, suivant l'expression des secrétaires de Sully
dans les Economies royales, «■ il pouvait se dire en quelque
sorte compagnon de M. de Bellegarde avec lequel il n'avait
jamais été guère bien, mais il y avait toujours eu entre
eux des envies, émulations et jalousies, pour de certaines
I. Andréa Cioli, i3 septembre lûio.
•2. L'EsToiLE, t. X, p. 37?.
LE PRINXE HENRI II DE CONDE. lOD
causes que vous savez mieux que nous et que nous laisse-
rons deviner aux autres ». Ce passage énigmatique semble
viser quelque rivalité amoureuse et vouloir faire monter le
soupçon jusqu'à la reine mère elle-même. On ne peut
guère s'arrêter à cette idée, lorsque Ton sait que nos médi-
sants diplomates florentins s'entendent unanimement sur
ce point que le maréchal d'Ancre n'obtenait rien de la reine
qu'en considération de sa femme. Nous verrons bientôt
qu'entre les deux gentilshommes de la chambre s'agitaient
des questions d'une nature moins sentimentale.
Jusqu'à ce moment Concini n'avait pas été pris bien au
sérieux par la cour de Florence. Cet homme, qui se plai-
gnait toujours, et pour des affaires d'argent, avait été peu
écouté. On connaissait son origine, on savait ce qu'il
valait. Quelle revanche pour Concini, le jour où il put
mander devant lui le représentant de « son seigneur
naturel » le grand-duc de Florence et faire connaître à Cioli
qu'en raison de toutes les dignités qu'il venait d'accumuler,
il recevait à la cour de France des honneurs é2:aux à ceux
des princes! Il demandait donc une amplification de titre et
désirait être traité désormais d'Illustrissime, comme AI. le
Grand, après lequel il prenait rang. Si on lui donnait cette
satisfaction, Son Altesse pouvait compter sur lui. Cioli était
prié d'ailleurs de présenter cette demande comme venant de
lui-même et non pas de Concini, le marquis étant disposé à
priser davantage un pareil honneur si on le lui accordait
sans qu'il eût l'air de l'avoir demandé. Concini prit toute-
fois la précaution de remettre à l'ambassadeur la ronflante
suscription sous laquelle il désirait que désormais lui fût
adressée sa correspondance. Elle était libellée en ces
termes : Al Signor Concino Concini de conli délia Fenna, mar-
chesc d'Ancre, governatore e luogoîenente del re in Perona et
primo gentilhuofno délia caméra di Sua Maesta. Andréa Cioli
transmit la formule et pensa qu'il était de bonne politique
d'entrer encore plus à fond dans les bonnes grâces du
I06 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
favori et même de faire sa cour à l'abbé de Marmoutiers
pour avoir Foreille de sa sœur, Mme Concini. Il réussit à
merveille dans ce rôle nouveau : lors d'une de ses visites au
marquis d'Ancre, celui-ci poussa la confiance et la fami-
liarité jusqu'à vouloir lui montrer, mais à la condition de ne
révéler le secret à personne, la manière dont il s'y prenait
pour contrefaire les sceaux des lettres. L'arrivée de la reine,
qui venait voir une litière nouvelle qu'on lui avait faite pour
le voyage du sacre, coupa court à cette étonnante confi-
dence '. Voilà l'homme dont on disait à ce moment-là
même qu'il allait être appelé à remplacer Sully !
Les renseignements et les faits dont il vient d'être ques-
tion dans les pages précédentes ne sont évidemment pas
sans quelque rapport avec le dîner de Conflans, dont il est
parlé plus haut et qui eut lieu le i6 août. D'après le rensei-
gnement que donne L'Estoile en passant, deux des contrac-
tants dans les trafics de gouvernements et offices qui eurent
lieu aussitôt après y assistaient : Concini et le duc de
Bouillon. Le maître de la maison, Villeroy, le principal
conseiller de plume de la régente, qui venait de se retirer
dans sa terre, avait des intérêts conformes à ceux du chan-
celier, frère du troisième des personnages engagés dans les
négociations qui aboutirent à la fin du mois. Il n'est pas
vraisemblable qu'il n'ait pas été question à Conflans de
tous ces arrangements. Le succès dépendait évidemment de
Sully qui, tout récemment, à la suite du refus fait par Vil-
leroy de signer l'acquit de 40 000 écus au bénéfice de Con-
cini pour faciliter ses acquisitions, avait déclaré à son tour
qu'il n'y avait pas moyen de trouver cette somme, sans
I. lo con la p3:^ien:{a et la destre^^^a hofatto tanto clie sono diventato
tutto suo, et iiîsin'' ogf^i, se non arrivava a casa sua la regina a vedere
iina lettiga nuova fatta per il prossimo viaggio, voleva insegnarmi, ma
con pyomessa di non mostrarlo mai ad allri, a scontrafare i sigilli
délie lettere; spero di havermi a giiadagnare anco la moglie, perche
sono diventato tutto del s^ abbate suo fratello, teneramente amato da
lei. (Andréa Cioli, 16 septembre 1610.)
LE PRINCE HENRI II DE CONDE. 1 07
toucher à l'argent de TArsenal. L'opposition du surinten-
dant fut moins absolue après l'entrevue de Conflans; Con-
cini avait eu les fonds qui lui faisaient défaut.
« Ainsi, dit L'Estoile, se vidait petit à petit l'argent de notre
Arsenal que le pauvre prince défunt avec tant de peine y
avait amassé et fait serrer par son confident Sully, auquel
il en faisait assez de mal au cœur, mais lequel n'en eût osé
parler qu'à demi-bouche. •> Le même écrivain constate le
bruit « qu'on avait tiré 7 millions de livres de l'Arsenal
depuis la mort du roi jusqu'au 15 de ce présent mois
d'août' ».
Il est certain que les coffres de la Bastille s'étaient ouverts,
et largement. La rigidité de Sully avait singulièrement fléchi
depuis son entretien avec Condé. C'est que, n'ayant pu
s'entendre avec le prince et n'espérant pas que le ferme et
honnête langage qu'il lui avait tenu serait mieux écouté par
d'autres, il s'était décidé sans doute à faire la part du feu.
Désireux de conserver le pouvoir, il chercha un point
d'appui du côté où la faveur de la régente s'attachait, et fit
les concessions nécessaires.
On observa, tous les témoignages s'accordent sur ce point,
pendant quelques semaines, un rapprochement très osten-
sible entre le surintendant et les familiers de la régente.
Sully reçoit des marques publiques de faveur : le 20 août,
le jeune roi allait à Vincennes poser la première pierre de
bâtiments nouveaux ', pour l'édification desquels des mar-
chés avaient été tout récemment passés par Sully ^; le 29,
une cérémonie semblable avait lieu pour le collège de Cam-
brai; le surintendant accompagna le roi et c'est lui qui
présenta à Sa Majesté la truelle d'argent avec laquelle il
maçonna la pierre *. Voilà des circonstances notées comme
1. L'EsToiLE, t. X, p. 366, 347, 384.
2. « Corps de logis qui est du côté du parc. « [Journal d'Héroard,
t.II, p. 17.)
3. Malherbe, p. icjb.
4. L'EsTOiLE, t. X, p. 378.
Io8 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
importantes par les annalistes contemporains, Héroard ,
Malherbe, L'Estoile; ajoutons-y un renseignement qui a sa
valeur, malgré son insignifiance apparente : Andréa Cioli,
qui, pendant près de trois semaines, avait été tenu éloigné
de la cour par une maladie, constate comme un fait digne
de remarque dans sa dépêche du 26 août que lorsqu'il alla
pour la première fois revoir la reine, il la trouva s'entrete-
nant familièrement avec Villeroy et Sully. On peut inférer
de ces divers témoignages que, moyennant les satisfactions
données à Concini, le surintendant avait réussi, dans une
certaine mesure, à grouper autour de la reine régente un
parti de gouvernement dirigé par des hommes sérieux sinon
complètement désintéressés.
C'était là une combinaison politique suggérée par l'idée
de tenir en échec le prince de Condé. Ce dernier ne se con-
tentait plus maintenant des satisfactions pécuniaires qui
lui avaient été accordées, et visait au rôle de lieutenant
général ou de connétable : chef de la branche cadette des
Bourbons, il s'inspirait des souvenirs de l'histoire équivoque
du roi Antoine de Navarre, son grand-oncle, et faisait des
avances au parti protestant. Mais celui qui tenait véritable-
ment en main cette force politique était Sully, et si l'on
s'explique par le désir de le faire servir à ses propres inté-
rêts les coquetteries du prince vis-à-vis du surintendant, on
ne peut que louer ce dernier de n'avoir point voulu mettre
son influence au service de machinations si contraires à
l'œuvre historique et politique de Henri IV. Ces considé-
rations suffisent à justifier le surintendant de s'être porté
du côté des adversaires de Condé. Le marquis d'Ancre ne
paraissait pas encore à ce moment un homme politique-
ment dangereux. Sully crut pouvoir se servir de lui. Mais
il ne tarda pas à être désabusé. Concini n'entendait tra-
vailler que pour lui-même.
Sully eut le sentiment de ce que cette situation avait
d'irrémédiable, et c'est alors que, se voyant impuissant à
LE PRINCP: HENRI II DE CONDÉ. IO()
arrêter le débordement des appétits, à défendre le trésor de
l'État et la dignité même du gouvernement, il demanda le
congé de la reine pour se retirer dans ses terres. Cette
marque de découragement laissait déjà percer l'idée d'une
retraite définitive. La reine régente n'accéda pas im.média-
tement au désir du surintendant. Sully resta au poste où
il était indispensable, en attendant le jour du sacre de
Louis XIIL
La situation intérieure redevenait a ce moment fort
inquiétante pour la reine. <■< Sully dit ne vouloir rester chez
lui qu'un mois, lisons-nous à la suite de l'information
donnée plus haut par Scipione Ammirato; mais on pense
que ce sera pour plus longtemps; et cette détermination est
fort blâmée. Le maréchal de Bouillon doit aller à Sedan; le
prince de Condé se trouve dans ses terres de Normandie,
d'où il se rendra à Valéry; le duc d'Aiguillon est à Sois-
sons; et l'on croit de plus que le duc de Guise se rendra
en Provence. On est universellement mécontent de voir
s'éloigner tous ces princes de la cour où ils ne peuvent rien
faire de mal sans qu'on puisse y remédier promptement,
tandis que lorsqu'ils seront dehors dans leur gouvernement
et leurs terres, on ne pourra ni si bien ni si vite régler leur
compte. Le duc de Nevers, qui est dans son gouvernement
de Champagne, demande, paraît-il, à Sa Majesté, une bonne
sommxe d'argent pour payer ses dettes; on ne sait si on
la lui donnera. Mais il n'est pas étonnant qu'il s'émeuve
à ce sujet; car il n'a rien eu et Ton a donné à tout le
miOnde V »
Le vide se faisait donc autour de la régente au moment
même où il importait d'assurer à la cérémonie du sacre de
Louis XIII l'éclat qui devait résulter du concours unanime
des princes et des grands personnages de l'État. Le mois
de septembre fut employé à frapper les imaginations
I. Scip. Ammirato, 3o août i(3io.
IIO LA MINORITE DK LOUIS XIII.
populaires par de pompeuses réceptions d'ambassadeurs,
à négocier pour ramener les absents, à récompenser la
fidélité de ceux qui ne s'étaient pas encore éloignés,
à faire taire les velléités d'opposition, à désarmer les
résistances.
SCÈNES INTIMES. — AMBASSADES EXTRAORDINAIRES
LE ROI. — LES GUISES ET LES BOURBONS
Menus détails de l'existence privée de la régente. — Chaleur de l'été
en 1610. — Marie de Médicis commande à la fabrique de Monte-
lupo en Toscane un carrelage artistique pour ses appartements. —
Ses promenades de dévotion. — Revue de sa compagnie d'hommes
d'armes. — Scènes intimes. — Le dentiste Tornabuoni. — Ambas-
sades du comte de Bucquoy, du comte de CoUalto, du duc de Deux-
Ponts, du duc de Feria, du comte de Hampton. — Dignité précoce,
esprit d'à-propos du jeune roi. — Son portrait d'après les ambassa-
deurs florentins. — Anecdotes diverses. — Faveur éphémère
du tireur d'arbalète Zanobi Spini. — Projet d'union entre le duc de
Guise et la douairière de Montpensier favorisé par la reine mère. —
Opposition de la marquise de Verneuil. — La régente intervient.
— La marquise capitule. — Satisfaction de Marie de Médicis. — Le
prince de Gondé revient à la cour pour le voyage du sacre.
Il n'est pas sans intérêt de recueillir çà et là dans nos
ambassadeurs quelques traits de la vie familière de la régente
ou du jeune roi. S'ils ne sont pas l'histoire même, ils en
forment l'accompagnement naturel et reposent Tesprit du
lecteur au milieu de la trame compliquée des événements
politiques et des intrigues de cour. C'est pourquoi, avant de
poursuivre l'exposé des faits de l'ordre purement historique,
nous grouperons un certain nombre d'épisodes qui ont
échappé à la curiosité des auteurs de mémoires contempo-
rains ou qui n'ont été vus par eux qu'imparfaitement.
112 LA MINORITE DE TOUIS XIII.
L'été de 1610 fut particulièrement chaud. Marie de
Médicis aimait beaucoup ses aises et souffrait de l'inhabileté
où l'on est dans nos pays tempérés à se défendre contre les
excès de la chaleur ou du froid. Ses plaintes à cet égard
furent la cause de modifications dans les aménagements
intérieurs de son habitation.
« L'autre soir, parlant de la grande chaleur que l'on res-
sent, écrit Matteo Botti, la reine me dit que, par un temps
pareil, elle trouvait extrêmement désagréables les parquets
de bois dont on fait usage ici, et elle dit qu'elle avait l'in-
tention de faire venir des carreaux qu'on ne sait pas fabri-
quer à Paris. Je répondis à Sa Majesté que ce qui vaudrait
le mieux, ce seraient de ces briques peintes et vernies que
Ton fait à Montelupo, quelquefois exprès, et qui sont très
belles quand on les commande avec un joli dessin. On s'en
sert beaucoup en Espagne comme carrelage et ornement.
Sa Majesté répondit que cette idée lui allait à merveille. De
toute notre conversation, il résulte que, si Votre Altesse en
faisait faire pour une ou deux chambres et les envoyait ici
le plus tôt possible, elle pourrait offrir, à peu de frais, un
présent extrêmement agréable à Sa Majesté \ »
Marie de Médicis se montra en effet très désireuse d'avoir
bientôt l'occasion de faire cette innovation. Elle demanda
qu'on lui fît parvenir ces fameux mattoni avant la fin des
chaleurs ", mais la fabrication ne put s'en faire aussi promp-
tement qu'elle le voulait. Cette affaire devint désormais
une de ses préoccupations.
La haute température de la saison n'empêcha point la
régente de mener une vie extérieure fort active. On la voit
souvent dehors; le but de ses promenades nous est un
indice assez frappant de sa tournure d'esprit et de la direc-
tion de ses pensées.
La reine aimait beaucoup à faire, comme on le sait déjà,
1. Matteo Botti, 3 juin 1610.
2. Matteo Botti. 2 juillet 1610.
SCKNES INTIMES. 1 I 3
des promenades de dévotion. Le i6 juillet, Andréa Cioli
nous signale une visite de Marie de Médicis au couvent des
Carnàélites où elle se rend en voiture, assiste à complies et
se promène dans le jardin avec les nonnes de l'endroit '.
Deux jours après, c'est au monastère de Saint-Victor que
la reine se rend en cavalcade. Cioli tombe de cheval ce
jour-là et fait part de cet accident à son gouvernement
d'une manière assez comique ". Au moment des fausses ter-
reurs répandues à Paris et du bruit d'une nouvelle Saint-
Barthélémy, on voit la reine, après une conférence avec
le duc de Mayenne qu'elle avait fait appeler, se rendre à
Saint-Cloud en carrosse, accompagnée des dames de sa
suite ordinaire; elle prend dans sa voiture même le car-
dinal de Joyeuse ^.
Un autre jour elle va voir la litière qu'on lui avait pré-
parée pour cette entrée solennelle à Paris dont le regret
paraissait plus durable chez elle que le deuil de son époux;
elle allait ensuite se promener dans les jardins de l'hôtel
du duc de Piney-Luxembourg, dont elle songeait à faire
l'acquisition pour y établir plus tard sa résidence particu-
lière*. Le 14 août, veille de la fête de la Vierge, sa patronne,
la régente se rend au faubourg Saint- Victor, et après avoir
fait ses dévotions ordinaires à la madone du couvent, elle
va sur la colline qui s'élevait hors du faubourg passer avec
le roi et toute sa cour la revue de la compagnie de cent
gentilshommes commandée par M. de la Châtaigneraye, qui
lui servait de gardes. Ils étaient tous admirablement montés,
armés de pied en cap d'armes toutes noires et portant des
plumes également noires au morion; ils avaient l'épée au
côté, l'arquebuse courte à la main. Après s'être mis en
ordre de bataille, ils firent des manœuvres d'attaque et de
1. Andréa Cioli, lô juillet 1610.
2. Andréa Cioli, 18 juillet 1610.
3. Andréa Cioli, 23 juillet 161 o.
4. Andréa Cioli, 28 juillet 1610^
114 ^-^ MINORITÉ DE LOUIS XIII.
retraite et d'autres actions de guerre, et terminèrent par
une salve d'arquebusades. Cette parade réussit fort bien; la
reine mère et le jeune roi y prirent beaucoup de plaisir '.
La reine se retire après avoir entendu vêpres et complies à
l'abbaye de Saint-Victor et salut dans la chapelle souter-
raine de la vierge miraculeuse des Bonnes Nouvelles, qui
existait dans l'église des moines.
De ces manifestations extérieures de militarisme et de
piété, convient-il d'en revenir à des scènes intérieures d'un
ordre plus vulgaire? La vie humaine est pleine de con-
trastes. Pourquoi l'histoire la supprimerait-elle de Texistence
des grands de la terre? Cioli nous rapporte une amusante
anecdote qui se passa au Louvre vers la fin du mois
d'août.
(( La reine, écrit-il, voulait, ce matin, se faire ôter une
dent qui l'a fait souffrir plusieurs fois, ces jours-ci. C'est
pourquoi, me trouvant là, je dis à laForzona ' qu'avant de se
résoudre à ce martyre, Sa Majesté ne risquerait rien d'es-
sayer un remède du capitaine Horatio Tornabuoni, lequel,
en un clin d'œil, avait fait merveille pour quelqu'un d'autre.
La Forzona le dit à Sa Majesté qui voulut m'entendre et
me manda exprès dans sa chambre pendant qu'elle se
faisait coiffer. L'on envoya aussitôt chercher Tornabuoni,
qui se mit à lui appliquer son onguent aux tempes et puis
dans les oreilles, de ses propres mains, lui donnant aussi
des soins, au grand scandale de deux médecins qui compa-
rurent à ce moment. Et ainsi est restée en suspens l'opéra-
tion de l'extraction de la dent, pour laquelle on avait fait
venir un maître de Toulouse. Celui-ci, pour se faire la main
et prouver son talent, en avait ôté une à un valet de la
cour, qui s'évanouit presque de douleur. Pour rendre cou-
rage à la reine, le maître de Toulouse affirmait que c'était
la peur et non la douleur qui l'avait ainsi anéanti, ce que
1. Matteo Botti, iSaoûtiôio.
2. C'était la première femme de chambre de la reine mère.
SCENES INTIMES. — AMBASSADES EXTRAORDINAIRES. I I D
le pauvre diable était contraint d'affirmer. » Le succès
d'Horatio Tornabuoni fut complet. Il devint un des fami-
liers de la cour, au grand désespoir de l'arracheur de dents '.
Les allées et venues, les réceptions d'ambassadeurs, pen-
dant les premiers mois du règne de Louis XIII, tout en
appartenant à la vie officielle de la famille royale, ne nous
en fournissent pas moins l'occasion de relever quelques
détails d'ordre intime qui ne sont pas hors de place dans ce
chapitre où nous voulons laisser de côté, les réservant pour
plus tard, les questions de pure diplomatie. Les envoyés flo-
rentins ne voient pas seulement le côté extérieur des choses,
le cérémonial qui cependant les intéresse beaucoup; ils
vivifient par des observations personnelles ce que les docu-
ments officiels qui rapportent ce genre de curiosité ont
généralement de froid et d'inanimé. Nous trouverons dans
leurs dépêches de fort intéressants renseignements.
Le 17 juillet, le comte de Bucquoy, ambassadeur extraor-
dinaire de Flandre, fut reçu en audience solennelle de con-
doléances. Le maréchal de Boisdauphin alla, au nom de
Leurs Majestés, le chercher dans un carrosse de la cour. Il
fut fort bien accompagné, ayant neuf voitures, et fut reçu
par le roi et la reine, avec lesquels se trouvait encore la fille
aînée de Henri IV, dans la chambre de la régente, en
présence de Conti, de Soissons et des autres princes et
princesses. A son arrivée au Louvre, la garde était sous les
armes, ce qu'on n'avait pas fait pour l'ambassadeur de
Savoie; car on voulait réserver cet honneur aux ambassa-
deurs royaux. Il avait paru fort étrange que cet envoyé
n'eût pas voulu aller loger dans la maison qui lui avait été
destinée par la cour, mais qu'il y eût seulement fait aller
tous les siens; on les y fournissait de pain, de vin, de viande
et de toutes sortes de victuailles {et altre cose mangiative)\
quant à lui il était resté dans la maison du résident ordi-
I. Andréa Cioli, 4 et 8 septembre 1610.
Il6 LA MINORITÉ DE LOUIS XIIJ.
naire. Il s'excusa en disant qu'étant par ses parents et pour
d'autres raisons, très Français, et ayant été honoré par
l'archiduc de cette mission, il voulait rester constamment
avec la personne de l'ambassadeur résident, afin que Leurs
Altesses fussent complètement assurées de ses bons services.
Cette honorable excuse fut acceptée.
Un autre ambassadeur de la maison d'Autriche, le comte
de Collalto, représentant de l'archiduc Ferdinand de Gratz,
était arrivé dans le même temps et était descendu dans une
hôtellerie. On ne l'y découvrit qu'au bout de quelques jours ;
la reine l'envoya alors visiter par M. de Bonneuil, introduc-
teur des ambassadeurs, et ordonna qu'on lui envoyât tous
les jours un ordinaire pour douze personnes \
Pendant que ces ambassadeurs de princes catholiques
s'établissaient pour quelque temps à la cour de France, un
des premiers arrivés parmi les représentants étrangers ne se
décidait point à partir. C'était le duc de Deux-Ponts, fondé
de pouvoirs des princes protestants d'Allemagne; on le
prétendait amoureux de Mme de la Trémouille. La pro-
longation de son séjour s'explique mieux encore par la
nécessité de surveiller les menées de ses collègues de Tautre
parti. La reine, qui ne voulait pas être gênée dans l'élabo-
ration d'une politique étrangère sur laquelle nous nous
étendrons, se débarrassa des deux Allemands en leur offrant
en guise de congé de riches présents : « Le duc de Deux-
Ponts, à son départ, dit Scip. Ammirato, a reçu comme
cadeau de Leurs Majestés une crédence d'argenterie dorée de
3 000 écus; et l'ambassadeur du Sérénissime de Griitz un
collier de 800 écus; mais en substance la valeur de ce der-
nier objet sera beaucoup moindre, ainsi qu'il en a été du
collier du Sérénissime prince d'L'rbin que l'on donnait pour
500 écus et qui n'arrivait pas à 300 ". » Le comte de Bucquoy
partit dans le même temps, le 8 août; il reçut comme pré-
1. Scip. Ammirato, i8 juillet 1610.
2. Scip. Ammirato, 3 août 1610.
i
SCÈNES INTIMES. — AMBASSADES EXTRAORDINAIRES. II7
sent de la reine mère une enseigne * de diamants de la
valeur d'environ .i 500 écus ^ Au sortir de la cour de
France le comte de Bucquoy s'empressa d'aller prendre le
commandement de l'artillerie catholique dans la place de
Juliers assiégée par les forces françaises combinées avec
celles des protestants. Peut-être avait-il été, lui aussi, trompé
sur la qualité de la marchandise.
Bientôt après arrivèrent encore deux Allemands, repré-
sentant chacun aussi l'un des deux partis en présence. Ce
furent l'ambassadeur de l'archiduc Maximilien et celui de
l'électeur marquis de Brandebourg ^ Mais leur présence fut
complètement éclipsée par celle d'un personnage dont
l'arrivée fut le gros événement du commencement de sep-
tembre : le duc de Feria, ambassadeur extraordinaire du roi
d'Espagne. « C'était, dit L'Estoile, le fils du duc de Feria,
qui, pendant la Ligue, régenta si bien Paris, avec ses gar-
nisons espagnoles, et y estoit encores, quant la ville fust
réduitte sous l'obéissance de Sa Majesté, laquelle le con-
traignist d'en sortir ^. » PhiHppe III ne s'était pas pressé
d'accomplir par l'envoi de Feria une démarche de cour-
toisie internationale que la mort de Henri IV avait rendue
nécessaire. Mais on savait ce diplomate porteur d'instruc-
tions secrètes, peut-être d'un projet d'alliance. C'est au
milieu de sentiments très divers qu'il allait faire son appari-
tion dans Tancienne capitale de la Ligue. Par un renver-
sement bien remarquable des situations, si, dans le monde
de la cour, dans l'entourage de la reine particuUèrement,
on s'apprêtait à l'accueillir avec satisfaction, c'est avec
défiance que le peuple et la bourgeoisie voyaient revenir
avec lui comme le spectre des mauvais jours que le génie
bienfaisant de Henri IV avait su faire disparaître. C'est l'im-
1. On appelait de ce nom un ornement qui se mettait à la coiffure
des hommes, chapeau ou bonnet.
2. Scip. Ammirato, ii août 1610.
3. Matteo Botti, 18 août 1610.
4. L'Estoile, t. XI, p. 3.
Il8 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
pression qui dominait et que traduisit en jeux de mots fort
bien tournés, une pièce de vers latins que les amateurs,
comme L'Estoile, se passaient de main en main :
Cur, quondam maie feriatus. isiuc
Redit Feria? Filiusne captam
Amissamque patri reposcit Urbem:'
Legatus venit, an superbus hostis:*
Mitte qua;rere plura, namque cœso
Dira proditione quem timebant
Henrico. et misère gemente Gallo,
Agunt undique ferlas Iberi.
Au sujet de cette entrée, nous citerons dans presque
toute sa teneur la dépêche envoyée à son gouvernement
par Andréa Cioli. Elle offre un intérêt tout particulier
parce que, dans un récit dont nous ne trouvons pas ailleurs
l'équivalent, le Florentin fait défiler devant nous, dans des
scènes vives et curieuses, la plupart des personnages dont
il a été question dans les pages qui précèdent et notam-
ment le jeune roi.
« Dans ma dernière lettre de mercredi dernier 8 septem-
bre, je faisais savoir à Votre Sérénité, si je m'en souviens
bien, que, ce jour même, devait faire son entrée M. le duc
de Feria, ambassadeur extraordinaire d'Espagne. J'ai main-
tenant à vous rendre compte de cet événement, et je puis le
faire en connaissance de cause; car étant montés à cheval
l'Ammirato et moi, nous allâmes si avant en dehors de la
porte que nous vîmes tout, à partir du moment où se ren-
contrèrent à une lieue de distance de la ville le duc de Feria
et le duc de Montbazon envoyé là par S. M. le roi à la
place du maréchal de Brissac, lequel avait été d'abord dési-
gné. Montbazon fut accompagné jusque-là par environ
deux cents cavaliers; mais, après la rencontre, le nombre
s'en accrut tellement le long de la route qu'ils étaient plus
de cinq cents lorsqu'on arriva à la ville. L'ambassadeur
avait avec lui environ deux cents personnes; je ne puis dire
qu'elles étaient au nombre de tant de chevaux ou de cava*
SCENES INTIMES. AMBASSADES EXTRAORDINAIRES. I I 9
liers, parce qu'elles étaient toutes montées sur de bons petits
mulets; tous ces gens avaient leurs fraises bien arrangées.
Devant marchait toute la cavalerie française et derrière sui-
vaient les Espagnols si bien serrés ensemble qu'ils avaient
Tair d'un escadron qui parade. Pendant qu'on marchait en
cet ordre, on vit tout à coup venir de la cité, bride abattue,
une troupe de soixante chevaux, qui dépassant, mais en
dehors de la route à travers champs, toute la cavalcade,
enveloppaient d'une partie de leur troupe l'escadron des
Espagnols; et puis tous, ne cessant de courir ou de trotter,
revinrent en arrière. Cette démonstration ne fut pas le fait
d'un jeune inconsidéré, mais d'un homme âgé, tenu pour
prudent, le duc d'Epernon. Comme il alla enveloppé dans
son manteau, ainsi que le font, pendant l'hiver, ceux qui
ont froid, il voulut peut-être donner à entendre qu'il vou-
lait garder l'incognito. En somme l'entrée a été fort belle,
favorisée par le ciel, à cause de sa sérénité, et par la terre, à
cause du concours de presque tout le peuple, qui reçut
avec applaudissement les Espagnols, sans que personne les
tournât en dérision ou s'en moquât, soit par paroles, soit
par gestes, ce qui, in'affirme-t-on, est toujours arrivé les
autres fois. De là, grand étonnement chez ceux qui ne savent
pas, et grande joie chez ceux qui savent *.... M. le marquis
Botti envoya à la rencontre de l'ambassadeur dans un car-
rosse, M. le cardinal François de Médicis, qui s'acquitta de
la manière la plus accomplie de ce devoir de courtoisie
vis-à-vis de Son Excellence, et qui fut reçu de la manière
la plus gracieuse par l'ambassadeur. M'"''' le nonce y envoya
le S' Ottaviano Ubaldini, son frère, lequel se trouvant,
avant l'arrivée de M. de Montbazon, dans le même carrosse
que M. le duc de Feria, et se tenant par hasard à la portière
du côté où nous nous trouvions arrêtés au milieu d'autres,
I. Il y a ici dans la dépêche originale un passage chiffré qui n'est
pas traduit. Il y est évidemment question des négociations déjà
entamées pour les mariages d'Espagne.
I20 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
le S"" Ammirato et moi, nous salua, quand il nous vit, de
telle sorte que, pour nous voir, l'ambassadeur, lui aussi, qui
était bien au fond de son carrosse, sortit la tête. Il nous
honora en plus d'un geste plein de courtoisie, parce que le
S"" Ottaviano, autant que nous pûmes nous en apercevoir,
lui dit qui nous étions, circonstance qui nous décidera très
facilement à aller lui faire notre révérence. Son logement,
très richement aménagé, est dans le faubourg Saint-Ger-
main, près de Thôtel de la reine Marguerite. Comme la
cavalcade devait passer devant la maison du S^ Concini,
S. M. la reine régente prit plaisir à se trouver là pour la
voir, sans être vue. Une heure avant l'arrivée de M. l'am-
bassadeur entra le convoi des bagages, composé de soixante-
douze mules, dont quarante-deux avec des couvertures de
drap bleu ornées des armes de l'ambassadeur, et trente avec
des couvertures de velours rouge également ornées de ces
armes. Le plus grand nombre des trente mules avaient les
garnitures de tête en argent.
« M. le marquis, lequel a de grandes relations d'amitié
avec le duc de Feria, a eu beaucoup de peine à s'empêcher
d'aller lui souhaiter la bienvenue le soir même de son arri-
vée, encore qu'il fût déjà nuit; il y alla le jour d'après et
eut pour cortège presque tous les Italiens qui sont ici, les-
quels remplissaient trois carrosses; il n'est pas d'ambassa-
deur qui puisse aller beaucoup mieux accompagné. M. le
duc de Feria le traita fort honorablement, car d'abord vint
en son nom jusqu'au milieu de l'escalier à la rencontre du
marquis Botti, le S"" don Innigo, ambassadeur résident, puis
en haut de l'escalier M. le duc lui-même, qui le fit passer
devant lui à l'entrée de la porte de la chambre. Ils y étaient
à peine que Ton annonça l'arrivée de M. le Grand, qui
venait faire visite à l'ambassadeur au nom du roi. Le
marquis Botti passa alors dans une autre chambre. Le
duc alla à la rencontre de M. le Grand en haut de l'es-
calier jusqu'au pied duquel s'était déjà avancé le S*" don
SCENES INTIMES. — AMBASSADES EXTRAORDINAIRES. 12 1
Innigo; puis quand il s'en alla, M. le duc l'accompagna
jusqu'au pied de l'escalier et le S' don Innigo l'emporta de
haute lutte dans son désir de rester pour le voir monter à
cheval à l'intérieur de la cour de la maison. La compagnie
de M. le Grand était aussi nombreuse que noble; et je fis
l'observation que les Espagnols auprès des Français parais-
saient des nains, qu'ils étaient presque des nègres et fort
laids. On ne peut pas dire que la cause en fût ou la chaleur
éprouvée pendant le voyage ou la différence des habits, ni
rien de semblable; car M. le duc, lequel est grand, fort et
beau, ne perdait aucun de ses avantages. M. le marquis,
après le départ de M. le Grand, resta près d'une heure
auprès du duc de Feria et, pendant ce temps, le S"" don
Innigo s'étant arrêté dans la salle près d'une fenêtre, l'Am-
mirato et moi nous approchâmes de lui, ce qui parut lui
faire plaisir; il insista pour nous faire prendre des sièges à
côté de lui, et nous nous mîmes à causer des affaires d'Itahe
et de différents sujets.
« On attendait le S' Concino, qui devait venir visiter
M. le Duc au nom de S. M. la reine, et comme, à cette
occasion, on parlait de lui en présence d'un autre cavalier
espagnol qui était survenu, ce dernier demanda qui était le
S" Concino. Le S"" don Innigo répondit gracieusement :
« C'est le majordome de la reine, son premier courtisan,
« celui qu'elle favorise et qu'elle comble le plus de bienfaits.
« En somme, c'est son duc de Lerme. Q.ue puis-je dire de
« plus? »
« Le cavalier ne répondit pas, et le S"" don Innigo reprit
en ces termes : « La reine, assurément, ne pouvait nous
<( faire une plus grande faveur que de l'envoyer, lui; aussi
« faudra-t-il l'accompagner jusqu'à la rue, et non pas seule-
« ment jusqu'au pied de l'escalier ». Le marquis Botti fut
ensuite accompagné par Feria jusqu'en haut de l'escalier et
par le S"" don Innigo jusqu'à son carrosse. Peu après notre
départ, je sais qu'arriva le S"" Concino avec une très belle
122 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
escorte. On usa avec lui des mêmes termes qu'avec M. le
Grand; mais il ne voulut en aucune façon que ledit duc
descendît Tescalier; comme il était déjà nuit quand il partit,
on vit paraître un grand nombre de torches.
« Hier Leurs Majestés ont donné la première audience à
M. le duc; nous allâmes la voir, le S"" Ammirato et moi;
mais il y avait tant de seigneurs et cavaliers que nous ne
pûmes y trouver grand plaisir; il nous fut particulièrement
désagréable de ne pouvoir entendre les paroles du roi, qui
se comporta admirablement, en raison de son âge. M. le
duc fit trois révérences, le genou presque en terre, et,
quand il se couvrit, les princes se couvrirent aussi ; mais il
n'y avait que ceux de Guise, les trois frères séculiers, et le
duc d'Aiguillon, qui conduisit Feria à l'audience; quant
aux princes du sang, Condé est dehors, Soissons souffre
de la goutte, et Conti est, comme toujours, fort empêché à
cause de l'imperfection de ses sens. Tous les gentilshommes
qui sont avec le duc de Feria, une fois l'ambassade ter-
minée, baisèrent la main à l'une et à l'autre Majesté ^ »
Héroard confirme et complète ce récit d'une manière
fort intéressante en ce qui concerne le roi : « Il se sur-
passa, dit-il, en contenance et prolation de paroles; les
paroles furent : « Je remercie le roi d'Espagne, mon frère,
<( de la souvenance qu'il a de moi et le prie de s'asseurer que
« j'aurai envers lui la même affection qu'a eue le feu Roi,
<' mon père » ; en telle sorte que les Espagnols en étaient tous
en admiration, faisant le signe de la croix ; deux d'entre
eux qui étaient Navarrais se traînèrent de bien loin les
genoux en terre, lui allant faire la révérence et ne pou-
vaient lâcher sa cuisse qu'ils tenaient embrassée ". »
Nous ne savons point s'il ne s'était pas glissé quelque
pointe d'ironie dans les paroles adressées par le roi à l'am-
bassadeur. Le jeune Louis XIII était très au fait des sen-
1. Andréa Cioli, 12 septembre 1610.
2. HÉROARD, t. IF, p. 21.
SCÈNES INTIMES. AMBASSADES EXTRAORDINAIRES. 123
timents de son père à l'égard des Espagnols et il est par-
faitement vrai qu'il les partageait et s'en inspirait. L'enfant
royal sut, en tout cas, se comporter avec une dignité froide
qui en imposa à tout le monde. Cette cérémonie fit une
impression très vive sur tous ceux qui en furent les témoins.
On se répétait avec admiration que, peu avant l'arrivée de
l'ambassadeur, le roi étant sur son trône et la chambre pleine
de seigneurs et de grands, comme on parlait assez haut, le
roi demanda que l'on fît moins de bruit, et rendit ainsi
muets tous les assistants (et fece ammutolire ogn' uno). Après
le départ de Feria on vit le chancelier, qui avait assisté le
roi, rapporter avec les signes de l'émerveillement le plus
extraordinaire, les paroles que le roi avait dites; et bien
qu'il les eût d'abord enseignées, disait-il, c'était pur miracle
que de les avoir retenues par cœur et d'avoir su les pro-
noncer à temps et d'une manière aussi parfaite \
Bientôt, c'est l'ambassadeur extraordinaire d'Angleterre
qui arrive à Paris. On avait annoncé d'abord le duc de
Lennox; mais ce fut milord Watton qui fut chargé de cette
mission. Il apportait au roi l'ordre de la Jarretière. On le
logea au Luxembourg; c'est de là que les envoyés floren-
tins le virent se rendre à l'audience royale. Le prince de
Joinville alla avec deux cents chevaux le chercher ainsi que
l'ambassadeur ordinaire ; treize carrosses suivaient le pre-
mier qui était tiré par six chevaux. Le comte de Soissons, à
peine remis d'une violente attaque de goutte, assista à la
réception. Lui et les princes de la maison de Guise se cou-
vrirent lorsque l'ambassadeur prit la parole et qu'il se cou-
vrit, ce qu'il ne fit ni avant, ni après. L'ambassadeur fit
trois révérences, et à la troisième il toucha presque la terre
du genou. « Je crois qu'il a parlé en langue anglaise, dit à
ce propos Andréa CioH, parce que l'ambassadeur résident
lui a servi d'interprète; c'est vraiment une chose stupéfiante
I. Andréa Cioli, i2 septembre 1610.
124 ^-^ MINORITÉ DE LOUIS XIII.
de voir comment le roi se tient et comme il a le sentiment
de sa dignité, qu'il soutient avec une autorité et une gravité
merveilleuse '. » A propos de cette ambassade, nous savons
encore par L'Estoile que (( la cérémonie de la jarretière se
fit le jour de Sainte-Croix, à vespres, en l'église des Feuil-
lans, après que Sa Majesté eut donné à dîner magnifiquement
audit milord dans sa maison des Tuilleries. Il ne traita
point le duc de Feria, ce qui fut remarqué. Mais le roy
avait plus d'occasion d'aimer et se fier de l'un que non pas
de l'autre, joint que son inclination ne l'a jamais porté à
aimer l'Espagnol, duquel avec le laict et la mammelle, il
semble avoir succé la haine ". »
L'ambassadeur extraordinaire d'Angleterre ne fit pas un
long séjour. Milord Watton, comte de Hampton, après
avoir été reçu dans trois audiences ", fut gratifié d'un cadeau
de 4500 écus et fit ses préparatifs de départe II avait déclaré
qu'il voulait mettre fin à sa mission avant le voyage de
Leurs Majestés pour Reims, et repartit porteur de la signa-
ture du jeune roi au pied d'un traité de renouvellement
d'alliance ^
La cérémonie du sacre ne comportait évidemment pas
la présence de l'ambassadeur extraordinaire d'un roi pro-
testant. Il n'en était pas de même du représentant de
Sa Majesté Très Catholique. Le duc de Feria annonça
donc son intention d'y assister. Mais deux difficultés se
présentaient, la première d'ordre tout matériel : Reims
n'offrant que peu de ressources pour le logement de la
suite nombreuse du roi de France dans une circonstance
aussi solennelle, Feria dut faire chercher une maison avant
1. Andréa Cioli, 19 septembre 1610.
2. L'Estoile, t. XI, p. 40.
3. Andréa Cioli, 27 septembre 16 10.
4. Scip. Ammirato, 19 septembre 161 o.
5. Héroard, t. II, p. 25. « Mardi 21 septembre. Le comte de Hamîon
vient trouver le roi.... Il va aux Feuillants à vêpres, y mène les
ambassadeurs, qui ont juré Talliance offensive et défensive; à leur
requête il signa les articles; ce sont les premiers qu'il a signés. »
SCENES INTIMES. — AMBASSADES EXTRAORDINAIRES. I2D
de prendre une résolution définitive; Tautre difficulté,
d'ordre diplomatique, tirait son origine de la scène scan-
daleuse qui s'était passée au couronnement de la reine à
Saint-Denis. L'ambassadeur d'Espagne, offusqué de n'avoir
été salué par le représentant de Venise que du titre de mon-
sieur l'ambassadeur, lui avait appliqué son chapeau à tra-
vers la- figure : il entendait qu'on lui donnât de l'Excel-
lence *. On ne pouvait tolérer le renouvellement d'une
pareille scène. Deux ambassadeurs extraordinaires de la
république de Saint-Marc s'acheminaient vers Paris au
milieu de septembre. C'étaient les Excellentissimes Nani et
Gussoni. « On attend dans un bref délai, écrit Andréa Cioli,
les ambassadeurs de Venise; il en est cependant qui pensent
qu'ils doivent s'arrêter en route, afin de s'acquitter de leur
mission seulement après le retour de Leurs Majestés de
Reims. S'ils arrivaient maintenant, outre qu'ils ne pourraient
être reçus., ils tomberaient dans la même irrésolution que
le duc de Feria relativement au voyage de Reims, où, dans
le cas de leur allée, ils se trouveraient fort mal au point de
vue des logements ^ » Cette raison n'était sans doute pas
la seule. Les représentants de la république voulaient être
assurés d'un salut plus cordial de la part de l'ambassadeur
d'Espagne que celui dont avait été gratifié naguère leur col-
lègue. On s'efforça de vider cet incident diplomatique et d'en
prévenir le retour. L'ambassadeur ordinaire du roi d'Es-
pagne avait demandé qu'on évitât au sacre du roi la possibi-
lité d'un conflit entre lui et l'ambassadeur de Venise; il avait
proposé ou que ce dernier lui donnât le titre d'Excellence et
qu'il se contentât d'être appelé Illustrissime Seigneurie,
ou bien qu'il s'abstînt soit de parler à l'ambassadeur d'Es-
pagne, soit de venir où il serait ^ Le duc d'Épernon finit
par trouver une base d'accommodement. 11 fut convenu que
1. Cf. B. Zeller, Henri IV et Marie de AJédicis, p. 3o8.
2. Andréa Cioli, 27 septembre 1610.
3. Matteo Botti, 20 juin 1610.
Il'b LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
les ambassadeurs des deux puissances se salueraient sans se
parler. Les Vénitiens ne se fiaient pas trop à cette conven-
tion : telle était la raison de leur marche prudente. En
attendant, le duc de Feria continuait à parader brillamment
dans Paris. Le 24 septembre il se rendait au Louvre précédé
de l'ambassadeur ordinaire dans un carrosse à six chevaux
suivi de cinq autres, pour avoir sa seconde audience '. Bien-
tôt arrivait M. Jacob, ambassadeur de Savoie *, chargé
d'une mission qui n'était pas de simple apparat et qui allait
bientôt donner, comme on dit, du fil à retordre au gouver-
nement ^
Toutes ces circonstances avaient attiré sur le jeune roi
l'attention générale. On commençait à concevoir de lui et
de ses destinées une opinion favorable. Aussi le représentant
du grand-duc, Andréa Cioli, s'empresse-t-il d'adresser à son
gouvernement sur le compte du fils de Marie de Médicis une
longue dépêche dont beaucoup de traits peuvent être utile-
ment rapprochés de renseignem.ents presque identiques
donnés par le consciencieux Héroard et par Malherbe. Nous
citons dans toute sa teneur cet intéressant document.
« Je dois dire à Votre Altesse sérénissime pour sa satis-
faction que Sa Majesté le roi son neveu, en donnant hier
audience h M. le duc de Feria, a rendu stupéfait tout le
monde, tant il s'est remarquablement comporté. On a
admiré la gravité de son visage et de ses gestes, et l'à-propos
de ses paroles. C'est le moment de m'acquitter de ce que
j'ai déjà dans plusieurs lettres promis de vous faire savoir
relativement aux grandes espérances qu'il donne d'un bril-
lant avenir. Il se montre jusqu'à présent, non pas de figure,
car, de ce côté, il tient plutôt de sa mhrQ (piu tosto matngia),
mais de caractère, d'inclination et d'habitudes, très sem-
1. Matteo Botti, 5 juillet 1610.
2. Andréa Cioli, 27 septembre 1610.
3. Scip. Ammirato, 3o septembre 1610.
LE ROI. I 27
blable à son glorieux père; car il est fier, ardent, très agile;
il aime déjà particulièrement les armes et les chevaux, et
parle très souvent de guerre, de capitaines, de soldats et de
forteresses *. Son intelligence est admirable, sa mémoire
excellente; il est si avancé dans la langue latine qu'il a déjà
commencé à traduire en français; il s'applique au dessin
d'une façon remarquable " et l'on affirme qu'à cette heure,
il sait par cœur l'office de la Vierge. Il dépasse encore les
bornes de son âge en ce qui est du jugement, comme Votre
Altesse pourra s'en rendre compte, d'après ce qu'elle
apprendra dans les Hgnes qui suivent. Le jour de l'entrée
du duc de Feria, alla faire révérence à Sa Majesté le S"" don
Alonso Pimentel, fils du comte de Bénevent, vice-roi de
Naples, qui était venu exprès de Flandre en toute diligence
pour voir le susdit duc, son parent; et comme il pensait que
Sa Majesté ne pouvait pas encore avoir une capacité suffi-
sante, dès qu'il eut présenté ses hommages au roi, il fit
mine de vouloir s'éloigner de sa vue. Mais le roi le retint
gracieusement et lui demanda des nouvelles de Flandre en
lui disant : « Avez-vous vu que mon armée a pris Juliers? >>
Il avait auprès de lui sur une petite table des espèces de
cailloux noirs et blancs et il dit à l'Espagnol : « Regardez,
« je vais former un escadron ^ ». Enfin, au moment de pren-
dre congé de lui, il lui dit qu'il voulait aller aux Tuileries
pour s'exercer à conduire de petits chevaux de carrosse ^. Le
1. Voir HÉROARD, passim.
2. « 2 octobre 16 lo. Il s'amuse dans son cabinet à peindre, fait lui-
même les couleurs sur le cuivre, peint sur la toile l'Avarice et la
Prudence, vêtues, assez bien, y est attentif, fait toutes les actions que
saurait faire un peintre, à la fin serre lui-même ses couleurs et ses
pinceaux. » (Héroard, t. II, p. 26.)
3. « Un seigneur espagnol venu avec le duc de Feria lui vient faire
la révérence; tout aussitôt qu'il l'eut accueilli, le roi lui dit pour
l'entretenir : a Tenez, velà le plan de Juliers », qui venoit d'être prins,
et lui montre par là même les particularités du siège : « Voilà ceci,
« voilà cela, voilà les Français, voilà les Flamands, etc. » (Héroard,
t. II, p. 21.)
4. Il est très souvent question dans Héroard de cette distraction
favorite du jeune prince. Voir t. II, p. 16, 22.
128 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
S"" don Alonso resta profondément étonné, et, au sortir de
l'audience, il ne tarissait point au sujet d'une semblable mer-
veille. Le roi voulant une fois, pendant qu'il déjeunait, faire
appeler je ne sais plus quelle personne, le dit à un des cava-
liers qui se tiennent autour de lui; et comme celui-ci lui
demandait s'il lui ordonnait d'y aller lui même : « Non!
« répondit Sa Majesté, envoyez-y de grâce votre portrait » ;
et il le fit bien rougir ' ; mais une autre fois il rendit encore
bien plus honteux M. le cardinal de Sourdis. Celui-ci étant
arrivé devant la reine, pendant que dans la même chambre
se trouvait aussi le roi, s'inclina profondément devant elle
et non devant lui; et le roi, non content de dire à ceux
qui étaient auprès de lui : « Regardez M. le cardinal de
(( Sourdis, qui ne me considère que comme un enfant »,
s'approcha du cardinal encore plus indigné parce qu'il s'était
placé entre la reine et lui de telle façon qu'il en était venu
à lui tourner l'échiné, et il lui dit à haute voix : « Eh! bien,
« monsieur le cardinal de Sourdis, vous me considérez donc
(( comme un enfant? » Sur ce propos qu'il ne veut pas être
traité comme un bébé (putto), je vous dirai qu'ayant été
une fois battu par son maître, de telle sorte qu'il ne put
s'empêcher de pleurer, il s'essuya tout de suite après les
yeux avec soin, et demanda avec beaucoup d'anxiété aux
petits jeunes gens qui le servent si on l'avait vu pleurer.
On lui demandait une autre fois lequel il aimait le plus de
Vendôme ou du chevalier, tous deux fils bâtards du roi
défunt, dont l'un s'appelle César et l'autre Alexandre; il
répondit qu'Alexandre venait avant César, voulant faire allu-
sion à Alexandre le Grand et à César Auguste ^ On se répète
une infinité de mots semblables; en somme, rien n'est plus
clair que ce que l'on affirme, à savoir qu'à cet âge de
neuf ans, il dépasse en capacité et en jugement, non seule-
ment ceux de son âge, mais encore ceux de quinze et
1. Anecdote inédite.
2. Anecdotes inédites.
LE ROI. 129
seize ans. Il est très curieux de connaître ce qu'il voit, et se
montre très grand ami des pauvres. On rapporte entre
autres preuves de ce fait que, passant un jour par la porte
Saint-Honoré, où a l'habitude de se tenir toujours un
pauvre qui vend des baguettes pour les chevaux, il entra en
une grande colère contre quelqu'un qui le frappa, parce
qu'il voulait présentera Sa Majesté une de ces baguettes; il
lui fit donner l'aumône, comme il le fait toujours depuis
chaque fois qu'il passe là '. »
Les preuves de la sensibilité native de Louis XIII, de sa
tendance à se rapprocher des petits et des humbles, de sa
compassion pour les misérables, sont très fréquentes dans
les relevés quotidiens de ses faits et gestes. Il ordonne un
jour de porter sa grâce à un malheureux soldat qui allait, à
sa vue, sur le rempart du faubourg Saint-Jacques -, subir le
suppHce de l'estrapade ^ Une autre fois, deux soldats des
gardes ayant mangé du raisin dans les vignes et se trouvant
condamnés pour ce fait à être dégradés et bannis pour deux
ans, il n'eut point de repos jusqu'à ce qu'il eût tant fait
auprès de la reine qu'ils s'en trouvèrent quittes pour un an
de bannissement *. Son bon cœur, son horreur de la cruauté
inutile se manifestent encore dans d'autres circonstances.
La banlieue de Paris était hantée par des Bohémiens ou
Egyptiens, comme on disait alors, qui allaient gagnant leur
misérable vie en exhibant des animaux féroces. Un jour
qu'après une course dans la campagne il revenait à cheval
vers les Tuileries, le roi vit près d'un campement de ces
malheureux un lion attaché contre un arbre. (Quelqu'un de
sa suite jeta un chien au fauve qui l'étrangla incontinent.
« Cela lui déplut tant, dit Héroard, qu'il s'en mit en colère
1. Anecdote inédite; Andréa Cioli au grand-duc, 12 septembre 1610.
2. C'était l'endroit destiné à ce genre d'exécution, comme en fait
encore foi aujourd'hui le nom de la rue située sur l'emplacement de
cette partie des anciens murs de Paris.
3. HÉROARD, t. II, p. i5.
4. HÉROARD, t. II, p. 18.
l30 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
et commanda que celui qui l'avait jeté fût châtié \ » Peu
après, comme on voulait mettre aux prises avec un lion,
peut-être le même, un sanglier destiné à être forcé par des
chiens, le roi refusa, craignant que le sangUer ne tuât le
lion, en disant : « Ce serait dommage; car ces pauvres gens
y gagnent leur vie " ».
11 est difficile de savoir jusqu'à quel point les sentiments
et les aptitudes naturelles du jeune Louis XIII furent com-
promis ou modifiés par l'éducation qu'il reçut. On a cer-
tainement beaucoup exagéré à cet égard les torts de la
reine mère et Saint-Simon va jusqu'à l'extrême limite de
l'invraisemblable et même du faux lorsqu'il dit : <( On le laissa
croupir dansToisiveté, dans l'inutilité et dans une ignorance
si parfaite de tout, qu'il s'est souvent plaint à mon père
dans la suite, en parlant de son éducation, qu'on ne lui avait
même pas appris à lire " ». Sans doute entre les gourmades
d'un gouverneur assez morose, M. de Souvré, la fréquente
administration par ses soins du châtiment en vigueur à cette
époque, même pour les rois, le fouet, et les assez pauvres
leçons du très médiocre M. des Yveteaux, son précepteur \
Louis XIII ne trouva qu'une matière insuffisante pour le
développement d'une intelligence naturellement bien
douée. L'enfant avait le sentiment de l'infériorité de son
maître en face d'une tâche faite pour des hommes émi-
nents et le malheureux des Yveteaux dut s'en excuser un
jour d'une manière assez piteuse en disant à son élève, à
propos d'une réflexion qui n'est pas venue jusqu'à nous,
(( qu'il n'était sans doute pas des plus savants, mais toute-
fois qu'il n'était pas un homme du commun ni du vulgaire;
car on ne l'eût pas mis auprès de Sa Majesté ^ ». Louis XIII
fut à coup sûr moins favorisé que son père, à propos duquel
1. HÉROARD, t. II, p. 9, II juin lôio.
2. HÉROARD, t. II, p. 10, 24 juin 1610.
3. Saint-Simon, Parallèle des trois premiers }'ois Bourbons, p. 7.
4. Tallemant des Réaux, Historiettes, t. II. p. g.
5. HÉROARD, t. II, p. 57.
LE ROI. l3 I
Saint-Simon fait une réflexion, celle-là fort juste, en disant
que sa mère l'instruisit et le fit instruire par ce qu'il y avait
de meilleur dans son parti. Autant qu'on en peut juger par
les renseignements que donne Héroard, le caractère des
exercices intellectuels qui sont prescrits au jeune roi est
assez puéril et incohérent. Mais il ne se passe pas de jours
sans qu'il ait à fournir sa besogne. « Levé, déjeuné, étudié,
écrit », tel est Femploi régulier de toutes ses matinées,
même en voyage. La formule est presque toujours la même
chez Héroard, sauf parfois cette variante : « Éveillé, fouetté,
étudié * ». L'élève n'est pas toujours, il est vrai, fort zélé ^.
Si on ne lui octroie guère de congés, il sait fort bien en
réclamer et traiter pour en obtenir. Il demandera à ne point
travailler le mardi gras, parce que c'est fête, et ne voudra qu'à
cette condition se laisser faire les cheveux, opération qui lui
était parfaitement désagréable et qui, si elle valut au coiffeur
Renard maints horions de l'enfant royal, ne manqua pas d'at-
tirer sur ce dernier les représailles ordinaires du terrible M. de
Souvré '\ Reconnaissons toutefois qu'en matière de chô-
mage des études le jeune roi pouvait encore servir d'exemple
à la gent écolière. Un jour qu'il avait été visiter le collège de
Navarre, les jeunes gens voulant exploiter cette bonne aubaine
demandèrent un mois de vacances. Le jeune roi leur en donna
pour trois jours *; c'était encore se montrer généreux.
Louis XIII n'était jamais oisif. A vrai dire, quelques-unes
de ses occupations ne laissent pas d'être enfantines. Mais,
pour être roi, faut-il renoncer à jouer, comme le font tous
les enfants de dix ans, à ranger en bataille des soldats de
plomb % à commander d'autres enfants armés tant bien que
1. Saint-Simon, p. 3.
2. HÉROARD, t. II, p. 56. — « Il dit qu'il a rêvé en dormant et songé
que M. de Souvré le fouettait. » {Ibidem, p. b-j.)
3. HÉROARD, t. II, p. 54.
4. HÉROARD, t. Il, p. ig.
5. 26 septembre. « A 7 heures et demie, déjeuné : il envoie quérir
ses petits hommes de plomb; en dresse des escadrons sur la table
percée. » (Héroard, t. II, p. 24.)
l32 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
mal, à se mettre soi-même en faction? N'était-ce pas là, au
contraire, l'amusement qui convenait le mieux au chef d'une
nation guerrière, au fils d'un grand capitaine? Il ne nous
semble pas qu'il y ait là une raison suffisante pour qualifier
d'enfant enfantissùne un prince d'un sérieux fort au-dessus
de son âge en général et dont les enfantillages ne font
que rendre plus intéressante la physionomie très vive et
très humaine.
On aura peine à considérer comme des distractions pu-
rement enfantines les exercices extraordinairement violents
auxquels était consacrée une partie de l'existence du jeune
roi. Il n'est point de jour qu'on ne le voie achevai par tous
temps courir le marcassin ou le sanglier avec ses bassets, le
lièvre avec ses lévriers dans le parc du Luxembourg ou celui
des Tuileries, le cerf avec ses chiens courants dans la plaine
de Grenelle, le renard chez la reine Marguerite, le loup à
Colombes; il va jusqu'à forcer lui-même des chats à cheval.
Dans les bois de Meudon il enfonça d'un demi-pied son
arme au corps d'un sangHer, c'est son premier coup d'épée.
Et ce n'est pas une seule, c'est quelquefois plusieurs de ces
chasses qui l'occupent successivement pendant un après-
midi \ Il aime aussi à lancer ses émerillons sur les per-
dreaux dans les plaines de Grenelle, à la Roquette, à Picpus.
Rentré au Louvre, il fait des armes, se plaît moins à la
danse, car « il n'est pas damoiseau », dit-il, et y trouve
encore, lorsqu'il ne peut sortir, à satisfaire la passion chasse-
resse qui le dévore, en faisant voler des papillons par des
pies-grièches. Certes, voilà une large place donnée à l'en-
traînement physique. L'on aurait cependant peine à com-
prendre aujourd'hui qu'un corps d'enfant pût résister à de
pareilles fatigues.
Si l'éducation de Louis XIII fut tournée, on peut le dire
sans exagération, vers le développement de ses aptitudes
I. HÉROARD, t. II, p. 7, 9, etc.
LE ROI. l33
physiques, plutôt que de ses facultés intellectuelles, Tex-
pansion naturelle de son humeur fut certainement contra-
riée dans une direction où d'ailleurs les précautions prises
contre Tenfant devaient tourner à la plus entière déception de
leurs auteurs. Louis XIII était né avec l'âme aimante et
susceptible d'attachements profonds. Ceux qui gouvernaient
l'esprit de sa mère et qui espéraient aussi maintenir le jeune
roi dans leur dépendance virent dans cette propension un
danger redoutable pour la situation qu'ils s'étaient faite, et
leur jalousie sur ce point fut à tel point et si durement exclu-
sive que l'on peut accorder sans difficulté à Saint-Simon
« qu'ils ne songèrent qu'à resserrer la prison du roi qu'ils
rendirent de plus en plus inaccessible * ».
Leur système de rigueur commença au lendemain même
de la mort de Henri IV! « On veut le faire devenir un
homme, Hsons-nous dans une dépêche de Scipione Ammi-
rato du 25 mai 16 10; et comme il a en sa compagnie beau-
coup de petits enfants de son âge, on veut les enlever d'au-
tour de lui; ce qui, au commencement, lui paraîtra fort
déplaisant, étant accoutumé à s'amuser avec eux. »
C'est à cet ordre de sentiments contrariés chez le roi que
se rapporte une touchante anecdote. Au commencement de
septembre arriva de Saint-Germain un enfant de l'âge du
roi, qui, pendant que celui-ci était petit et qu'on l'élevait à
Saint-Germain, avait obtenu la permission de devenir un
famiUer du fils de Henri IV. Il apportait un nid de passe-
reaux. Cet enfant entra au Louvre et commença tout de
suite à demander « monsieur le dauphin ». On finit, mais non
sans peine, par l'amener devant le roi; alors il lui dit plein
de joie : « Monsieur le dauphin, comment vous portez-
vous? Je suis venu pour vous voir, parce qu'il y a un bout
de temps que je ne vous ai vu et que j'en avais grand désir;
je vous ai apporté ce nid de passereaux; mais je ne puis vous
r. Saint-Simon, p. 8.
l34 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
les donner tous; car j'en veux vendre une partie, afin de
pouvoir payer la barque dans laquelle on m'a passé quatre
fois; et je n'ai jamais, jusqu'à présent, rien donné au brave
homme qui la conduit. » Le roi fit grandTète à cet enfant
et après avoir, pendant quelque temps, devisé avec lui, non
sans grand plaisir, il voulut lui faire donner un écu ; mais il
ne fut pas possible de le lui faire accepter, car il ne cessa de
répéter qu'il avait seulement besoin de quatre sous. Ce trait
plut tellement au roi qu'il donna l'ordre de garder à la cour
son ancien petit compagnon, et de le vêtir immédiatement
d'un de ses habits; on lui fit observer qu'il n'était pas con-
venable qu'un fils de paysan portât ses habillements. « Eh
bien! donc, qu'on lui en fasse un, reprit le roi, et qu'on se
dépêche! » C'est ce qui fut exécuté.
« Ainsi, dit en manière de conclusion le rapporteur de
cet épisode, Andréa Cioli, le vil petit contadin pourrait
devenir un grand seigneur \ » Ce pronostic ne devait point
se réaliser. Le pauvre garçon de Saint-Germain n'a même
pas laissé à l'histoire son véritable nom : Georget ou
Pierrot, L'Estoile ne sait trop laquelle des deux appellations
est la véritable, ne figure point sur la liste des favoris de
Louis XIIL « Il estoit plus content de sa fortune que le pre-
mier de la cour du roy ". » Pierrot s'en retourna; il avait
peur d'être battu, parce que son père et sa mère ne vou-
laient point qu'il vînt à Paris voir M. le dauphin. Il en aurait
sans doute été empêché d'ailleurs par une garde désormais
plus sévère faite autour de Louis XIII.
L'aventure du jeune Pierrot de Saint-Germain fut, pour
la coterie des ItaUens familiers de la reine, un avertissement
dont ils jugèrent prudent de tenir compte. Le roi cherchait
à qui s'attacher. Pourquoi ne dériverait-on pas sur quelque
1. Andréa Cioli, iq septembre i6ro.
2. L'EsToiLE, t. X, p. 383. — Le récit de Cioli, qui entre dans tous
les détails naïfs de cette charmante petite aventure, est beaucoup plus
complet et exact que celui de L'Estoile.
LE ROI. [35
obscure créature des Concini ce besoin d'affection que le
jeune roi paraît avoir si vivement ressenti?
Le 13 septembre, le roi ayant appris de plusieurs gentils-
hommes qu'un jeune Florentin nommé Zanobi Spini tirait
merveilleusement de l'arbalète et faisait de vrais massacres
d'oiseaux avec autant d'adresse que de rapidité, l'envoya
chercher par tout Paris pour lui voir montrer son talent dans
le jardin des Tuileries. Zanobi vint, non seulement avec
son arbalète, mais avec une chouette, manières tout à fait
nouvelles en France de chasser aux oiseaux. En se servant
de l'oiseau de nuit pour attirer ses victimes et de son arme
pour les frapper, l'Italien amusa tellement le roi qu'il voulut
le garder toute la journée auprès de lui. Zanobi se mit à
lui apprendre le tir de l'arbalète. Pour comble de bonne for-
tune, ayant dit au roi qu'il attendait d'Italie de ces filets à
prendre les oiseaux qui n'étaient pas non plus encore en usage
de ce côté-ci des Alpes, il les trouva en rentrant à son
logement, et le lendemain matin il alla les apporter au
roi. Le jeune prince l'accueilUt fort bien et lui renouvela
le commandement qu'il lui avait déjà fait la veille, de
le suivre à Monceaux et à Reims. « Le tout a eu lieu et
se poursuit, dit Andréa Cioli, grâce à l'introduction et à
la faveur de Concini d'accord avec madame sa femme. Il
aime beaucoup, et à juste- titre, ce gentil garçon, devenu
déjà, suivant l'habitude, l'objet de l'envie des autres Ita-
liens qui sont ici. M"" et Mme Concini s'en servent en
plus d'une occasion, et il réussit fort bien en toutes
choses; car il est intelligent et bien tourné. Je tiens pour
certain qu'ils lui feront du bien ^ » Concini et sa femme
avaient eu, dans cette circonstance, une inspiration plus
heureuse que de coutume. Ils connaissaient Tattrait qu'exer-
çait sur le jeune roi le plaisir de la chasse et le soin qu'il
aimait à prendre des instruments matériels ou animés de
I. Andréa Cioli, 24 septembre 1610.
i36 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
cette distraction qui dégénère si facilement chez ceux qui
s'y adonnent de bonne heure en passion exclusive et enva-
hissante. Avaient-ils deviné la concurrence terrible que déjà
peut-être commençait à faire à leur influence le lauconnier
Luynes ? Cherchaient-ils à le diminuer dans l'esprit de l'en-
fant par la comparaison des méthodes anciennes de chasse
avec les procédés ingénieux et plus nouveaux de Zanobi?
C'est une supposition qui ne manque pas de vraisemblance.
Si les Concini firent ce calcul, l'avenir les trompa. Zanobi
Spini était depuis longtemps oublié que le maître des
oiseaux du cabinet du roi, Charles d'Albert de Luynes, tenait
déjà dans sa main la destinée des Concini et le sort de la
France, grâce à l'empire qu'il exerçait sur Louis XIIL
On n'a pas été sans remarquer l'attitude à la fois loyale
et circonspecte de la maison de Lorraine au milieu des
luttes d'influence et d'intérêt, dont la cour était devenue le
théâtre. Les Guises constituaient traditionnellement un parti
opposé à celui des princes de Bourbon; mais ils avaient eu
l'habileté de ne point accentuer, et même d'atténuer, jusqu'à
le faire entièrement disparaître, le vieil antagonisme des
familles. Toutes leurs visées paraissaient tournées vers le
bien de l'État, et si le duc Charles de Guise était sorti de
sa réserve une fois, c'avait été, l'on s'en souvient, pour
prendre la défense du duc de Sully, menacé dans son pou-
voir et dans sa réputation. Quelque louable que fût cette
conduite, il ne faut pas croire qu'elle fût absolument désin-
téressée. Marie de Médicis en effet tenait le chef de la
maison de Lorraine par un appât des plus séduisants :
Charles de Guise était épris de la beauté et de la richesse de
Mme Henriette-Catherine de Joyeuse : c'était la fille de Henri
de Joyeuse, frère du mignon de Henri III, tué à Coutras.
Henri de Joyeuse, comte du Bouchage, puis duc de Joyeuse,
était, après la mort de sa femme, entré en religion et fut
connu, comme capucin, sous le nom de Père Ange. Sorti
LES GUISES ET LES BOURBONS. iSj
du couvent pour reprendre les armes en faveur de la Ligue,
il se soumit assez tardivement à Henri IV, dont il reçut le
bâton de maréchal de France; il reprit l'habit de bure en
1599 et mourut en 1608. Sa fille avait épousé Henri de
Bourbon, duc de Montpensier, qui fut le dernier représen-
tant de cette branche de la famille royale et qui mourut éga-
lement en 1608, laissant une fortune immense et une fille
qui en était l'héritière. Bassompierre nous rapporte que
« M. le duc de Guise, dès le vivant du feu roy, avait com-
mencé fort secrètement la recherche de Mme de Mont-
pensier; mais il ne s'osait descouvrir, parce le roy y eût
difficilement consenty. Après sa mort, cette affaire se res-
chauffa \ »
Ce projet d'union qui intéressait à plusieurs titres la
famille royale ne pouvait être poursuivi qu'avec l'assenti-
ment de la régente. Le duc de Guise ne négligea rien
pour l'obtenir.
« C'est une belle princesse que Mme de Montpensier; et
c'est péché qu'elle soit veuve », écrit Scipione Ammirato
dès le 15 juillet 1610. Il ajoute que l'on ne croit pas beau-
coup à la réalisation d'un mariage projeté entre elle et le
duc de Guise. Il en donne pour raison que l'on songeait
à marier la petite héritière de Montpensier avec le duc
d'Orléans, frère du roi; et que, le premier mariage, celui de
la mère avec le duc de Guise, se faisant, il n'était pas pro-
bable que le second pût s'accomplir. En attendant le jour
lointain où ce second mariage, considéré par Henri IV lui-
même comme exigé par l'intérêt de la couronne, en raison
de l'immensité des biens de la princesse, sera imposé au
duc d'Orléans par la main de fer de Richelieu, le premier
parut être en assez bonne voie dès que la reine sentit com-
bien l'isolement dans lequel semblaient vouloir la tenir les
princes du sang dès le commencement de septembre, lui
I. Bassompierre, t. I, p. 286.
l38 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
rendait nécessaire l'appui d'une famille restée malgré tout
redoutable. « On dit que le mariage du duc de Guise et de
Mme de Montpensier aura lieu », écrit Scipione Ammirato
le 5 septembre 1610; et quelques jours après, dans sa
dépêche du 14 septembre, Andréa Cioli déduit en parfaite
connaissance de cause les raisons dont la régente s'inspirait
dans le développement de cet épisode romanesque, con-
sidéré à juste titre comme une affaire d'État. Après avoir
constaté qu'il règne partout une grande tranquillité et qu'il
n'est plus question de querelles entre les princes et les
grands , l'envoyé florentin se fait l'écho de bruits d'après
lesquels le prince de Condé aurait formé à Nancy une ligue
de mécontents ou même aurait engagé des négociations
avec les hérétiques pour les faire entrer dans son jeu ; Cioli
ne croit pas beaucoup à ces arrangements. « Mais ce qui
est bien vrai, ajoute-t-il, c'est que cette cour est divisée en
deux partis, et il y aurait là une situation dangereuse, s'il
naissait quelque trouble, ce dont plaise à Dieu nous garder.
Avec une prudence consommée, Sa Majesté s'est proposé
comme but d'affaiblir celui des deux partis qui est le
moins pour elle. C'est pour cette raison qu'elle favorise le
mariage de Guise avec Mme de Montpensier, sans regarder
au préjudice qui pourrait en résulter pour M. le duc
d'Orléans, lequel préjudice, au dire de quelques-uns, ne
saurait exister. Car la fille de Mme de Montpensier possède
à l'heure actuelle, sans tenir compte de Théritage de sa
mère, une dot telle, qu'avec l'accroissement qui s'ensuivra
dans l'intervalle du temps nécessaire pour faire les publica-
tions de ce mariage, l'alUance, de toute façon, serait pro-
portionnée. On dit qu'il n'en serait pas de même si la veuve
y ajoutait encore; dans ce cas, en effet, l'enfant arriverait à
une condition telle qu'elle pourrait plutôt aspirer à être la
reine que la belle-sœur du roi. Mais ceci je l'ai appris du
secrétaire de Guise, qui parle selon l'humeur de son maître,
lequel désire infiniment cette union. Sully s'est en allé dans
LES GUISES ET LES BOURBONS. I Sg
ses terres, et ses affaires vont toujours en baissant, de sorte
qu'à l'heure actuelle on parle d'annuler un grand nombre
de ses résolutions, relativement à des contrats et adjudi-
cations faits de sa propre et usurpée autorité et passés
non conformément aux anciens us et coutumes.... Il me
paraît extrêmement heureux que l'on n'entende plus ce
Sully faire du bruit, ni d'autres pour lui, comme naguère,
et on peut voir combien la négociation du susdit mariage
est utile à ce point de vue, parce que Guise, non seulement
ne parle plus en faveur de Sully, mais paraît n'avoir plus
d'autre préoccupation que celle de servir Sa Majesté la
reine, si bien que nul ne fréquente la cour plus que lui. Et
je ne vais jamais au Louvre, moi qui m'y rends deux fois
par jour, sans l'y trouver ou sans le voir arriver presque
aussitôt '. »
On voit quelle était l'importance du mariage de Mont-
pensier dans le jeu de la politique intérieure. Il n'y a pas
lieu de croire à la prétendue Ligue de Nancy qui aurait
groupé dans une pensée de révolte autour du prince de
Condé presque tous les autres princes, y compris les Guises
et par-dessus le marché les Protestants '. Ce n'était là
qu'une fable forgée de toutes pièces dans l'imagination du
trop zélé marquis Botti, au dire de ses collègues Andréa
Cioli et Scipione Ammirato. Mais il est certain qu'il n'était
pas le conseiller d'une mauvaise politique lorsqu'il disait :
(' Il faut que la reine ait pour agréable que la princesse de
Montpensier se remarie avec le duc de Guise, malgré la
promesse qu'elle avait faite au roi mort, lorsqu'il conclut
le mariage entre la toute petite fille de cette dame et le duc
d'Orléans ; et il faut que le duc de Guise soit secondé de
1. Andréa Cioli, 14 septembre 1610.
2. Voir à la fin du volume, au catalogue des dépêches des ambas-
sadeurs florentins, les extraits de la dépêche de Matteo Botti du
19 septembre 1610, relatant cette information très douteuse et taxée
d'erronée dans une dépêche ultérieure de Cioli en date du 20 no-
vembre. Nous donnons ces passages à titre de curiosité.
140 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
Sa Majesté dans son dessein d'avoir pour femme celle qu'il
a toujours désirée non moins pour sa grande richesse que
pour sa grâce, sa modestie et sa beauté plus qu'ordinaire.
Un si notable bienfait aura certainement pour résultat de
détacher ledit duc et toute sa suite de Condé et des autres;
et c'est ce qui arrivera, le mariage s'accomplissant, ce dont
je suis assuré, moyennant cette condition expresse, parce
que la reine non seulement n'y est pas opposée, mais y
travaille de toutes ses forces. Le duc et la princesse se plai-
sent; et on les voit ensemble maintenant plus que jamais.
Le cardinal de Joyeuse, oncle de la dame, qui est son
héritière, est particulièrement favorable au projet en ques-
tion. »
Ainsi tout semblait sourire aux vœux du duc de Guise,
lorsqu'il se trouva en présence d'une difficulté qui ne
prenait point son origine dans la politique. Le duc Charles
de Guise n'avait pas été pour Henri IV un adversaire qui
pût compter sur le terrain diplomatique ou miHtaire, mais
il paraît avoir été moins malheureux dans un genre de
rivalité où la jeunesse lui assurait d'incontestables avan-
tages. On sait toutes les tribulations dont Henri IV avait
souffert à cause de la fameuse promesse de mariage dont il
avait gratifié Henriette d'Entragues pour venir à bout de sa
résistance. La marquise de Verneuil avait pu apprécier le
peu de valeur d'un semblable papier ; elle s'en était cepen-
dant fait donner un tout pareil par le duc de Guise; mais
l'idée fixe du mariage poursuivi par tous les moyens ne lui
réussit guère. Le duc, pas plus que le roi, ne se soucia de
faire honneur à une promesse écrite dont les conséquences
à cette époque n'étaient pas sans gravité, mais qui n'avait,
au fond, pas plus de sérieux que ces fragiles serments devant
lesquels ont, de tout temps, capitulé, parmi les femmes, les
«âmes trop aimantes, les consciences faibles ou les esprits
dominés par l'am.bition et l'avidité. Ces faiblesses ou ces
marchés n'ont presque jamais fait que des dupes. La mar-
LES GUISES ET LES BOURBONS. 14!
quise de Verncuil en fit par deux fois au moins la pénible
expérience : « Dans le mariage du duc de Guise dont il est
parlé ci-dessus, écrit Matteo Botti, il se produit une diffi-
culté qui n'est pas petite : c'est que la marquise de VerneuiL
veut faire la preuve que le duc s'est engagé à se marier avec
elle. On fait étudier la cause \ » Mme de Verneuil se
montra de meilleure composition que lorsqu'il s'était agi
de la promesse de Henri IV. L'enjeu en valait évidemment
moins la peine, et la marquise, moins jeune et moins
ardente, était lasse d'un genre de lutte qui lui avait si mal
tourné. Mais ce qu'il y a de piquant dans l'aventure, c'est
que c'est la reine elle-même, si directement et violemment
menacée sous le règne de Henri IV par les revendications
criminelles de la marquise de Verneuil, qui négocia cette
nouvelle et délicate affaire. Elle n'eut pas besoin de recourir
à voie de justice.
La marquise de Verneuil promit à la reine de brûler
solennellement les écrits qu'elle avait du duc de Guise;
mais elle ne voulut pas s'engager encore à ne pas faire des
protestations qui risquaient de gâter toute l'afîaire ". Pour-
suivie dans ce dernier retranchement, la marquise n'opposa
qu'une faible et courte défense ; mais elle prétendit ne
sortir de ce réduit de sa vertu qu'aux termes d'une hono-
rable capitulation. « Le mariage de M. le duc de Guise avec
Mme de Montpensier, lisons-nous dans la dépêche d'Andréa
Cioli du 20 septembre, est si avancé que l'on dit qu'il se
conclurait avant le couronnement, si l'on n'était déjà en
mouvement pour aller à Reims. Mme la marquise de Ver-
neuil a finalement brûlé tous les papiers sur lesquels elle
fondait ses prétentions à l'encontre dudit seigneur duc,
moyennant la condition qu'il lui fasse une attestation qu'il
n'a jamais reçu d'elle aucune satisfaction de nature à enta-
cher son honneur; et ainsi se trouve écartée la majeure dif-
1. Matteo Botti, 19 septembre 1610.
2. Matteo Botti, 19 septembre 161 o.
142 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
ficulté qui se posât dans la négociation de ce mariage \ )>
Par le bruit fliit encore autour de son nom, beaucoup plus
que par la déclaration d'innocence qui résultait pour elle de
ce nouveau papier du duc de Guise, la marquise de Ver-
neuil trouva moyen de s'assurer une satisfaction d'amour-
propre aux dépens de la vanité de son ancien amant. Cette
manière de vengeance ne manquait pas d'esprit.
La reine, à ce moment, se montra fort satisfaite de la
façon dont elle était sortie de toutes les difficultés qui
s'étaient présentées dans le cours de cette première étape
de sa régence. Sa joie naïve s'exprime avec une volubilité
incohérente qui déroule à nos yeux tous ses sujets de con-
tentement dans la dépêche suivante de Matteo Botti : « Il
me paraît, dit-il, que cette grande princesse prend tous les
jours un très véritable accroissement de prudence. Et Sa
Majesté elle-même m'a confié, en discourant avec moi,
comme elle le fait souvent longuement, qu'elle commence
maintenant à entendre son métier, et que dans peu de
temps elle pense en savoir encore davantage. Elle m'a dit
qu'il n'est pas vrai que le roi son mari eût pris à cœur de
l'initier aux affaires; qu'il est vrai qu'actuellement toute
chose consiste dans la garde de sa propre vie, et qu'on y
veille, bien qu'elle n'ait pas peur. Elle a une extrême
confiance, en cas de besoin, dit-elle, dans les forces de sa
propre personne; car lorsque le roi son mari se mit à se
promener en tête à tête avec Biron, elle lui dit qu'elle
voulait être auprès de lui pour se jeter par derrière sur le
maréchal, si elle avait vu qu'il voulût faire le moindre mou-
vement. Elle connaît, a-t-elle ajouté, quels sont ceux d'ici
qui ont un mauvais esprit. Outre le soin de se garder et de
s'assurer au moyen de puissants appuis, elle a pour but de
confondre et de s'attacher un chacun à force de prévenances
et de bienfaits. Elle a éprouvé beaucoup de satisfaction de
r. Andréa Cioli, 20 septembre 1610.
LES GUISES ET LES BOURBONS. 148
l'issue des affaires de Juliers, de la tranquillité qui règne en
Allemagne, du désarmement qui s'opère en Lombardie;
elle est enchantée que le prince Philibert aille en Espagne;
que don Innico de Cardenas continue à lui témoigner une
aussi grande bonne volonté ; que le duc de Feria se montre
plein de satisfaction; que le Concino soit content; que ses
briques de Montelupo se fassent et que, puisqu'il y en a
pour douze chambres, on puisse encore en arranger quel-
ques-unes à Monceaux. Elle est heureuse que soit arrivée la
grande lunette de Galilée, bien que l'on ne voie pas beau-
coup plus qu'avec les autres; que le roi son fils se montre
si obéissant malgré toute sa vivacité; que Souvré soit un si
excellent gouverneur, bien qu'un peu trop complaisant \ »
Il y avait cependant quelques ombres au tableau enchan-
teur que la reine se plaisait à faire de sa féUcité présente.
Le prince de Condé s'était absenté de la cour. Pour gou-
verner on pouvait aisément se passer de lui. Mais son
abstention, lorsqu'il s'agissait d'assister à une cérémonie
publique aussi importante que le couronnement du roi, ne
pouvait être envisagée que comme une manifestation d'hos-
tihté, on pourrait même dire un acte de rébeUion. Marie de
Médicis n'était pas sans inquiétude à ce sujet.
« Voilà déjà plusieurs jours, écrit Andréa Cioli, que le
prince de Condé est dehors; le bruit de la cour veut que ce
soit pour rendre d'autant meilleure sa situation au point de
vue de ses espérances et de ses prétentions sur la dignité
de connétable. Mais le Père Dubois, que j'ai été voir
aujourd'hui, m'a dit comme une chose certaine qu'il n'est
parti, et son départ a eu lieu seulement quand on annonça
la prochaine arrivée du duc de Feria, que pour éviter de
donner à redire, en faisant à l'égard de cet ambassadeur
certaines démonstrations auxquelles il se serait cru obligé
par devoir de gratitude envers l'Espagne. Le Père Dubois
I. Matieo Botti, 19 septembre 1610.
144 ^^ MINORITÉ DE LOUIS XIII.
m'a affirmé qu'il tenait cette raison de Condé lui-même; en
conséquence il ne croit point qu'il soit pour venir d'un
jour à l'autre, comme le bruit en court, bien qu'il ait été
rappelé par la reine, laquelle, si elle ne l'a pas su, saura la
cause légitime de son absence et l'excusera. Le duc de
Nevers, lui aussi, reste absent de la cour; il est mal satisfait
parce qu'il n'a point, comme les autres, été gratifié soit
d'une pension,, soit de toute autre chose. Bien qu'il n'eût
rien demandé, comme on avait fait généralement, il avait
cependant laissé entendre qu'il avait des dettes, et pensait
que cela devait suffire. On dit que le duc d'Aiguillon, son
beau-frère, ira le trouver pour lui faire savoir, de la part de
la reine, qu'on lui donnera satisfaction *. »
Ces incertitudes ne furent pas de longue durée. Un coup
de théâtre vint rassurer la régente : « Hier au soir, à la nuit,
est arrivé M. le prince de Condé; et, ce matin, il a été se
présenter à la reine; par là on voit que Sa Majesté a voulu
qu'il revienne pour de bon non obstantihus quihuscunque \ et
le fait d'être arrivé ici deux jours seulement avant le départ
pour Reims suffit à affranchir la reine de ces préoccupations
qui, au dire du Père Dubois, lui causaient de l'ennui ^ »
Le duc de Nevers ne se fit pas non plus attendre. La cour
pouvait se mettre en marche. Les habitants de la Cham-
pagne, déjà foulés par le séjour de l'armée, avaient demandé
que le voyage à Reims fût différé après les récoltes; elles
étaient rentrées depuis longtemps.
1. Andréa Cioli, 27 septembre 1610.
2. Andréa Cioli, 28 septembre 1610.
VI
LE SACRE DU ROI. — LA POLITIQUE DU MARQUIS D'ANCRE
Apaisement et bonne entente générale au moment du sacre de
Reims. — Distribution des rôles officiels. — Départ de la cour. —
Séjour à Monceaux. — Les cérémonies du sacre. — Attitude pro-
vocatrice de Concini. — Insuccès de ses prétentions. — Faveur
croissante du marquis d'Ancre. — Renouvellement des intrigues
des princes du sang. — Rappel de Sully. — Rentrée du roi à
Paris. — Réconciliation du prince de Condé et du comte de Sois-
sons. — Coalition des princes du sang. — Condé vise à la lieute-
nance générale du royaume. — L'idée d'une convocation des Etats
généraux mise en avant. — Conversation politique du favori Con-
cini à ce sujet. — La reine essaye de tenir la balance égale entre
les Guises et les Bourbons. — Esclandre suscité par le duc d'Eper-
non. — Le prince de Condé et le comte de Soissons quittent la
cour. — La présence de Sully aux affaires est nécessaire pour l'éta-
blissement de l'état des recettes et des dépenses. - Inimitiés aux-
quelles il est en butte. — Sa brouille avec Villeroy. — Raisons
financières et motifs tires de la politique étrangère. — La régente
cherche à s'entendre avec les princes et les fait revenir pour la
clôture de l'année 1610.
Septembre-Décembre i6io.
La cérémonie du sacre du jeune roi laissa en suspens
les dissentiments qui s'agitaient à la cour, et montra la
maison de France presque complètement unie en appa-
rence autour de Tenfant espiègle mais déjà réfléchi, vif et
taciturne, docile et quelquefois cependant impérieux, dont
cet acte solennel inaugurait le tragique et glorieux règne.
10
1^6 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
Le prince de Condé devait représenter à cette cérémonie le
duc de Bourgogne; les princes de Conti et de Soissons y
figurer pour les ducs de Normandie et d'Aquitaine; les
ducs de Nevers, d'Elbœuf et d'Épernon y tenir la place
des comtes de Flandre, de Champagne et de Toulouse.
Tous ces hauts personnages, Bourbons, Guises ou grands
seigneurs, allaient rendre un éclatant hommage aux tradi-
tions de la monarchie française en reconnaissant dans le
fils de l'homme qui avait tant fait pour réconcilier les
partis et pacifier les esprits, le roi désormais incontestable
devenu la base solide de l'édifice fragile de la régence.
Ceux des princes ou des grands officiers de la couronne
qui furent absents ne pouvaient être soupçonnés de mé-
contentement ou de réserve inquiétante, vu la nature des
excuses qu'ils avaient à faire valoir. En effet les chefs de la
maison de Guise ne se rendirent pas au sacre à cause d'une
vieille et insoluble question de préséance avec la maison de
Nevers, d'où il était résulté que, par une convention tacite,
chacune des deux familles allait à son tour aux cérémonies
publiques; et cette fois-là, c'était le tour des Nevers. Le
connétable de Montmorency, de son côté, dut rester à Paris;
il vint en effet prendre le commandement supérieur de la
capitale, pendant l'absence de la cour, pour trancher un
autre genre de différend qui se fût produit pour le gou-
vernement de la place entre le duc de Mayenne, gouver-
neur de l'Ile-de-France, et monseigneur de Liancourt,
premier écuyer du roi, gouverneur en titre de Paris \ Le
grand maître de l'artillerie, Sully, s'était, il est vrai, rendu
dans ses terres au château de Montrond, mais il trouvait
dans sa qualité de protestant une dispense légitime. La
population parisienne apporta aussi au nouveau règne une
adhésion qui n'était pas sans valeur, quand on se rappelle
quelle guerre acharnée elle avait faite au père de Louis XIII.
I. Scip. Ammirato, 20 octobre 1610.
LE SACRE DU ROI. I47
« Il .ne reste plus à Paris que les boutiquiers, écrit le secré-
taire Scipione Ammirato; tout le reste est allé aux fêtes de
Reims \ »
Le départ de la cour pour le sacre eut lieu le 2 octobre.
La superstitieuse régente avait choisi exprès ce jour qui
était l'anniversaire de celui où elle partit de Florence pour
se marier ^ Aussi attendit-elle, sous prétexte de la pluie, le
retour de cette date de bon augure; car la mise en route
avait été primitivement fixée au jeudi 30 septembre. Les
bagages furent envoyés en avant ^. La régente, au moment
de partir, crut devoir, dans des circonstances qui invitaient
plutôt à la clémence qu'à la rigueur, faire montre, en matière
de justice, d'une inflexibilité qui n'était guère dans ses
habitudes politiques. Elle résista aux instances du comte
de Soissons, du duc d'Épernon et de beaucoup d'autres
seigneurs qui la suppliaient d'accorder sa grâce à un jeune
homme de vingt ans, neveu d'un procureur au parlement
de Grenoble, qui, venu à Paris pour étudier, volait la nuit
dans les maisons, avec deux autres compagnons. Tous. les
trois furent pendus \
Louis XIII, « éveillé à cinq heures, se leva avec allégresse
et impatience d'aller à son sacre ». Il est intéressant de se
faire une idée de l'incroyable activité physique exigée d'un
enfant aussi jeune et de la part énorme qu'elle prenait
dans l'éducation destinée à former un roi, par quelques
détails de l'emploi de son temps pendant les premières
journées de voyage. Le jour du départ, au rapport d'Hé-
roard, « à six heures et demie, il déjeune. Botté à sept
heures, il entend la messe en Bourbon. A sept heures trois
quarts, il entre en carrosse et part de Paris. Dîné à dix
heures à Livry, peu après il monte à cheval, est allé à la
1. Scip. Ammirato, i5 octobre 1610.
2. Andréa Cioli, 7 octobre 1610.
3. Andréa Cioli, 28 et 3o septembre, 2 octobre 1610.
4. Andréa Cioli, 3o septembre 1610.
148 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
chasse. A trois heures goûté à la campagne; arrivé à
Fresne par les allées, il se promène à pied et îi cheval. La
reine, qui avait dîné à Bondy, arrive à cinq heures et
demie. A sept heures soupe; et s'amuse en son cabinet à
peindre, fait lui-même ses couleurs sur le cuivre, peint sur
la toile l'Avarice et la Prudence, assez bien, y est attentif,
fait toutes les actions que saurait faire un peintre, à la fin
serre lui-même ses couleurs et ses pinceaux. Le dimanche 3,
à sept heures trois quarts, il part de Fresne en carrosse et
va à Meaux. Peu après il monte à cheval, vient chassant
par Trie-le-Port et arrive à quatre heures à Monceaux. »
C'est dans cette résidence que la régente résolut de
s'arrêter quelques jours, en raison de bruits fâcheux qui
couraient sur l'état sanitaire dans la ville de Reims*. Elle tint
une cour brillante dans l'endroit délicieux où jadis avait
rêvé de la couronne Gabrielle d'Estrées. L'ambassadeur
florentin CioH, qui suivait la cour dans la même voiture
que le marquis d'Ancre, vint y rendre visite à Marie de
Médicis, qui l'accueillit avec les éclats ordinaires de sa vani-
teuse bonne humeur : « Tu verras, lui dit-elle, ce que tu
n'as jamais vu et ce que je ne me soucie plus de voir ».
Cette réflexion véritablement singulière semblait évoquer,
comme le souvenir d'événements dont le retour ne parais-
sait pas impossible à la régente, l'image des trois sacres
auxquels avait assisté comme reine, épouse et comme reine
mère Catherine de Médicis. L'agent florentin répondit, non
sans à-propos : « Et je désire également que mes enfants,
si j'en ai jamais, ne voient- jamais ce spectacle; car je
souhaite que le présent roi vive de très longues années, ce
pourquoi je prie Dieu et le prierai continuellement ».
Le 4 octobre la reine se promena dans le jardin et le
parc; elle allait tantôt à pied, tantôt dans le petit carrosse
à six bidets dont le roi aimait à se servir, en conduisant
1 . Héroard, t. II, p. 26.
LE SACRE DU ROI. I49
lui-même les petites montures; la reine était accompagnée
de la princesse de Conti. Derrière suivait dans un véhicule
plus grand, mais sans coussin ni fermeture, la marquise
Concino avec plusieurs dames de haute qualité. La reine
alla entendre la messe dans la galerie, parce que la cha-
pelle n'était pas encore terminée. Le marquis de Tresnel,
le vidame du Mans, le maréchal de Lavardin l'escortaient.
Le roi avait appris la veille dans la conversation du soir
que, pendant la route, l'Italien Spini avait fait merveille
avec son arbalète. Il le fit venir ce matin-là dans le parc
avec son arme et sa chouette; la reine, invitée par son fils
à la séance, y prit beaucoup de plaisir ainsi que toute la
cour. Chacun voulut s'essayer îi tirer, mais sans succès.
On était stupéfait de voir Spini abattre une tête d'épingle,
et atteindre d'une balle de son arbalète une seconde balle
tirée par une autre personne pendant que le projectile rou-
lait à terre '.
La faveur de Mme Concini se manifesta d'une manière
éclatante pendant tout le cours du voyage. A Monceaux
notamment, où la reine se promenait dans le parc, dans le
jardin, tantôt à pied, tantôt dans un petit carrosse où elle
avait fait asseoir à côté d'elle la princesse de Conti, on
voyait la marquise d'Ancre se pavaner dans un autre car-
rosse, mais plus grand et sans coussin ni couverture,
accompagnée de deux des plus grandes dames de la cour.
Quant au marquis d'Ancre, il ne fit qu'une assez maigre
figure pendant ce voyage où tant de haute noblesse devait
naturellement éclipser l'étranger et le parvenu. Il se rabattit
sur les ItaUens, objets de son mépris quand il se sentait le
vent en poupe, et confidents de ses heures de décourage-
I. Andréa CioH, 4 octobre iGio. Seul parmi les contemporains,
Héroard fait dans les lignes suivantes une allusion à cette distraction
dont s'éprit si vivement le roi : « 11 disait à M. de Bellegarde, grand
écuyer, qu'il avait une arbalète : « Sire dit-il, vous en tirez bien. —
« Non je ne tire pas bienj mais peu à peu nous apprendrons. » (T. II,
p. 27.)
I 5o LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
ment. Il offrit à Cioli une place dans son carrosse pour se
rendre à Monceaux, puis à Reims et occupa les loisirs de la
route en racontant à son compagnon toutes ses mésaven-
tures sous le feu roi. Sans doute il en croyait le retour
impossible ; cette pensée Fobsédait néanmoins : Louis XIII
avait pour la mémoire de son père un culte profond et les
antipathies paternelles s'étaient comme transfusées dans
sa jeune âme. Q.u'adviendrait-il de Concini quand le roi
serait devenu grand? On ne peut s'empêcher de croire que
l'Italien y songeait, lorsqu'il rapporta dans la voiture à son
compatriote ce mot de Fenfant royal qui a échappé à
Héroard : un soir, comme le roi se mettait au lit, la reine
mère, qui dormait dans la même chambre que son fils, lui
dit : (( Je veux vous faire tirer par les bras et par les jambes.
— Et pourquoi, madame? demanda le roi. — Afin que vous
grandissiez plus vite, répliqua-t-elle. — A quoi bon? reprit
vivement Louis XIII, puisque je n'aurais pas en même
temps la capacité de l'esprit. » Elle devait venir plus tôt que
ne sut le prévoirie marquis d'Ancre.
Le Florentin croyait en son étoile. A Reims où les céré-
monies officielles se passèrent suivant les formes accoutu-
mées \ du 14 au 19 octobre, il n'hésita pas à attirer l'atten-
tion sur lui en faisant du scandale. Il chercha querelle pour
des questions de préséance à de vieux serviteurs de la cou-
ronne. M. d'Aiguillon, un fils de Mayenne, grand cham-
bellan, et le duc d'Épernon en vinrent aux injures et
menaces à l'égard de l'outrecuidant personnage; et le duc
de Bellegarde dut l'emporter de haute lutte pour figurer à
la cérémonie comme premier gentilhomme de la chambre
I. Mercure français, t. I, p. 53o et suiv. — Dorât, la Xymphe ré-
moise au roi. — Bassompierre, Mémoires, t. I, p. 284. Les dépêches
des Florentins relatives à la cérémonie du sacre ont disparu; il n'en
existe plus qu'une, celle dans laquelle Scip. Ammirato, s'en remettant
sur Botti du soin de donner les détails, se plaint du froid très vif qui
régnait dans la basilique à cause des vitraux brisés par la foule de
ceux qui s'étaient hissés jusqu'aux fenêtres pour voir le spectacle.
(20 oct. 1610.)
LE SACRE DU ROI. l5 I
en fonction. Ce qu'il y eut de plus fflcheux dans cette con-
duite audacieuse, c'est qu'elle révéla toute la faiblesse de
cette main de reine qui n'avait d'énergie que pour soutenir
le favori.
Le gouvernement de la régente sortit en effet de cette
solennité du sacre compromis et ébranlé. Des mécontente-
ments légitimes cherchèrent l'occasion de se manifester, et,
pendant que le roi était ramené dans sa capitale, des con-
ciliabules se tenaient derrière lui. Le duc de Bouillon , un
vieux conspirateur, cherchait à nouer une coalition entre
tous les princes du sang et les grands du royaume attachés
à leurs intérêts. Les ducs de Longueville, de Nevers, le
marquis de Cœuvres et quelques autres le suivirent à Sedan
où « il estreignit, dit RicheHeu, la nouvelle liaison qu'il
avait faite, par un second nœud, pour la rendre indissoluble » .
Dans la détresse où commençait à se trouver le gouver-
nement de la régente, il fallut rappeler le pilote expérimenté
qui avait récemment quitté le gouvernail. Le départ du
surintendant Sully avait cependant laissé beau jeu à ses
ennemis.
« Le duc de Sully reste loin de la cour, écrit le Vénitien
Foscarini. C'est assurément avec la permission de la reine;
mais cette absence a donné, à ceux qui lui veulent peu de
bien, matière de s'unir et d'essayer de l'abaisser autant que
possible, ce qui n'est pas sans leur réussir en quelque façon;
car ses ennemis sont en faveur auprès de la reine et de ceux
qui ont une grande part au gouvernement *. »
Sully, cette fois encore, n'était point parti sans esprit
de retour. Comme le dit pittoresquement L'Estoile : « Les
pensées des grands ne les laissent jamais guères reposer sur
telles affaires. C'est la plaie des mouches très importunes
d'Egypte; vous avez beau les chasser, elles reviennent tou-
jours. » La pensée d'être désormais condamné à l'inaction
I. Ambas. vénit. Foscarini, 6 octobre iGio. Filza 42.
l52 LA MINORITE DE LOUIS XIII.
politique, le chagrin que lui avaient causé tant d'événe-
ments douloureux survenus dans l'espace de quelques
semaines, les efforts f^iits sur lui-même pour s'accommoder
au nouveau régime, produisirent chez le surintendant une
réaction violente. Il tomba si dangereusement malade au
château de Montrond, qu'on le crut perdu. Le bruit courut
même à Paris qu'il était mort après avoir reçu les sacre-
ments V
C'est ce moment de la narration que l'auteur des Écoiio-
mies royales choisit pour y intercaler deux grandes compo-
sitions poétiques de sa fiiçon. L'une est un Parallèle
de Henri IV et de César, où les rapprochements ingénieux
ne manquent pas, mais dont l'inspiration lourde et le ton
monotone rendent la lecture peu attrayante. L'autre con-
tient les Adieux de Sully à la cour', l'homme s'y peint bien
lui-même, avec son âpre amour du pouvoir et son dévoue-
ment à la patrie, ses rancunes personnelles et ses vues
prophétiques. Il y parle en termes indignés au jeune roi
De ceux qui m'ont ravi estais et récompense,
Tous lesquels abusant de la minorité
Et du seing et du sceau de \'otre Majesté
Profaneront honneur, dissiperont richesses,
Changeront alliés, raseront forteresses,
Banniront de la cour les meilleurs serviteurs
De la France et de vous, et pour nos conducteurs
Mettront des gens de rien qui n'osaient comparaître
Ni se faire nommer du vivant de mon maître.
Il est facile de s'apercevoir, à certains détails, que la
rédaction de ces œuvres poétiques doit être de beaucoup
postérieure à Tannée 1610; et c'est bien plus en vue de
l'effet à produire sur le lecteur que par respect pour l'ordre
chronologique des pensées du surintendant qu'elles se trou-
vent à cette place. En proie à la maladie, aux regrets, soutenu
par un vague espoir que son rôle n'était pas fini, Sully ne
^i. Scipione Ammirato et Matteo Botti, 12 et i3 octobre lôio. — Cf.
Economies royales^ p. 400, col. 2.
LE SACRE DU ROI. I 53
nous paraît guère avoir été dans l'état d'esprit favorable à
cette échappée d'une Muse longuement plaintive et maus-
sade. Les transpositions ne manquent pas dans l'œuvre
historique de Sully : le ministre vieilli tenait à tous ses
papiers et ne s'est pas toujours suffisamment gêné pour les
placer un peu au hasard ou suivant les besoins de la cause.
Mais comme nous ne faisons pas ici la critique de la com-
position des Economies royales^ nous n'insisterons pas davan-
tage sur cette observation, pour en venir immédiatement
aux dernières semaines de la vie ministérielle de Sully.
Les mémoires contemporains sont d'accord sur ce point :
la reine, voyant bien que le sacre du roi apporterait seule-
ment une courte trêve aux hostilités des princes et des
grands entre eux et à leurs exigences vis-à-vis de la cou-
ronne, fit de Reims même un appel à Sully, pour l'engager
à revenir au plus tôt. Elle lui écrivit à ce sujet une lettre
que reproduisent les Economies royales. D'après RicheUeu,
la reine fit plus encore. « Le conseiller d'État BuUion eut
ordre de s'avancer pour le trouver à Paris au retour de ses
maisons, et lui faire entendre la bonne volonté de la reine,
qui voulait avoir en lui pareille confiance qu'avait eue le feu
roi *. » En face de pareils engagements, Sully se retrouva
sur pied. Il regagna Paris, fit placer des pièces de canon sur
les murailles de l'Arsenal et de la Bastille, et attendit le fils
de Henri IV '.
Le roi revint à Paris le 30 octobre 16 10 à la tombée de
la nuit. La reine mère, arrivée dès le matin, s'arrêta pour
déjeuner dans la maison du banquier florentin Zamet, d'où
elle voulait voir passer le jeune roi. Louis XIII ne fit point
une entrée solennelle, puisqu'on ne le reçut point sous un
dais et que la cour de Parlement et les autres magistrats ne
se portèrent point à sa rencontre. Le prévôt des marchands
et les officiers de la ville furent seuls au-devant de lui. Cette
1. Economies royales, p. 405. — Richelieu, Mémoires, p. 33.
2. Andréa Cioli, 29 octobre 1610.
l54 LA MINORITK DE LOUIS XIII.
entrée n'en fut pas moins imposante. Hors de la porte
Saint- Antoine une foule considérable accueillit Louis XIII
aux cris de : « Vive le roi ! » Le grand maître fit entendre
au milieu des acclamations populaires le tonnerre de son
artillerie, « cent canonnades de cent canons», dit Héroard.
« Le roi, ajoute L'Estoile, regarda d'un œil gai et attentif
tirer les bouches à feu, à quoi il montra grand plaisir. »
Louis XIII, tout vêtu de rouge, avec de larges garnitures
d'or sur tous ses habits, montant un grand cheval blanc et
entouré de princes et de seigneurs, s'achemina à la lueur
des torches vers le Louvre, « l'air altier et hardi, suivant son
habitude {seconda il solito^ iuît' alîiero et haldan:^so) * ».
Le jeune roi donnait de lui la meilleure opinion. De
bouche en bouche on se répétait le joli mot qu'il avait dit
à l'issue du sacre. La reine lui ayant dit de se reposer
parce qu'il devait être fatigué et lui demandant s'il voudrait
accomplir une autre fois le même acte : " Oui, madame,
répondit-il, pour un autre royaume ! » La repartie n'était
pas indigne du fils de Henri IV. Il fît également une vive
impression sur des ambassadeurs hongrois venus pour
saluer le nouveau roi. « Ces bonshommes, lisons-nous dans
les dépêches de Cioli, ne font que louer Leurs Majestés
et restent émerveillés du roi qui, dans un âge si tendre,
donne des preuves manifestes qu'il ne veut pas être infé-
rieur à son père ; car dans ses actes et ses paroles, il ne
se conduit pas comme un entant, mais comme un homme,
et ils ont dit mais n'ont pas été les premiers à le faire, que
le seigneur Dieu, voulant rendre parfait cet enfant, lui avait
donné la beauté et la bonté de sa mère, et la vivacité
d'esprit et de corps de son père -. »
Il manquait cependant à l'entourage du jeune roi quel-
ques-uns de ceux dont la présence eût été de nature à
rehausser encore aux yeux de tous la dignité ro3'ale. Le
1. Andréa Cioli, 29 octobre 1610.
2. Andréa Cioli, g novembre 1610.
LE SACRE DU ROI. I DO
prince de Condé, que le roi avait fait seul chevalier de
l'ordre le lendemain de son sacre, après avoir été visiter le
duc de Bouillon à Sedan et le duc d'Épernon à Metz, s'était
dérobé sous un fort honnête prétexte : celui d'aller retrouver
sa femme ^ à Valéry; mais on ne pouvait guère se tromper
sur la signification de son attitude. « Il ne montre pas, écrit
Matteo Batti, le calme et la satisfaction que Ton désirerait. »
La retraite du duc d'Épernon à Metz était également un
signe non équivoque de mécontentement. Quant au comte
de Soissons, il demandait à s'en aller pour quinze jours
dans ce magnifique gouvernement de Normandie que la
reine avait commis l'imprudence de lui concéder pour faire
taire ses prétentions au partage de la régence -. Cette
désertion de quelques-uns des personnages les plus en vue
de l'État inquiéta le gouvernement; et le Conseil intime de
la régente essaya, par divers moyens, de déjouer les com-
binaisons hostiles qui semblaient se préparer.
Le maréchal de Bouillon et le duc d'Épernon ne pou-
vaient faire aboutir leur plan de coalition qu'à la condition
de rapprocher les princes de Condé et de Soissons, divisés
par la rivalité politique et par des afi'aires d'intérêt. Le
connétable de Montmorency, tout en conformant sa con-
duite à ses hauts devoirs de grand officier de la couronne,
n'était pas fâché de témoigner de la mauvaise humeur
contre la princesse qui, parmi tant de faiblesses, n'avait
pas encore consenti à celle qui eût été un acte de clémence
vraiment politique : l'élargissement du comte d'Auvergne,
gendre du connétable, toujours captif à la Bastille. Mont-
morency s'employait donc activement à la réconciliation
des deux cousins. Ne pouvant empêcher leur réunion, la
reine voulut s'en attribuer le mérite et crut habile de pres-
crire au connétable d'amener un accommodement chez les
deux princes. Soissons et Condé se virent donc à l'hôtel de
1. Scipione Ammirato, 3i octobre 1610.
2. Scipione Ammirato, 17 novembre 1610.
l56 LA MINORITE DE LOUIS XIII.
Montmorency, firent leur accord, et, le lendemain, Sois-
sons alla voir Condé et resta avec lui plus de trois heures.
Quelles avaient été les bases de leur entente? On allait
bientôt connaître à leurs exigences vis-à-vis de la cour que
la reine mère n'avait rien gagné à favoriser leur réconciliation.
En face du parti des princes, des Bourbons, qui commen-
çaient à dessiner un jeu hostile à la reine étrangère, Marie
de Médicis, par calcul, non moins que par inclination,
s'était, comme on le sait, ménagé un appui éventuel dans
la maison de Guise. Cette grande famille, sincèrement ral-
liée à la dynastie, attendait de son loyalisme des bénéfices
réels. Les po urparlers en vue du mariage du duc de Guise
et de Mme de Montpensier furent repris vivement après les
fêtes du sacre. Or le comte de Soissons s'était toujours
montré fort hostile à un projet qui faisait entrer dans une
famille autre que la sienne une des plus grosses fortunes de
France et qui soumettait à l'influence des Guises l'enfant
qui en était alors l'héritière. Remis en bons termes avec
le comte de Soissons, Condé n'hésita pas à l'appuyer dans
ses protestations, sans rompre ouvertement avec le duc de
Guise qui alla déjeuner chez lui vers la fin de novembre.
Néanmoins la vieille inimitié entre la maison de Guise et la
maison de Bourbon risquait fort de se réveiller par refl"et
de ces nouvelles intrigues '.
Ce n'est pas la seule cause d'embarras que la coalition
se proposait de susciter à la régente. Le bruit que les prin-
ces allaient demander à se rendre dans leurs gouvernements
ne tarda pas à se répandre. On pensait bien que c'était
pour s'y ménager la faveur des habitants, exploiter les
causes de mécontentement, et présenter des réclamations
qui, si elles étaient favorablement accueillies, grandiraient
le prestige des intermédiaires, et, dans le cas contraire,
indisposeraient contre la régence.
I. Andréa Gioli, 23 novembre 1610.
LA POLITIQUE DU MARQUIS d'aN'CRK. iS/
L'idée d'une réunion des États généraux commençait
aussi à se faire jour \ C'était la ressource suprême des
temps de minorité ou d'incapacité du pouvoir royal : on
pouvait en espérer ou le bien public ou la satisfaction d'in-
térêts particuliers. Pour le moment, les promoteurs de l'idée
leur assignaient comme tâche principale la remise de l'ad-
ministration du royaume entre les mains du prince de
Condé, qui serait nommé lieutenant général.
Ainsi se trouvait préparé le terrain d'une opposition dont
les premiers symptômes jetèrent dans le trouble le cercle
intime de la reine mère. « On remarque une extraordinaire
mélancolie chez le seigneur Concino, écrit Andréa Cioli le
25 novembre léio. Quelques paroles qui lui sont échap-
pées dénotent chez lui une véritable consternation. Le
S*" Filippo Gondi lui ayant demandé ce qu'on pensait de
cette réunion des princes lui a entendu dire : « Oh! pauvre
« reine! Je ne sais plus que devenir maintenant ! » — Dieu
garde la reine, ajoute le secrétaire florentin, de toute occa-
sion de troubles! Elle peut bien dire qu'elle est seule et
presque abandonnée; car le S"" Concino, avec son assis-
tance, lui fera désormais plus de tort qu'il ne lui apportera
d'aide, pour s'être mis à dos, non seulement la jalousie,
mais on peut dire la haine de tous les princes et grands
d'ici, en voulant trop se mettre en avant. Sa mauvaise
intelligence avec Épernon est, de l'avis général, la plus per-
nicieuse chose qu'il ait jamais pu faire, vu que ce personr
nage serait un grand et utile ami pour la reine. Il a de la
valeur et dispose de grandes forces, en raison de sa charge
et de son étroite intelligence avec Soissons et d'autres. Le
seigneur Concino m'a dit une fois qu'il connaissait fort
bien la conduite à tenir avec les Français et que c'était un
procédé fort sûr que de se jeter successivement tantôt dans
un parti, tantôt dans l'autre. Si l'on en juge par les appa-
I. Scip. Ammirato^ 21 décembre 1610.
l58 LA MINORITE DE LOUIS XIII.
rences, voilà qui ne lui réussit guère pour le moment.
Quand il me parla ainsi, je lui répondis : « Il ne faut pas s'y
« fier ». Et maintenant je lui dirais : « Personne ne voudra
« se fier à vous y . Voyons toujours combien de temps durera
son entente avec la maison de Guise. »
Cet entretien nous prouve avec quelle sûreté l'auteur des
Économies royales juge l'intrigant qui, au milieu de jan-
vier i6i I, parviendra à Tévincer du pouvoir, quand il dit :
« Le marquis d'Ancre, qui possédait la faveur, tenait les
grands en division, afin qu'ils ne s'accordassent à empêcher
son élévation, balançant les partis de telle sorte que nul ne
se pût rendre supérieur, en nourrissant l'envie et la jalousie
entre eux, afin qu'ils ne se pussent accorder à son dom-
mage ». Il fallait être, pour jouer un pareil jeu, bien habile
ou bien puissant.
Un instant décontenancé, le marquis d'Ancre reprit bien
vite son audacieuse confiance en lui-même. Il affecta de
n'attacher aucune importance à la coalition des princes. A
ceux qui remarquaient l'air inquiet de la reine, il répondit
sans sourciller : « Tranquillisez-vous! La reine ne manque
pas de cœur *. » Pour lui, il affecta de pencher ouverte-
ment du côté des Guises. Pendant que la régente se dépen-
sait auprès du duc d'Epernon en efibrts que ne désespérait
pas la hauteur du colonel général, pour amener un rappro-
chement entre ce dernier et Concini, le marquis prenait
médecine et faisait défendre sa porte par les Suisses de
garde aux visiteurs indiscrets ". Il ne sortit de sa retraite
que pour offrir le 7 décembre 16 10 un banquet solennel au
duc de Guise, en l'honneur du mariage projeté dont l'an-
nonce devenait désormais officielle ^ On ne devait plus
1. Andréa Cioli, 26 novembre 1610.
2. Andréa Cioli, 25-27 novembre 1610.
3. Alla casa Guisa la Regina fa gran care:^^e et verra hora a obbli-
gare il Sig"^ Duca mediante il matrimonio con Sladama di Montpensiero
tenendosi oggi per concluso affatto corne ha affermato questa mat-
tina ne Cordielleri Mons. délie Fonte che sta in casa del Sig^ Principe
LA POLITIQUE DU MARQUIS d'aNCRE. I Sq
attendre que la fin de Favent pour le terminer de toute
façon, ominnamenîe\ Pendant ce temps, le comte de Soissons
était en Normandie ^ et le prince de Condé, resté dans la
place, faisait valoir celles de ses prétentions auxquelles il
pensait qu'un gouvernement sans souci du lendemain don-
nerait le plus facilement satisfaction. Ce qu'il lui fallait avant
tout, c'était de l'argent; or il déclarait que son père et son
aïeul avaient dépensé tout leur avoir pendant les guerres
civiles au service du roi Henri IV, et qu'il lui restait à
peine trois ou quatre mille livres de rentes; la couronne
lui devait, disait-il, au moins huit cent mille francs. Bien
qu'il eût déjà reçu de larges gratifications, il réclamait cette
somme immédiatement et, de plus, la survivance du conné-
table, et, en sa qualité de gouverneur de la Guienne, le
commandement direct d'un certain nombre de places dans
cette province, notamment Bordeaux, avec le droit de
nommer dans tout le gouvernement des officiers de son
choix \ Ces demandes étaient exorbitantes : le prince
réclamait en fait une véritable souveraineté dans un pays
sur lequel Henri IV, étant roi de Navarre et gouver-
neur de Guienne, n'avait jamais revendiqué de pareils
droits. « Le prince de Condé ne peut se tenir tran-
quille, écrit Scip. Ammirato. Plus on lui donne, plus il en
voudrait *. »
Des réclamations directes ou indirectes, le prince de
Condé ne tarda pas à passer aux actes de mécontentement.
di Janville; ma il Sig' Cardinale di Gioiosa die è :^io di Madama, et
tiitto di Siiisson et d'Espernon et per amicitia et per parentela tra
loro, et tutti tre questi vogliono maie di morte alSig^ Concino et contro
di esso si racontano parole de Suisson che insin minacciano nella vita
et potrebbono tirar casa Guisa dalla loro, et i Ministri per mantenersi
nella loro autorita atterranno da che vince. (Andréa Cioli, 25 novem-
bre 1610.)
1. Scip. Ammirato, 7 décembre 1610.
2. Andréa Cioli, 4 décembre 1610.
3. Ambass. vénit., 29 décembre. — Scipione Ammirato, 7 décem-
bre 1610.
4. Scip. Ammirato, 7 décembre 1610.
l6o LA MINORITE DE LOUIS XIII.
Le mardi 7 décembre 16 10, le prince était allé au Louvre
au Conseil des finances, auquel n'assista point la reine.
Comme chacun sortait et que le prince prenait le chemin
de la porte, le chancelier lui dit en manière de demande :
« Votre Excellence ne veut pas venir chez Sa Majesté au
Conseil d'État? » 11 lui fut répondu non. Le chancelier
reprit : « Il est cependant bon que Votre Excellence y
vienne; car on doit traiter des affaires militaires. » Condé
répliqua encore qu'il ne se souciait pas d'y assister. Le
chancelier monta alors chez la reine; et celle-ci lui demanda
si Condé était en bas et s'il voulait venir; ayant appris du
chancelier les réponses qui avaient été faites à ce dernier,
elle envoya La Varenne dire au prince que s'il voulait venir
au Conseil, elle l'attendait. Condé fit à ce message les mêmes
réponses qu'aux paroles du chancelier, en ajoutant que, le
comte de Soissons n'étant pas là, il ne voulait pas aller au
Conseil : et c'est ce qu'il fit. Les amateurs de spéculations
politiques prirent texte de ces dernières paroles pour dire que
Condé avait voulu laisser entendre que la reine et les ministres
ne pouvaient rien faire sans l'intervention de l'un ou l'autre
des deux princes. Mais comme il retourna depuis au Conseil,
il devint évident qu'il s'était plutôt laissé aller à un mouve-
ment de mauvaise humeur que livré à une manœuvre poli-
tique, et qu'il avait voulu manifester son mécontentement
de n'avoir reçu satisfaction pour aucune de ses demandes.
On disait aussi que, par ses impertinences, le prince voulait
mettre la reine en demeure de lui céder, parti fort impru-
dent, si elle s'y résolvait; car le prince pourrait alors se dire
le maître de la Guienne; puis, outre l'autorité qu'a d'ordi-
naire un premier prince du sang, celle qui s'y ajouterait par
la survivance de la connétablie, le porterait à une grandeur
excessive, et encore ne se serait-il pas contenté; car on le
verrait aussitôt prétendre sinon à la régence, au moins, à la
lieutenance générale du royaume. Les mieux avisés des
discoureurs auraient voulu que la régente n'accordât rien et
LA POLITIQUE DU MARQUIS d'aNXRE. i6i
laissât le prince ronger son frein, puisqu'il n'était possible
de le satisfaire qu'au prix de la ruine du gouvernement et
de la réputation de la reine. Il était bien certain toutefois
que lorsque Condé se verrait exclu de ses prétentions, il ne
serait plus possible de le retenir à la cour et de l'empêcher
d'aller dans son gouvernement où il pourrait faire du mal;
car, en raison de son titre seul de gouverneur, les com-
mandants et lieutenants particuliers des forteresses de la
province ne pouvaient lui refuser l'entrée de chacune de
leurs places, avec le nombre de gens qu'il voudrait, s'il se
présentait pour les visiter, et peut-être ainsi pourrait-il, si
bon lui semblait, s'en rendre le maître. On répondait à cette
objection que la reine, dans le cas où elle concevrait à ce
sujet les craintes qu'elle devait avoir en effet, pouvait remé-
dier à la situation en écrivant à ces gouverneurs parti-
culiers des lettres leur enjoignant ou de ne pas laisser
le prince entrer dans leurs forteresses, ou de ne lui en
permettre la visite qu'avec un petit nombre de gens; de
manière à ce qu'ils n'eussent à craindre aucun mau-
vais tour. Ainsi le prince de Condé resterait en proie à
sa rage. (Et cosi il principe di Conde rimarra nella sua
rahhia '.)
Cette politique était la meilleure à suivre et la force des
choses devait y amener le gouvernement. Il eût été plus
simple de commencer par où l'on devait fatalement finir.
Déjà éclatait comme une menace dans la bouche du prince
de Condé l'annonce d'un appel aux États généraux pour
régler constitutionnellement la question de gouvernement.
Cette éventualité, dont il n'avait pas été possible que l'on
écartât complètement l'idée, au commencement de la
Régence, devint l'objet des préoccupations universelles. La
réunion des trois ordres parut bientôt ne pouvoir être
évitée. Quels furent les sentiments et l'opinion de la
I. Andréa Cioli, lo décembre 1610, 2° dépêche.
II
102 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
régente au début de ce mouvement qui devait aboutir à
la convocation de la dernière des assemblées parlementaires
qui aient fonctionné conformément au droit de l'ancienne
monarchie? Contrairement à l'opinion généralement admise,
Marie de Médicis ne manifesta aucune opposition, quant au
fond, au projet que mettait en avant le prince de Condé; et
il est certain qu'en fin de compte, le gouvernement de la
reine sut fort habilement retourner contre le premier
prince du sang Tarme dont il entendait se servir contre la
régente : « J'ai appris de quelqu'un qui dit l'avoir entendu
de la bouche même de la reine, écrit Andréa Cioli, que Sa
Majesté n'a aucune inquiétude, et même qu'elle donnera son
consentement à la réunion des Etats, dès que des instances
lui auront été faites à ce sujet. Car ne voulant que le bien
de ce royaume et du roi son fils, elle tient pour certain que
les États, de leur côté, n'auront point d'autre but. Comme
jusqu'à présent Sa Majesté n'a rien fait qui soit domma-
geable à l'État, il ne paraît pas qu'elle ait rien à redouter en
ce qui est du maintien de sa régence. Que si les États lui
donnent une ou plusieurs personnes, comme on en donna
douze, à ce que j'entends dire, à la reine mère de Charles VI '
sans 1 intervention desquelles elle ne pouvait rien faire de
valable. Sa Majesté a dit qu'elle y consentirait, parce que,
tout en étant Hbre, à cette heure, elle n'ose rien faire, de
peur que ses décisions soient sans valeur, tandis qu'alors elle
pourra opérer plus franchement; elle aura moins d'occasions
de suspecter les conseils de ces personnes, alors que main-
tenant elle vit à leur égard dans un état de défiance perpé-
I. Les connaissances historiques de l'agent florentin ou de ceux qui
le renseignaient sont sur ce point fort en défaut. La mère de Char-
les VI était morte, quand ce prince arriva au trône, et tout le monde
sait que ses oncles exercèrent le gouvernement à sa place. — Cioli
veut évidemment parler de la sœur de Charles VII, Anne de Beau-
jeu, à laquelle fut adjoint ou plutôt subordonné un conseil de douze
membres. — Voir Jehan Masselin, Journal des États généraux de
LA POLITIQUE DU MARQUIS d'aNCRE. i63
tuelle. Le personnage de qui je tiens tous ces détails croit
que, les États venant à se réunir et le prince y étant con-
voqué, celui-ci ne voudra certainement pas 3^ assister; et il
en donne cette raison que, dans ces occasions, les Majestés
royales ont un plus grand nombre de soldatesque pour leur
garde que d'habitude, tandis qu'un autre personnage ne
peut en tenir sur pied. Or, comme le prince de Condé est
fâché avec la reine et qu'il redoute quelque affront de sa
part, il se tiendra certainement éloigné. Cette considération,
placée sous les yeux de la reine, contribuera à lui faire
accepter plus facilement la réunion des États '. »
L'embarras général de la situation et cette grave ques-
tion des États généraux, qui allait prendre la première place
dans le développement de la politique intérieure, donnèrent
lieu, de la part du marquis d'Ancre, à un entretien dont les
détails nous ont été conservés par le même agent du grand-
duc de Toscane et où nous pouvons voir Concini s'essayer
dans le rôle d'homme d'État.
Malade le lendemain du banquet du 7 décembre, Concini
envoya le médecin qui avait pris la place de Duret, le doc-
teur Carosio, prier Andréa Cioli de passer chez lui. Le Flo-
rentin trouva le marquis d'Ancre au lit, souffrant d'un mal
de gorge auquel il était sujet. Le malade commença par se
faire exposer les différentes phases d'une indisposition ana-
logue dont Cioli avait été atteint, les remèdes qu'on lui
avait appliqués, les tourments qu'il avait endurés. La con-
versation passant ensuite de la médecine à la politique, on
en vint à parler des prétentions du prince de Condé. L'en-
voyé du grand-duc exprima l'opinion qu'elles n'avaient
d'autre but que de forcer la reine à faire réunir les États
généraux. Concini avoua que les affaires étaient en très
mauvaise voie. 11 ajouta, tout à fait en confidence, que la
reine, par son excessive bonté, s'en était réduite à un état
I. Andréa Cioli, 10 décembre 161 o, 2*^ dépêche.
164 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
tel que, si elle ne se résolvait au suprême remède pro-
posé par ses véritables serviteurs, le royaume était, avant
six mois, complètement ruiné. On connaissait si bien,
disait-il, le caractère de Sa Majesté que les ministres et les
princes avaient trouvé plus qu'eux-mêmes, c'est-à-dire lui
et sa femme, le moyen de la circonvenir et, trop sincère
aveu dans une pareille bouche, de lui en faire accroire,
di aggirarla et ingannarla. La reine suspectait tout son
entourage et n'avait confiance dans le conseil de personne :
« Moi-même, disait-il, je ne compte plus. Comme au
temps du feu roi, je suis tenu tout à fait à l'écart. Je suis
désespéré. » Concini parlait d'un ton grave et convaincu, que
son interlocuteur ne sait trop s'il doit prendre au sérieux.
Interrogé sur le grand remède, et poussé dans ses derniers
retranchements, le marquis d'Ancre consent enfin à le
révéler, sous le sceau du plus grand secret. « Sa Majesté,
dit-il, doit se résoudre à convoquer les États; et moi, je
suis un de ceux qui cherchent à le lui persuader. » Et il le
jure en se lamentant de n'être pas considéré comme un
homme de bien qu'il est. Andréa Cioli, qui savait que son
gouvernement n'était pas favorable à la décision dont Con-
cini se déclarait le partisan, se souvient à propos qu'au com-
mencement de la Régence, la reine mère lui avait dit que
cette réunion des États était dirigée contre elle-même; il
le rappela à Concini et affirmant que c'était encore l'opi-
nion générale, traita de paradoxe l'opinion du marquis
d'Ancre. Celui-ci répondit que l'utilité et même la néces-
sité d'un pareil remède étaient reconnues par d'autres bons,
fidèles et expérimentés serviteurs du bien public; et il fit le
raisonnement suivant par lequel il cherchait à justifier des
dilapidations au bout desquelles il n'y avait évidemment
plus d'autre expédient pour rétablir les finances de l'État,
qu'un appel à la nation. Un bon payeur, toujours prêt à
payer, disait-il, peut quelquefois se trouver gêné par la mul-
tipUcité de ses obligations. Il en était de même de la reine.
LA POLITIQUE DU MARQUIS d'aNCRE. i65
N'ayant pendant sa régence d'autres devoirs, elle ne pou-
vait avoir d'autre but, ni d'autre intérêt à cœur que le salut
de son fils et celui du royaume. C'est pourquoi elle n'avait
ni à s'inquiéter, ni à se soumettre à aucune règle lorsqu'il
s'agissait de satisfaire en bonne payeuse ceux qui pouvaient
concourir à pareille fin. Quant au repos personnel de la
reine, seuls, les Etats, qui réformeraient toutes ces choses,
étaient capables de la délivrer des demandes impertinentes,
des perfidies, des désordres qui faisaient comme une lèpre
dans l'État. Le marquis d'Ancre déclara ensuite, non sans
franchise, qu'il était l'une des trois sortes de personnes à
qui devait déplaire la réunion des Etats; car il pouvait
craindre, attendu le mécontentement causé par l'achat de
ses dignités, qu'on ne vînt à lui demander des comptes;
et néanmoins il désirait infiniment cette convocation des
trois ordres, comme véritable serviteur de la reine et du
roi, à la conservation de la grandeur desquels il était prêt
à sacrifier son intérêt et sa vie. Les deux autres sortes de
personnes à qui ce remède pouvait causer de l'ennui,
étaient, d'après lui, Sully, qui courait le risque d'une revi-
sion de ses comptes, puis Villeroy, le chancelier, et les
autres ministres, qui pouvaient redouter qu'on leur retirât
l'autorité, pour le maintien de laquelle ils n'hésiteraient pas
à trahir la reine, non par méchanceté, mais par bassesse;
car les princes avaient commencé à les intimider à force de
bravades et de menaces, quand ils avaient, à l'occasion, vu,
su ou même pensé que quelqu'un d'entre eux s'opposait à
un de leurs désirs ou de leurs demandes. Puis il qualifia
'Villeroy d'ambitieux, Sillery de corruptible; et Cioli ajoute
que ces bruits fâcheux lui étaient revenus de plusieurs
autres côtés.
Une fois en train de faire parler Concini, le Florentin
ne s'arrêta pas. Il fit au marquis d'Ancre cette objection
que les États donneraient sûrement à la reine un lieute-
nant, c'est-à-dire un compagnon de sa régence, ce qui
l66 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
serait pour elle une sorte de déchéance; Condé, disait-il,
n'avait pas d'autre but en présentant ses fameuses réclama-
tions. Concini, après avoir hésité un instant, n'abandonna
rien de sa précédente opinion et déclara, au grand étonne-
ment de Cioli, que M. de Condé n'avait pas ces idées, que
c'était un bon prince et son ami. Devant cette déclaration
inattendue, Cioli passa à un autre sujet. Il dit au marquis
que, pour tous ceux qui désiraient son bien et sa grandeur,
il paraissait avoir commis une grosse erreur en rompant
avec le duc d'Épernon; car l'amitié de ce seigneur ne pou-
vait que lui être utile, et son inimitié lui serait sûrement
nuisible; il devait en conséquence faire la paix avec lui \
Concini accorda le premier point : quant au second, il
répondit que, n'a3\int rien fait d'indigne, il ne consentirait à
aucun rapprochement si son honneur et sa réputation ne
restaient pas absolument intacts. Cioli lui fit observer que
les voies et moyens seraient faciles à trouver, à la condition
qu'il y eût de la bonne volonté de part et d'autre; et il
ajouta savoir de bonne source que le duc d'Épernon éprou-
vait du regret de n'être pas son ami. Il interrogea ensuite
le marquis sur son intimité présente avec la maison de
Guise en lui rappelant le banquet du mardi 7. Concini
répondit qu'il n'était l'ami de celui-ci ou de celui-là qu'au-
tant que le demandait l'intérêt de la reine et du royaume;
et comme Cioli faisait cette réflexion qu'il y avait un grand
avantage pour la reine dans l'instabiUté des cervelles de la
I. Cette affaire de la réconciliation du marquis d'Ancre et du duc
d'Épernon préoccupait vivement la reine. Scipione Ammirato en
parle aussi à son gouvernement. // segretario Cioli et io credevamo
che il marchese d'Anchre si fusse accordato cou Mous- d'ÉpernoJi
pev opéra di S. M. che lo procura, et a me era stato detto di si, da
chi di dovere lo doveva sapere, ma ritroviamo che non evero essendosi
ancora su le pratiche, et forse questo Espernon come huomo molto
superbo, et che in queste congiunture che corrono si conosce necessario
a S. 3/'-' ne dcve volere troppo ; tuttavia quei che amano la quiète et
desidcrano bcne al sig. marchese d'Ancre, vorrebbero questo accorda
in ogni maniera, et si crede da tutti che sen:{a dubbo seguira, metten-
doci S. Af'"* le tnani da vero. (Scip. Ammirato, 7 déc. 1610.)
LA POLITIQUE DU MARQUIS d'aN'CRE. 1 67
nation française, puisque, toutes les amitiés et unions se
formant contre elle, il en résulterait de bien pires effets, si
elles étaient durables, le marquis en convint et termina
l'entretien en disant qu'en vérité les cervelles de ce peuple
étaient comme le ciel même du pays qui présente plus de
cent variations dans une même journée.
Parmi les réflexions personnelles dont le diplomate flo-
rentin fait suivre le récit de cette curieuse conversation,
il en est qui méritent d'être relevées '. Ainsi, pour Cioli, la
ténacité avec laquelle Concini adhérait à l'idée de la réunion
des États n'était point l'effet d'une opinion personnelle et
raisonnée sur la question ; elle était due à l'influence de ses
conseillers ordinaires, l'avocat Dolet et le vidame du Mans;
ceux-ci lui auraient en effet persuadé qu'il avait tout à
gagner en déroutant l'opinion et en se montrant bien diffé-
rent de ce qu'on le croyait. Quant à cette prétendue amitié
pour le prince de Condé, Cioli n'y croit pas le moins du
monde. Mais ce qui l'inquiète, c'est que le marquis ait l'air
de prendre le prince pour un maladroit et un incapable,
opinion fausse assurément; car, en admettant même qu'elle
eût quelque fondement, Condé avait parmi les siens des
homiTies fort habiles pour le guider, ne fût-ce que le duc
de Bouillon, dont on attendait le retour. Médiocre comé-
dien et pauvre politique : telle était l'opinion que se faisait
du favori tout-puissant le représentant même du grand-duc.
Comme la grosse difficulté du moment était la réponse
à faire aux réclamations du prince de Condé, la régente
essaya de s'en tirer par une manifestation de fermeté qui
lui parut avoir la vertu de mettre fin aux jalousies et aux
divisions. Le 1 1 décembre, le duc de Guise ayant, avec
beaucoup de déférence, adressé à la reine une double
demande : la charge de lieutenant de la Provence pour un
de ses frères, et le gouvernement de Toulon pour un de
I. Andréa Cioli, 10 décembre 1610.
l68 LA MINORITE DE LOUIS XIII.
ses capitaines, Marie de M édicis refusa d'accéder à ses désirs
et profita de roccasion pour déclarer dans le grand cabinet
en présence des princes et d'un grand nombre de seigneurs
qu'elle avait été trop faible par le passé, mais qu'il n'en
serait plus de même à Tavenir *.
L'accord pouvait-il être rétabli au moyen d'un mécon-
tentement général? Les amis de la reine eurent un instant
cette illusion. « Toutes les mutations et du ciel et de la terre
se voient dans cette cour, écrit Cioli : tantôt des nuages,
tantôt le ciel serein; de furieuses tempêtes, des averses,
l'ouragan, et puis après la bonace; des orages terribles et
le calme plat. Tout s'est apaisé en un clin d'œil en même
temps que la furie des demandes et prétentions de Condé ;
tout, les rumeurs et les craintes; de telle sorte que l'on
n'en parle même plus; et tandis qu'auparavant, on semblait
cheminer vers l'abaissement complet de l'autorité de la
régente, on court maintenant à son exaltation. » Pronostic
enthousiaste et trop prompt d'un ami sincère, qu'allait
démentir le jour même de la déclaration du grand cabinet,
l'incurable faiblesse d'une reine mal conseillée.
En effet, le vendredi lo décembre, le duc d'Épernon
voulut entrer en carrosse dans la cour du Louvre, privilège
réservé aux princes. La garde s'y opposa et le duc mit pied
à terre, sans proférer une parole. Le lendemain, pensant
que la reine, sachant ce qui avait eu lieu, aurait donné des
ordres contraires, il prescrivit à son cocher de pénétrer de
force dans la demeure royale. Les gardes refusèrent encore
l'entrée; et comme la consigne allait être violée, ils mirent
la pointe de leurs hallebardes à la poitrine des chevaux; et
la voiture dut rester dehors. Le duc descendit de voiture,
accabla d'injures les soldats, particulièrement l'officier qui
les commandait, et monta à l'appartement de la reine. Il ne
voulait demander rien moins que le licenciement des.
I. Andréa Cioli, 12 décembre 1610.
LA POLITIQUE DU MARQUIS d'aNCRE. 1 69.
hommes qui composaient le poste. On lui fit observer
qu'obéir à une consigne ne méritait pas punition. Il parla
cependant du fait à la reine; et celle-ci, apprenant que le
roi Henri avait accordé au duc d'Épernon, par faveur et en
raison des rhumatismes dont il souffrait, la permission de
faire entrer son carrosse dans le Louvre pendant la nuit, lui
confirma ce privilège et Tétendit même à la durée de la
journée, mais sous cette condition qu'il ne saurait pas mau-
vais gré aux gardes de ce qu'ils avaient fait '. Ainsi parut
apaisé ce scandale par une concession qu'arracha sans doute
à la reine le désir de ne pas envenimer les rapports du
colonel général et du marquis Concini. Mais la faiblesse ne
peut qu'encourager l'audace; et le duc d'Épernon s'en remit
à ses gens du soin de montrer son mépris pour la cour où
«trônait son rival. Cinq jours après l'affaire, un écuyer du
duc d'Épernon, rencontrant le sous-ofticier qui avait barré
le chemin à son maître, suscita une querelle frivole en se
faisant heurter par lui, et lui asséna de son épée un formi-
dable coup sur la tête. Le soldat se jette sur son agresseur
pour se venger; à ce moment accourent des laquais du
duc d'Épernon, qui tombent à coups de bâton sur le
malheureux et le laissent pour mort. La reine, à la nouvelle
de cette violence dont l'odieux remontait jusqu'à elle-
même, entra dans une colère qui ne remédiait à rien. L'opi-
nion fut justement sévère pour la régente : on lui reprocha
non seulement d'avoir admis les prétentions du duc
d'Épernon, mais surtout d'avoir présenté des excuses pour
ce malheureux soldat qui n'avait mérité que des éloges en
faisant son devoir, et qui, s'il était vrai, comme on le
rapportait, que le colonel général l'eût pris par la barbe pen-
dant la scène du lo, méritait d'être puni pour ne lui avoir
point passé sa pertuisane au travers du corps ".
1. Andréa Cioli, i3 décembre 1610.
2. Andréa Cioli, 17 décembre i6io.
IJO LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
Oa pouvait donc braver impunément la régente. Le
prince de Condé se le tint pour dit. Voyant qu'il ne pou-
vait obtenir aucune des satisfactions qu'il avait demandées,
il partit le vendredi 17 décembre après déjeuner, sans dire
un mot à la reine. Sa femme le suivit le lendemain; ils se
rendirent à Valéry. Ce départ précipité avait été concerté
sans nul doute avec le comte de Soissons. En effet, celui-ci,
après avoir annoncé à la reine par un de ses gentilshommes
son prochain retour, avait fait savoir ensuite qu'il ne lui
serait pas possible de revenir avant la fin des fêtes de Noël.
La régente ne dissimula pas sa vive et légitime contrariété;
elle ne pouvait voir sans inquiétude le gouverneur de la
Normandie inspecter toutes les forteresses de cette pro-
vince et se diriger vers le Havre de Grâce. Elle prit sur elle
de lui ordonner, par l'intermédiaire de la comtesse de Sois-
sons, restée à Paris, d'avoir à prendre garde qu'aucun désordre
ne se produisît. « Tous ceux qui veulent du bien à la reine,
écrit Scipione Ammirato, ne peuvent désirer en elle qu'une
chose : c'est que le courage qu'elle a dans le cœur, elle le
manifeste davantage extérieurement. Il faut qu'elle dénonce
hardiment le cas fâcheux dans lequel se mettent les princes. »
Marie de Médicis eût certainement été encouragée dans
cette voie par la puissante famille vers laquelle son propre
penchant l'entraînait d'ailleurs. Le vénérable et loyal doyen
de la maison de Lorraine, le duc de Mayenne, disait le
lendemain même du départ de la princesse de Condé, le
dimanche 19 décembre, à un des familiers de la reine?
venu pour le visiter, qu'il était prêt, en toute occurrence
et besoin, à se faire porter dans sa chaise auprès de Sa
Majesté puisqu'il ne pouvait pas fiiire autrement étant
malade, afin de la défendre et se faire tuer sur la place.
Il ajouta, non sans une exagération attribuable peut-être
au rapporteur et non à l'auteur de cette conversation, que
son fils était prêt à en faire autant et que si lui, le père,
en doutait le moins du monde, il serait le premier à vou-
LA POLITIQUE DU MARQUIS d'aNCRE. I7I
loir le frapper d'un coup de poignard. Mayenne dit encore
avec justesse que, si la reine saisissait l'occasion qui lui
était offerte d'agir vigoureusement, Condé et Soissons prou-
veraient qu'ils étaient plus capables de faire peur que de
causer du mal. D'autres, et en grand nombre, allaient plus
loin : « Si Condé veut faire le fou, disaient-ils, et que
Sa Majesté se résolve à le mettre en compagnie du comte
d'Auvergne, cela se fera sans trop de peine et il y aura peut-
être moins de gens que l'on ne pense à s'en émouvoir
et à faire du tapage ». Marie de Médicis ne sut pas écouter
à temps ces bons conseils qui arrivaient jusqu'à elle. « Il
paraît, écrit Scipione Ammirato, que la reine sait tout ce
qui se passe et ce qui se dit. La plus grande peine qu'elle
ait, c'est de n'avoir personne qui la conseille dans son propre
intérêt. On m'a rapporté qu'elle dit elle-même : « Chacun
« tire Teau à son moulin. Tous cherchent non seulement à
« conserver l'autorité qu'ils avaient, mais à en ajouter tou-
« jours davantage \ »
Ces lamentations, si justes qu'elles fussent, ne tiraient pas
d'affaire la régente. La situation était cependant bien favo-
rable pour déployer un peu d'énergie. En réalité, Condé ne
savait pas lui-même ce qu'il voulait faire; il redoutait, non
sans raison, que, s'il paraissait en Guienne, la population
de la province ne voulût point le reconnaître comme gou-
verneur. Les manœuvres de Soissons en Normandie ne
rencontraient pas non plus grand succès. Il ne fut pas difti-
cile à la régente de ramener ce dernier à la cour. Elle
réexpédia le gentilhomme qui était venu lui dire que Sois-
sons reviendrait seulement après les fêtes, avec l'ordre de
lui prescrire de retourner immédiatement, toute affaire
cessante. Le 23 décembre au soir, le compte de Soissons
rentra dans Paris. La reine était dans une église des capu-
cins située au faubourg Saint-Honoré et devant laquelle
I. Scipione Ammirato, 21 décembre iôig.
1-2 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
devait passer le comte. Arrivé là, il mit pied à terre, entra
dans l'église, fit sa révérence à la reine, et sur son invita-
tion, entra dans son carrosse et l'accompagna jusqu'au
Louvre où il demeura pendant quelque temps avec elle
dans le petit cabinet. Peu de temps après y arriva le roi.
Les causes du mécontentement du comte de Soissons furent
l'objet de ces premières conversations. « La reine, inquiète
du rapprochement de Condé et de Soissons, écrit Scipione
Ammirato, a fait revenir ce dernier à la cour. Ils ont eu
ensemble un long entretien particulier, dans lequel le
comte lui a exposé ses griefs et lui a déclaré que la cause
de sa réconciliation avec le prince de Condé, c'étaient les
faveurs prodiguées par la reine aux Guises. Sa Majesté, a
dit le comte, l'avait sans aucun doute généreusement traité
en lui donnant le gouvernement de la Normandie et à son
fils celui de la Gascogne. Mais depuis, on avait, en plusieurs
occasions, manqué d'égards pour lui. La reine l'assura de ses
bonnes grâces et lui promit que les Guises ne seraient pas plus
favorisés que lui-même * . » Ainsi la reine faiblissait de nouveau.
Marie de Médicis avait cru nécessaire de rappeler le
comte de Soissons parce que l'on se trouvait à la fin de
l'année, à Tépoque oia l'on établissait l'état des finances
pour l'année suivante. Comme il y avait beaucoup de ques-
tions à résoudre, la reine tenait à ce que les princes fussent
présents, par considération pour eux et en vue de sa propre
sauvegarde, afin que jamais, en aucune occasion, quelqu'un
pût lui faire un reproche d'avoir pris à elle seule une résolu-
tion d'importance pour TEtat. Il y avait, dans ces déclara-
tions de la régente, beaucoup plus d'ostentation que de sin-
cérité. Elle entendait bien, au fond, ne faire que ce qu'elle-
même ou les gens de son entourage intime voulaient; mais
elle prétendait faire endosser la responsabilité de ses actes
par les conseillers-nés de la couronne tombée en minorité.
I. Scip. Ammirato, 3 janvier 1611. -
LA POLITIQUE DU MARQUIS DANCRE. Ij3
Ce résultat ne pouvait être obtenu sans de nouveaux sacri-
fices, puisque la régente s'écartait de la voie de rigueur.
C'est ce qui donne une importance toute particulière au
rôle du surintendant des finances, le duc de Sully, pendant
les dernières semaines de la funeste année 1610.
Depuis le retour de Reims, au milieu de tant d'intrigues
et de complications, Sully avait été l'objet d'attentions
toutes particulières dans la famille royale; mais il ne put
prendre sur lui de faire des avances au favori Concini. Le
marquis d'Ancre ne pardonna pas au duc de Sully de n'avoir
pas voulu paraître devoir à sa déplorable influence un rappel
que les embarras politiques et financiers de la régente ren-
daient nécessaire. A la suite d'une froide entrevue dont le
marquis dut prendre l'initiative, ils se séparèrent « assez
mal édifiés l'un de l'autre ». La reine essaya cependant de
faire croire à la solidité de ce replâtrage des affaires, lors-
qu'elle donna au surintendant « sa foi et sa parole, jusqu'à
ôter son gant pour lui toucher la main, qu'elle .l'assisterait
de son autorité, comme faisait le feu roi ^ ».
Si l'on jugeait la présence de Sully indispensable, c'est
pour la même raison qui rendait la régente si désireuse de
ramener à la cour les princes du sang. C'était l'époque de
l'année où il devenait urgent d'établir l'état financier. Le
surintendant était seul en mesure de dresser promptement
le budget, qui était fort en retard, et de défendre les finances
de l'État contre les assauts répétés de la foule des protec-
teurs et des protégés de Marie de Médicis. Ce rôle utile,
cette situation ingrate, furent encore acceptés courageu-
sement, patriotiquement, par le duc de Sully. C'est sans
illusion qu'il se mit à la tâche, pour ne l'abandonner que le
jour où il fut pleinement convaincu de l'impossibilité de
Taccomplir sans s'abaisser à de lâches complaisances et à
une indigne servilité, non seulement dans l'administration
I. Economies royales, p. 407, col. i.
1 -_j. L\ MINORITÉ DE LOUIS XIII.
financière, mais dans la direction de la politique géné-
rale.
u M. de Sully, écrit Scipione Ammirato le 17 novembre
16 10, a recommencé à être ce qu'il était auparavant, parce
que, outre qu'il n'est pas mort, comme on l'avait dit, il a
conservé toutes ses charges intégralement, et les exerce
comme de coutume, quoique avec moins de rigueur. »
C'était le moment où le cortège qui s'était formé autour
du jeune roi, pour la cérémonie du sacre, s'était presque
complètement dissous et où la maison de Guise semblait
seule ne pas vouloir se départir d'une attitude fidèle et bien-
veillante pour le gouvernement. Resté en assez bons termes
avec les princes lorrains, le surintendant était peut-être
encore de taille à tenir tète à tous les mécontentements des
autres, à leur refuser au moins en partie les augmentations
de pension, les doublements de gages, les paiements de
dettes et les concessions de forteresses dont la longue énu-
mération tient toute une colonne des Economies royales. Mais
il était nécessaire, pour réussir, qu'il fut secondé dans le
conseil par les anciens ministres de Henri IV, par les
hommes de gouvernement dont l'influence reposait sur de
longs et grands services. Si à l'unanimité de vues se substi-
tuait parmi eux le désaccord, au souci de l'intérêt public
celui des intérêts particuliers, au service du royaume celui
de la régente et de sa coterie, tout était perdu; et c'est ce
qui arriva. Sully pouvait lutter contre une ligue de princes;
il succomba sous une coalition de ministres et de favoris.
Dès que l'on se mit à l'établissement du budget, des
conflits latents, de sourdes animosités éclatèrent dans le
conseil. « La reine et le conseil, écrit le Vénitien Foscarini
à la date du 21 décembre 16 10, ont commencé à dresser
Tétat des dépenses que l'on doit faire l'année prochaine. La
besogne avance, mais bien souvent avec une grande diver-
sité d'opinions sur des points essentiels. On a résolu de
remettre les compagnies françaises des gardes du roi sur le
LA politiquj: du marqi'is d'ancre. 173
pied de cent vingt liommes par compagnie, contrairement
à l'avis du duc d'Épernon, colonel général de l'infanterie,
qui voulait les maintenir à l'effectif actuel de deux cents
hommes. On mettra à Lyon trois cents Suisses. Sully s'y
est opposé, M. de Villcroy a cependant donné l'ordre de
faire la levée. Quelques mots vifs ont été échangés entre
eux, sur la question de savoir à qui appartient ce droit. Le
duc de Rohan y prétend, comme général des milices de
cette nation ; et, d'autre part, M. d'Alincourt aussi, comme
gouverneur de Lyon. Le premier a pour lui Sully, son beau-
père, et l'autre, Villeroy, son père. Ce qui s'est passé entre
les deux ministres n'est pas de grande conséquence; car du
temps du feu roi, il y avait ordinairement entre eux des
conflits beaucoup plus graves. »
La querelle devait cependant avoir des conséquences
sérieuses. L'objet en paraît par lui-même assez mesquin;
Sully donne toutefois à l'affaire des proportions plus impor-
tantes lorsqu'il rapporte que « le sieur d'Alincourt, porté
du chancelier et de son. père, sans se souvenir de son
extraction, voulut non seulement faire le seigneur d'illustre
maison, mais le prince; et, pour se fortifier contre ceux de
la ville de Lyon, qui s'opposaient à l'usurpation de leurs
droits, privilèges et prérogatives anciennes, poursuivait le
dessein de mettre garnison dans la ville de Lyon et, pour
l'entretenir et fournir aux dépenses de prince qu'il voulait
faire, d'obtenir la révocation d'un traité conclu pour le
rachat, au profit de la couronne, du domaine de Lyon ».
Il faut avouer qu*on aimerait mieux ne pas voir se mêler
à ces combinaisons financières, sur lesquelles Sully s'étend
longuement, des préoccupations d'un ordre personnel dont
il ne souffle mot dans son récit; la façon dont il traite
Villeroy, « ce petit esprit fier, vague et hautain », dit-il, y
gagnerait certainement en autorité.
Mais le vrai Sully de ce moment ne fut pas l'homme
qui prfend plaisir à rapetisser son propre rôle quand il se
IjG L\ MINORITÉ DE LOUIS XIII.
montre chicanant avec âpreté sur l'étendue des attributions
du marquis d'Alincourt et toisant dédaigneusement les
ambitions de ce personnage. Cet incident démesurément
grossi dans les Économies royales, et que Sully veut faire
prendre pour la cause déterminante de son éloignement
définitif, doit être rejeté au second plan. Des questions d'un
ordre bien plus élevé s'agitaient entre Sully et Villeroy. Ce
ne sont pas en effet les rivalités de deux hommes, de deux
pères qu'il faut envisager; c'est la lutte de deux politiques
opposées longtemps menées parallè'ement et se démas-
quant subitement.
Écoutons l'ambassadeur vénitien dans sa dépêche du
26 décembre :
(< Le duc d'Epernon et M. de Villeroy, dit-il, ont con-
seillé à la reine de Hcencier les 4000 fantassins et les com-
pagnies de cavaliers, que l'on continue encore, depuis la mort
du roi, à payer aux États de Hollande. Le duc de Sully s'y
est opposé avec beaucoup de chaleur, et, élevant la voix,
il a dit que l'on conseille à la reine d'abandonner les bons
et anciens amis de la couronne et de se porter entièrement
dans les bras de l'Espagne pour la perdre elle et pour ruiner
le royaume; il a ajouté à ces paroles d'autres propos très
vifs dans le même sens. Sur le moment on n'a pris aucune
résolution, mais Villeroy ayant fait une absence de trois
jours, la reine a, vendredi dernier, donné sa parole de con-
tinuer l'allocation, qui a été mise sur l'état des dépenses
pour l'année prochaine et imputée sur un fonds déterminé.
Cependant les mécontentements réciproques de Sully et de
Villeroy ont toujours la même vivacité. Ce dernier demande
la permission de laisser sa charge à M. de Puisieux, qui doit
lui succéder; mais il rencontre des difficultés, parce que la
reine, au commencement de sa régence, reconnaît combien
ses services lui sont nécessaires et ne veut pas confier une
charge aussi importante à un homme jeune et, par consé-
quent, de peu d'expérience. Sully fait de grands progrès dans
LA POLITIQUE DU MARQUIS D ANCRE. I77
les bonnes grâces de la régente; sa valeur le rend souverai-
nement nécessaire. Sa Majesté montre qu'elle le tient plus
en estime que jamais. Lundi on commencera à travailler à
cette partie de l'état des dépenses pour l'année prochaine
qui concerne le règlement des pensions que l'on estime
devoir s'élever à un chiffre beaucoup plus considérable qu'à
présent \ »
Sully venait d'engager un combat suprême, et sur un
tout autre terrain que celui de l'administration financière,
du gaspillage et du déficit. Nous ne l'avions pas vu jusqu'à
présent se départir d'une attitude assez effacée en ce qui
concernait la direction donnée à la politique extérieure.
Mieux que personne il avait compris qu'une minorité n'était
pas un temps propice à la réalisation de grands desseins.
Une politique de temporisation et d'expectative lui semblait
conforme à la situation et indiquée par la prudence la plus
élémentaire. Il n'était cependant pas sans ignorer que, dès
les premiers jours du gouvernement de Marie de Médicis,
des négociations secrètes avaient été engagées entre la
cour d'Espagne et celle de Florence, la curie romaine et le
conseil intime de la reine, pour constituer un système
d'alliances tout nouveau, et qui devait reposer sur une
double union matrimoniale entre la France et l'Espagne.
Ce projet, qui détruisait toutes les combinaisons de
Henri IV, portait évidemment atteinte aux intérêts de
puissances que le roi défunt avait fait entrer dans son jeu,
notamment la répubUque des Provinces-Unies, sa vieille
aUiée, et le duché de Savoie dont l'amitié plus récente avait
été achetée au prix d'une promesse formelle de mariage
entre une fille de France et le prince héritier Victor-Amé-
dée, fils de Charles-Emmanuel. Les pourparlers en vue
des mariages espagnols, engagés et menés secrètement,
échappaient à la compétence officielle du conseil régulier,
I. Ambass. vénit. Foscarini, 29 décembre 1610. Filza 42.
12
IjS LA MINORITÉ DE LOUIS XIIl.
et Sully, qui se tenait strictement dans la limite de ses attri-
butions, ne crut pas devoir s'en mêler tant qu'ils restèrent
à l'état de spéculation et qu'ils ne sortirent point du cercle
de la coterie florentine. Mais le jour où il sut qu'un des
ministres d'État, Villeroy, revenant à ses inclinations de
jeunesse et revêtant de nouveau la peau du ligueur, était
gagné à l'établissement d'un système politique, manifeste-
ment contraire aux intérêts du pays et dans les liens duquel
la France fut bientôt engagée pour de trop longues années,
Sully n'hésita plus. Il saisit avec habileté l'occasion qui lui
était offerte dans la discussion du budget des dépenses,
pour rappeler énergiquement le conseil au respect des
anciennes alliances et des engagements pris sous le règne
précédent. Cette véhémente sortie fit une telle impression
sur l'esprit de la reine que l'on put croire la partie gagnée
pour le surintendant. « De différents côtés, écrit l'ambas-
sadeur vénitien le 29 décembre, on a mis sous les yeux de
la reine tout ce qui peut miUter pour la rupture de ces
négociations. Sully, en particulier, pendant les quelques
jours que Villeroy est resté absent, a fait beaucoup, et il
paraît que Sa Majesté a dit très clairement qu'elle ne vou-
lait pas continuer ces pourparlers. »
En effet, pendant quelques jours Sully put tenir en res-
pect ses adversaires ; mais la reine était trop obstinée pour
renoncer à sa politique personnelle, et Villeroy, dans sa
retraite momentanée, ne perdit pas son temps : il prépara
une trame serrée dans laquelle ne tarda pas à se trouver
enveloppé celui qui n'était plus pour lui qu'un rival poli-
tique et un ennemi personnel.
Il fallait d'abord priver le surintendant de tous ses
appuis éventuels. Le prince de Condé n'envisageait que son
intérêt personnel et préparait déjà l'opposition violente
qu'il fera plus tard aux mariages espagnols; il pouvait se
porter en faveur de Sully avec autant de facilité qu'il s'était
précédemment séparé de lui. Retiré à Valéry, il continuait
LA POLITIQUE DU MARQUIS d'aNCRE. 1 79
à observer le cours du marché; sachant que Ton avait besoin
de lui pour donner plus d'autorité aux décisions que le
conseil prenait en matière de finances, il laissait marchander
son retour à Paris. Il fit rappeler une fois de plus à la reine
que, pour servir le roi défunt, le prince son père avait con-
sumé tout son bien et ne lui avait laissé à lui, son fils, que
3 000 ou 4 000 écus de rente et une créance inattaquable
de plus de 800 000 francs sur la couronne. Puisque
Sa Majesté était en veine de libéraUté à l'égard de tous
par pure courtoisie, elle ne devait pas oubUer ce qui était
un dû, mais satisfaire à des obligations qui s'imposent
même à de grands rois. On ajoutait que le prince se con-
tenterait, au lieu des 800 000 francs, de 400 000 ; on en
verserait la moitié entre les mains du gouverneur du Châ-
teau-Trompette, à Bordeaux, et le reste au gouverneur
d'une autre place de la Guienne, lesquels renonceraient à
leurs charges, ce qui permettrait à la reine de donner au
prince au moins l'une de ces deux forteresses comme place
de sûreté.
A cette communication d'une ironie qui frisait Tinso-
lence, la reine fit une réponse qui, tout en ne manquant pas
de dignité, prouvait qu'elle tenait à faire sortir le prince du
camp des mécontents. Elle déclara qu'en ce qui concernait
le payement de la somme indiquée, comme c'était là une
demande fort raisonnable, elle donnerait satisfaction au
prince; quant aux places de sûreté, elle ne voulait pas en
entendre parler, car, ni à lui ni à d'autres, elle ne ferait
jamais une pareille concession. Elle estimait que, pour les
princes du sang royal, toute la France était une place de
sûreté, ainsi que le palais du roi dans lequel ils pouvaient
et devaient être comme les enfants de la maison; elle le
Verrait donc toujours volontiers et l'accueillerait comme le
prince du sang le plus rapproché du roi *.
1. Ambass. vénit. Foscarini, 2() décembre 1610.
l8o LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
Condé jugea que ce que lui offrait la reine était toujours
bon à prendre. Il rentra à Paris le 29 décembre et le lende-
main se rendit au Parlement pour assister à la réception de
Tamiral, frère du connétable de Montmorency, en qualité
de duc d'Anville et de pair. Il ne put débattre immédiate-
ment ses « intérêts avec la reine », car elle tomba malade
et lui-même fut atteint de la fièvre tierce '. Marie de
Médicis ne le laissa pas trop languir dans l'attente des satis-
factions nouvelles qui devaient être le prix de sa rentrée en
cour.
I. Scip. Ammirato, 4 janvier 1611.
VII
DÉBUTS ORAGKUX DE L'ANNÉE 1611
RETRAITE DE SULLY
Commenceraents de l'cinnce iGii. — Conflit violent de deux gentils-
hommes de la chambre, le marquis d'Ancre et le duc de Bellegarde.
— Satisfactions accordées au prince de Condé. — Mariage du duc
Charles de Guise et de la douairière de Montpensier. — Prétentions
du comte de Soissons sur la main de l'héritière de Montpensier
pour son fils. — Opposition du cardinal de Joyeuse et de la maison
de Guise, — La régente accusée d'abandonner les intérêts de la
couronne. — Affaire entre le comte de Soissons et le prince de
Condé transformée en conflit aigu entre le comte de Soissons et le
duc de Guise, la maison de Bourbon et la maison de Lorraine. —
Difficiles négociations en vue d'un arrangement. — Explications
données en présence de la régente. — Noble et loyale attitude du
duc de Mayenne. — Nouveaux événements de cour. — L'influence
du duc d'Epernon battue en brèche. — Episode judiciaire des révé-
lations de la Descomans. — Querelle du baron de la Châtaigneraie
et du duc d'Epernon. — Faiblesse de Marie de Médicis. — Mécon-
tentement du duc d'Epernon. — La reine tient cependant à le
ménager. — Concini entremetteur de toutes les réconciliations et
syndic des mécontentements. — Son alliance avec le ministre Vil-
leroy et les princes mécontents détermine la disgrâce définitive de
Sully. — Circonstances détaillées de cet événement. — Revirement
de l'opinion populaire en faveur de Sully. — Le roi regrette son
départ.
. L*année 1611 commença par une série de querelles au
milieu desquelles continua à s'amoindrir la dignité de Marie
de Médicis, tandis que le marquis d'Ancre, mêlé directement
l82 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
OU indirectement à ces altercations et à leurs conséquences,
cherchait à les faire tourner au profit de son influence.
Le 3 janvier, au soir, une violente dispute éclata dans le
cabinet même du roi entre M. de Bellegarde et le marquis
d'Ancre. Il s'agissait de savoir lequel des deux coucherait
dans une chambre voisine de celle du roi. Avec la nouvelle
année commençait le tour de service de Concini, devenu,
comme on le sait, premier gentilhomme de la Chambre. Le
grand écuyer refusa de laisser l'étranger prendre possession
de ce poste de confiance et d'honneur. Concini ne pouvait
céder. Il lança une parole de défi à l'oreille de M. de Belle-
garde et réussit à sortir du Louvre par les couloirs et les
escaliers dérobés qu'il connaissait. Il prévoyait ce qui allait
arriver : la reine, immédiatement prévenue de l'incident,
fit arrêter M. le Grand dans le cabinet du roi; les gardes
se transportèrent ensuite dans une autre partie du Louvre
pour exécuter le même ordre à l'égard du maréchal d'Ancre.
Mais celui-ci avait déjà su, par une fuite habile, mettre hors
de doute son désir de se battre, puisque c'était seulement
en dehors du Louvre et clandestinement qu'un pareil des-
sein pouvait s'exécuter. Une vive émotion se produisit, à
cette nouvelle, dans les appartements de la reine mère.
Mme Concini, au comble de l'anxiété, mit tout son monde
sur pied pour aller à la recherche de son mari, fuyard par
bravoure; et jusqu'à une heure du matin, gentilshommes,
seigneurs et sergents fouillèrent tout Paris. Le secrétaire
CioU, après avoir mis ordre à sa correspondance toujours
longue, « car, dit-il, quand je prends la plume en main,
je ne puis plus trouver moyen de la laisser », venait de se
mettre à table à minuit pour souper avec les courriers qui
portaient ses dépêches et qui étaient ses commensaux
habituels, Pietro Capacci, Sciorina et Piero Lacche; la
compagnie se demandait ce qui pouvait bien être arrivé,
car on avait entendu toute la soirée aller et venir de-ci et
de-là des hommes à cheval, en troupe ou isolément, lors-
DÉBUTS ORAGEUX DE l'aNNT^E i6iI. i83
que entra brusquement un personnage que Cioli ne con-
naissait que de vue, et qui vint tout droit lui demander à
Toreille s'il savait ce qu'était devenu le marquis d'Ancre,
sans même lui dire s'il s'était enfui ou égaré. Très étonné
de la question, Fagcnt du grand-duc restait immobile et
n'avait pas encore ouvert la bouche, lorsque arriva le sieur
Giovanni degli Effetti, Romain, un des gentilshommes
ordinaires du roi. Il fit à Cioli la même question, en le
mettant sommairement au courant de ce qui s'était passé.
Dix minutes après, entre un nouvel émissaire qui vient
conjurer Cioli de découvrir la cachette du marquis, afin
d'obliger Mme Concini et la reine elle-même.
Cioli, craignant de s'être attiré quelque mauvaise affaire,
laisse là le souper, se précipite hors de chez lui, saute à
cheval, et suivi de ses convives désappointés, arrive au
Louvre où il monte à l'antichambre de la reine pour se
justifier du soupçon d'avoir donné asile au fugitif. Il atten-
dait là que Mme Concini voulût bien entendre ses explica-
tions, lorsque arrivèrent enfin des nouvelles du marquis.
La marquise d'Ancre remercia le porteur de l'heureux mes-
sage, ainsi que le timoré diplomate; mais elle s'emporta en
âpres et menaçantes paroles contre ceux qui avaient accom-
pagné son mari sans lui rien envoyer dire. « Ces malheu-
reux, écrit Andréa Cioli, sont le sieur Antonio Miniati,
Mariotto, employé de la garde-robe, et le fameux Zanobi
Spini : le premier est détesté de la marquise; le second
l'est du marquis; le troisième était d'abord le favori de tout
le monde et le voici en passe de tomber dans la plus pro-
fonde disgrâce, si Madame ne s'apaise pas. Il ne manquerait
plus que cela au pauvre diable après cinq années de male-
chance et au sortir d'une grave maladie qui l'a mis au plus
bas et dont il est à peine relevé. »
Concini avait été assez adroit pour rester introuvable jus-
qu'au moment où il put être sûr de l'arrestation de son
adversaire. Il se laissa alors reconduire au Louvre. Le len-
184 LA MINORITI^ DE LOUIS XIII.
demain matin, en l'hôtel du comte de Soissons, juge naturel
comme grand maître de la maison du roi, d'un conflit advenu
dans le Louvre même, eut lieu une réconciliation honorable
pour les deux rivaux ^ Presque tous les seigneurs de la cour
y assistaient. Le marquis d'Ancre avait joué avec dextérité
une partie sérieuse et l'avait gagnée. Cette affaire servit à
merveille son talent d'équilibriste. 11 avait pu voir qu'il
n'aurait pas été isolé dans le conflit armé qui avait failli se
produire. Le duc d'Aiguillon, le duc de Nevers, le duc de
Longueville, le comte de Bassompierre ^ lui avaient ofl"ert
leurs épées. Si de l'autre côté s'étaient portés les trois frères
de Guise, le duc d'Épernon et ce qu'il y avait de plus con-
sidérable à Paris en fait de princes et de seigneurs, ce n'en
était pas moins, pour le petit-fils du notaire de Florence, un
signalé succès que d'avoir pu diviser en deux camps cette
cour dont il avait été le mépris et la risée.
Il n'y avait pas seulement, dans cette aff"aire, une question
d'amour-propre en jeu. L'intrigant et ambitieux Florentin
espérait tirer parti pour sa fortune de l'accès intime que lui
assurait auprès du roi l'exercice de ses fonctions, et il comp-
tait captiver l'esprit de son maître par un genre de séduction
auquel un enfant qui devient jeune homme résiste rarement,
celui des paroles légères, et peut-être même des mauvais
exemples. Le marquis d'Ancre sut vite à quoi s'en tenir sur
le peu de succès qui attendait ces agréments trop faciles. La
piquante anecdote que raconte Héroard en fait foi : «Un soir
de la fin du mois de mars léii, comme on mettait au lit le
jeune roi, M. d'Aiguillon et le marquis d'Ancre y étaient,
la nourrice aussi; M. le marquis d'Ancre lui dit, mettant
1. Andréa Cioli, 4 janvier 1611. — Malherbe, Lettres à Peircsc,
p. 2i5. — D'EsTRÉES, Mémoires^ p. 382 et suiv. — Pontchartrain,
Mémoires, p. 807. — Richelieu, Mémoires, p. 33. — Bassompierre,
Journal, p. 284.
2. «La reine me commanda d'assister ledit marquis d'Ancre, ce que
je fis avec nombre d'amis qui me voulurent accompagner. » Bassom-
pierre, Journal, p. 284.
DÉBUTS ORAGEUX DE l' ANNEE 161I. l85
la main sur sa nourrice : « Sire, il faut que les femmes qui
«■ sont à votre coucher couchent avec M. d'Aiguillon, qui
« est grand chambellan, et avec moi, qui suis premier gentil-
« homme de votre chambre »; le roi le regarde avec colère
et lui tourne le dos, disant ces mots : « Oh! les vilaines! »
Le bon Héroard souligne deux fois ces mots et les com-
mente par cette indication marginale qui nous montre au vif
l'enfant rougissant de honte devant ces malséantes insinua-
tions : Nota, nota serium et pudicum responsum. La fameuse
chambre qui avait fait l'objet de la contestation entre Concini
et Bellegarde avait été heureusement attribuée à ce dernier par
cette raison que le marquis d'Ancre était déjà pourvu d'un
appartement au Louvre. C'était une décision fort prudente.
L'incident clos, Marie de Médicis, dans la crainte de trou-
bles qu'il était facile de susciter à tout propos, résolut de
gagner le prince de Condé. Huit jours après son retour, le
mercredi 5 janvie.r 161 1, elle lui fit savoir qu'elle avait tou-
jours désiré la satisfaction des princes du sang et particu-
lièrement celle du prince de Condé; que lui, au contraire,
en présentant des demandes peu raisonnables et inspirées
par de mauvais conseils, avait insisté sur des prétentions
qu'il ne pouvait ni ne devait soutenir. En témoignage de sa
bonne volonté, elle lui assignait toutefois une somme de
200 000 écus, qui lui seraient payés en trois ans à raison
de 200000 francs par an, pour lui donner satisfaction
relativement à ses prétendues créances vis-à-vis de la cou-
ronne. En outre, elle lui faisait cadeau du comté de Cler-
mont qui avait été engagé par Charles IX au duc de Lor-
raine et que le roi défunt n'avait pas entièrement libéré;
la reine promit d'ajouter la somme due. Enfin elle concéda
au prince le commjandement de deux compagnies soldées
en tout temps par la couronne, l'une de cent hommes
d'armes et l'autre d'autant de chevau-légers.
C'est au favori du prince, Rochefort, que la reine fit part
de ses intentions; pour gagner ce personnage, elle lui con-
l86 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
fera sur-le-champ le titre de lieutenant avec autorité de capi-
taine dans la compagnie de chevau-légers qui venait d'être
donnée au prince. Rochefort rapporta ces nouvelles à son
maître et sut si bien faire valoir la bonne grâce de Sa Majesté^
que le prince de Condé se montra l'homme le plus heureux
du monde. « En quelques heures, dit l'ambassadeur vénitien,
il se trouva délivré d'une petite indisposition pour laquelle on
lui avait tiré du sang et administré une médecine, et il s'en
fut baiser les mains de la reine, lui rendre grâce et lui donner
avec ostentation l'assurance d'un dévouement sincère et
d'une éternelle soumission *. »
Les largesses de la reine formaient, à vrai dire, la contre-
partie de la condescendance avec laquelle, presque à la
même heure où elle envoyait prévenir le prince de Condé
de ses résolutions, elle venait de laisser s'accomplir sous ses
auspices le grand mariage dont la célébration paraissait depuis
quelques jours imminente. « Dès que l'on pourra se feront
les noces de Mme de Montpensier et de M. le duc de Guise,
écrivait Scip. Ammirato, dès le commencement de janvier.
On voulait, paraît-il, qu'elles eussent lieu d'une façon tout à
fait retirée, à Gaillon. Mais M. le cardinal de Joyeuse étant
revenu delà, elles se feront maintenant ici. On dit encore
que S. M. la reine veut retirer à la cour la fille de Mme de
Montpensier, laquelle est extrêmement recherchée par le
comte de Soissons pour son fils. Il paraîtrait que Sa Majesté
veut se servir d'elle comme d'un appeau pour obtenir que
Soissons, entretenu dans cette espérance, serve bien la reine,
qu'il s'abstienne de toute nouveauté fâcheuse et qu'il en
détourne même le prince de Condé. Cette politique
pourrait, dit-on, réussir, à la condition que la régente
ne lui abandonne point la petite princesse pour de vrai ".
Car le comte de Soissons deviendrait alors assez puissant
1. Ambass. vénit. Foscarini, ii janvier. — Andréa Cioli, lo jan-
vier iGii.
2. Scip. Ammirato, 4 janvier lôii.
DÉBUTS ORAGEUX DE l'aNNÉE i6iI. 187
pour susciter les plus grands embarras à la maison de
Guise. »
On alla au plus pressé : le lendemain du jour où cette
dépêche était écrite, le mercredi 5 janvier, à quatre heures
du matin, le cardinal de Joyeuse donnait, en la chapelle de
l'hôtel de Montpensier, la bénédiction nuptiale au duc de
Guise et à sa fiancée \ Le comte de Soissons fit immé-
diatement grand bruit des compensations vraiment illu-
soires dont il prétendait avoir l'assurance. On affirmait que
la reine lui avait décidément promis pour son fils la fille
de la nouvelle duchesse de Guise, mais d'autre part on
disait aussi que la reine la lui avait promise, sous la réserve
qu'il faudrait d'abord voir si le duc d'Orléans la voulait
pour lui. Les deux prétendants n'ayant alors qu'environ
quatre ans l'un et l'autre, la question de préférence devait
être forcément remise à beaucoup plus tard; et c'est là ce
qui inquiétait ceux qui jugeaient imprudents les engage-
ments de la reine, même pris dans des termes aussi vagues
et dilatoires. Car on ne voyait pas bien comment la reine
parviendrait à se soustraire à de plus pressantes instances
du comte de Soissons, lorsqu'il lui susciterait de nouveaux
embarras pour faire un pas de plus en avant. « Il est fort
à croire qu'il ne démordra pas de son dessein, écrit Andréa
Cioli, jusqu'à ce qu'il ait des assurances fermes, cette fille
ayant, comme je l'ai déjà plusieurs fois écrit, plus de
70000 florins de rentes en duchés_, marquisats et autres
terres nobles, dot suffisante pour n'importe quel grand
prince ^ »
Le cardinal de Joyeuse et le duc d'Épernon se montraient
parmi les adversaires les plus déterminés des ambitions de
la maison de Soissons et ne cachaient point leur méconten-
tement de ce que la reine se fût laissé aller à donner de si
grandes espérances au comte de Soissons, qui, tout en étant
1. L'ESTOILE, t. X[, p. 62. — Bassompierre, t. I, p. 28G.
2. Andréa Cioli, 10 janvier 1611.
l88 LA MINORITE DE LOUIS XIII.
prince du sang, en avait d'autres devant lui, et, de plus,
était fort pauvre. Le cardinal pouvait alléguer, non sans
raison, qu'il s'était dépouillé d'une grande partie de ses
biens, lorsque le défunt roi avait fait promettre la main de
l'héritière de Montpensier pour le duc d'Orléans.
Q.uant au duc de Guise, une fois son mariage avec la
duchesse de Montpensier consommé, il se montra beaucoup
moins disposé qu'auparavant à entendre parler de cette pro-
messe. Il y inclinait d'autant moins que l'on pensait Marie de
Médicis décidée à poursuivre son idée d'enlever la petite
princesse des mains de sa mère pour la prendre à la cour.
Cette éventualité ne devait pas plaire aux Guises; car ils
pouvaient penser que, l'enfant étant élevée par sa mère, il
n'y avait pas lieu de perdre toute espérance d'arriver, avec
le temps, à la marier avec un prince de leur maison et
d'avoir ainsi le tout.
D'autres raisonnaient d'une façon plus haute et plus désin-
téressée. « Combien, disaient-ils, quand il sera en âge, le
duc d'Orléans n'aura-t-il pas à se plaindre de la reine sa
mère, qui, non contente de lui avoir enlevé le gouverne-
ment de la Normandie pour le donner à Soissons, lui aura
aussi enlevé sa femme pour la donner au fils du même
prince! De même, ajoutaient-ils, qu'il n'était pas possible
d'avoir un plus beau gouvernement en France, ainsi ne
peut-on savoir où il pourrait trouver une autre femme qui
lui fût mieux assortie, étant aussi du sang de France et
pourvue d'une dot telle que bien certainement il ne pourrait
en trouver une autre pareille ^ »
Au fond, on pensait généralement que la reine y regar-
derait à deux fois avant d'aggraver des promesses faites au
détriment de l'intérêt de son fils et du sien propre. Mais on
pense bien aussi que le comte de Soissons entendait battre
le fer pendant qu'il était chaud. De là vient la tournure tout
I. Andréa Cioli, lo janvier i'hi.
DÉBUTS ORAGEUX DE L ANNEE lôll. 189
à fait imprévue que prit une querelle survenue seulement
quelques jours après l'émotion causée par l'affaire des gen-
tilshommes de la chambre ^ Le mardi ii janvier 1611, le
prince de Conti et le comte de Soissons, les deux frères,
étant par la cité en carrosse, se trouvèrent dans la rue Saint-
Honoré près de la croix du Trahoir ". Le comte de Soissons
était en avant et Conti venait par derrière. Le cocher de ce
dernier voulut passer devant celui de Soissons et se faire
place. Mais l'écuyer du comte de Soissons, qui était à cheval
ainsi que beaucoup d'autres gentilshommes, soit qu'il n'eût
pas reconnu la voiture du prince de Conti, soit qu'il y eût
une autre raison, mit la main sur les guides des chevaux de
la voiture et l'empêcha de passer devant son maître. A cette
vue, le prince de Conti, qui était fort irritable, entra dans
une furieuse colère; bègue et sourd, il se mit à vociférer et
demanda qui s'était permis cette violence. Sa colère ne
connut plus de bornes quand il sut que c'était son frère, car
il était en mauvaise intelligence avec lui, et, connaissant son
humeur hautaine et querelleuse, il prenait tout ce que ce
dernier faisait à son égard comme des marques de mépris.
Le comte de Soissons s'était cependant empressé de des-
cendre et d'excuser son écuyer en disant qu'il n'avait pas
reconnu le prince. Pour toute réponse Conti se contenta de
crier par la portière de son carrosse : « A demain, pourpoint
bas! »
Sur ce, chacun des deux frères s'en revint à son hôtel.
Soissons n'attacha pas grande importance au défi de son
frère. Il crut cependant devoir prévenir la reine. Marie de
Médicis donna l'ordre au duc de Guise de faire entendre
raison au prince de Conti, son beau-frère; car elle craignait
1. Voir Bassompierre, Journal, t. I, p. 286 et suiv, — Richelieu,
Mémoires, p. 36. — Pontchartrain, Mémoires, p. 807 et suiv. — D'Es-
TRÉES, Mémoires^ p. 287 et suiv. — Sully, Econ. roy^ales, p. 388.
2. L'ancien emplacement de la croix du Trahoir est occupé actuel-
lement par un petit édifice qui sert de fontaine, situé à l'un des
angles de la rue Saint-Honoré et de la rue de l'Arbre-Sec.
IQO LA MINORITE DE LOUIS XlII.
que la princesse de Conti, Tintelligente et impérieuse Louise-
Marguerite de Lorraine, dont la haine contre le comte de
Soissons était bien connue, n'exaspérât davantage son mari.
Le lendemain matin donc, le duc de Guise monta à cheval
avec ses frères et une suite d'environ soixante gentilshommes
pour aller trouver Conti. En partant il dit à sa femme, dans
la maison de laquelle il avait passé la nuit : « Vous verrez
que Soissons dira que je lui fais un affront ». Puis il sortit
et passa par la rue Saint-Honoré, qui était très voisine de
l'hôtel de Soissons. Guise étant ainsi passé à cheval et en
nombreuse compagnie, Soissons, au bruit de cette cavalcade,
sentit se réveiller toute la haine d'un Bourbon contre un
Lorrain; et il se mit en fureur, jurant que le duc de Guise
se conduisait ainsi afin de le déshonorer et de montrer qu'il
prenait fait et cause pour Conti. Grefiant une querelle sur
une autre, il fit immédiatement part de l'incident au prince
de Condé et à ses amis qui montèrent à cheval au nombre
de plus de deux cents, parmi lesquels se trouvait le duc de
Longueville. Après s'être promenés quelque temps par la
ville pour rencontrer Guise, qui était chez le prince de
Conti, ils se rendirent au Louvre, où le comte se plaignit
amèrement à la reine, en répétant ce qu'il avait déjà dit
plusieurs fois, à savoir que les Guises dépassaient la mesure
et qu'il était impossible de supporter qu'ils voulussent mar-
cher de pair avec les princes du sang et même s'attaquer à
eux. Condé renchérit et cria plus fort encore que son cousin.
Dès que l'on eut appris la scène faite par le comte de
Soissons à propos de la chevauchée du duc de Guise, la
cour se divisa en deux factions : d'une part le prince
de Condé, le comte de Soissons et le duc de Longueville; de
ce côté, faisant l'application de ses principes politiques, se
rangea également le marquis d'Ancre, qui, trouvant que
le duc de Guise ne l'avait pas suffisamment appuyé dans sa
récente querelle avec M. le Grand, avait opéré une conver-
sion facile à prévoir vers le prince de Condé et le comte de
DÉBUTS ORAGEUX DE l'aNNÉE IÔII. IQI
Soissons; d'autre part on vit adhérer au duc de Guise, outre
ses frères, le duc de Mayenne et son fils, le prince de Vau-
demont, le duc de Nevers, le duc de Vendôme, puis Sully et
le duc de Rohan, les deux chefs du parti huguenot, enfin les
ducs de Bellegarde et d'Epernon, le premier parce que Con-
cini était dans le camp contraire, le second pour le même
motif et en outre parce qu'il était hostile aux visées du comte
de Soissons j en faveur de son fils, sur l'héritière de Mont-
pensier. Le duc de Bouillon eut l'air de pencher vers les
Guises; il désirait au fond rester neutre, car il ne voulait
mécontenter ni Condé, ni les Guises, ni les huguenots.
Cette attitude équivoque avait en outre l'avantage de le faire
considérer presque comme le seul grand seigneur qui,
n'ayant pas pris parti, s'attachait uniquement à l'intérêt de
la couronne. Le connétable de Montmorency et son fils pri-
rent une contenance analogue.
Au premier moment, le roi et la reine mère se trouvèrent
complètement isolés; car non seulement les princes et les
grands seigneurs, mais les gentilshommes, ceux mêmes qui
étaient pensionnés par la couronne, quittèrent le Louvre
pour courir vers les quartiers généraux des deux factions en
présence, due d'étrangeté et d'incohérence dans cette situa-
tion! Les princes du sang prenant pour associé Concini; la
catholique maison des Guises donnant la main aux chefs du
parti protestant, c'était le complet renversement de la com-
position ordinaire des partis. Quelle direction sûre la régente
pouvait-elle adopter au milieu d'une pareille confusion? Le
conseil pourvut au plus pressé; comme on craignait une
rencontre entre le duc de Guise et le comte de Soissons,
défense fut faite à chacun d'eux de sortir de sa maison. On
doubla la garde du Louvre; ordre fut donné aux Parisiens
de prendre les armes et de tendre les chaînes par les rues,
afin que la ville ne fût point à la merci des belligérants, si
des troubles éclataient.
Ces précautions prises, il fallait tâcher d'arranger raff"aire
192 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
elle-même, non pas celle du prince de Conti et de son
frère, car on remarquera qu'elle passait complètement au
second plan, mais celle de la cavalcade jugée offensante par
le comte de Soissons. Celui-ci n'avait-il pas été jusqu'à dire,
au milieu de ses récriminations en face de la reine, qu'il fallait
que sortît de France ou la maison de Lorraine ou la maison
de Bourbon*? Le conseil se réunit de nouveau. « La reine
était en son petit cabinet, nous dit Héroard, en peine pour
accommoder la querelle de M. le comte de Soissons avec
M. de Guise; M. le prince de Condé y entre brusquement,
sans aucun respect et se couvre tout aussitôt, sans saluer le
roi autrement, et s'assied; il parle assis à M. de Bouillon.
Le roi va à M. de Souvré, son gouverneur : Mousseu de
Souvré, voyez, voyez Mousseu le prince . Il est assis devant moi ;
il est insolent. — Sire, c'est qu'il parle à M. de Bouillon et ne
vous voit pas. — Je m'en vas mettre près de lui, pour voir
s'il se lèvera. — Il s'approche près, puis encore plus près,
et, ne se levant point, il va à M. de Souvré : Mousseu de
Souvré, a vous pas vu qu'il s'est pas levé : il est bien
insolent. )> Héroard ne nous a conservé sur ce conseil que
les détails de cette petite scène si intéressante à relever,
quand on songe qu'à la même page, le fidèle médecin dit de
son jeune maître : « Il écoute tout, retient tout, sait tout,
n'en fait pas semblant ». Nous trouvons dans les dépêches
de Scipione Ammirato le complément de cet épisode : la
délibération du conseil. Le maréchal de Bouillon s'exprima
vis-à-vis de Condé avec une franchise et une fermeté dignes
d'un soldat plus fidèle qu'il ne se montra souvent. Il lui dit
en termes excellents que « le devoir du premier prince du
sang était de se trouver toujours avec Leurs Majestés afin de
prendre les mesures nécessaires en cas de besoin. Au lieu
de courir au Louvre prendre les ordres de la reine, il avait
été faire acte d'adhésion au comte de Soissons; il s'était
î. Ambass. vénit., 19 janvier 1611.
DÉBUTS ORAGEUX DE l'aNNÉE i6iI. IqS
constitué partie, quand son rôle était celui d'arbitre. » Condé
n'en renouvela pas moins ses exigences démesurées. Il alla
si loin que la reine se mit à éclater de rire en l'entendant,
et le maréchal dut imposer silence aux clameurs du prince.
Les fauteurs du comte de Soissons, s'appuyant sur la
nécessité de faire respecter les princes du sang, dressèrent
un projet d'accord par écrit, aux termes duquel Guise devait
déclarer qu'il était le très humble serviteur du comte de
Soissons (le mot très humble fut effacé) et qu'il n'avait
jamais eu la pensée de l'offenser; que, le reconnaissant pour
un prince du sang, il savait par là même la grande distance
qui existait entre eux. Cet écrit devait être lu en présence
de Leurs Majestés, et la reine répondrait en substance au duc
de Guise que, si elle avait pu supposer un instant de sa part
l'intention de déplaire au comte de Soissons ou de l'offenser,
quand il y avait tant de différence entre le duc et un prince
du sang, non seulement elle ne l'aurait pas supporté, mais
elle aurait chassé Guise de la cour, on voulait même qu'elle
ajoutât « du royaume », vu que, offenser le comte, c'était
offenser le roi lui-même.
Une pareille forme d'accommodement ne pouvait être
adoptée par la maison de Guise; elle ne fut approuvée au
conseil qu'après une très orageuse discussion. Il était facile
de comprendre qu'elle mettait complètement à la merci de
Condé et de Soissons la reine mère, qui avait cependant, à
l'origine de cet imbrogUo, sollicité l'intervention du duc de
Guise auprès du prince de Conti. Le comte de Soissons
s'empressa d'adhérer aux termes de l'accord. Mais lorsqu'ils
furent communiqués aux Guises, une légitime indignation
s'empara d'eux. On avait tout récemment répandu le bruit
que le duc de Mayenne était peu satisfait du duc de Guise,
parce que celui-ci voulait que son oncle usât vis-à-vis de
lui de déférence en sa qualité de chef de la branche aînée,
tandis que Mayenne prétendait que le duc de Guise devait
lui céder à lui, le plus vieux, le plus expérimenté de la
13
]Q4 ^-^ MiNOUTÉ DG uocns xm.
Eunille, le plus profiDodëmcot attaché an bien CTonwnnn *.
Quoi qu^il en fôt, dans les drcanstanccs dffîcatcs où Ton
se trouvait, le duc de Mayenne agpt et paria en Sgpc dicf
de la maison. Inébranlable dans sa fidélité, mais aussi dans le
sentiment de llionnenr des sens, il dédara qnH était
impossible de laisser raflBôie prendre ce ooorsy quand bien
m^ne il en coûtciait la vie à diaam dTeux; car Guise n^'avait
offensé Scnssons ni en paroles, ni même en apparence. La
ionnule d'accommodement (ai reponssèe.
Les choses restèrent en Fétat pendant deux jouis, le mer-
credi et le jeudi, Soissons ne voulant pas entendre raison.
U s'ouvrit même à un de ses amis et confidents, coiwfilky
au Pariement, du pnqet quH avait Ibnné de £ûre intervenir
cette assemUée pour abaisser Foigoeil de la maison de Gmse.
n rappdait un précédent du temps de la rône Catherine :
le Parlement, k Fépoque du voyage de Bayonne, avaôt, en
cffiEt, interdit au cardinal de Guise dTaller dans Paris avec un
nombre de chevaux qui passerait un dnffine déterminé.
Mais on Êôsait observer au comte qu'alors les pnnocsdnsaiig
étaient d'accord avec le Parlement; mab qu'il n'en était plus
de même, cette cour étant au contraire on ne peut plus mé-
contente de leurs procédés.
Le conseil finit par décider que le duc de Guise dédare-
lait seulement qu^ n'avait eu ni la vdmité, ni Fintention
dTofenser en aucune manière le comte de Soissons- En
OMisèquence, le lendemain lundi après d^euner, on vit se
diriger vers le Louvre le duc de Guise avec ses trais Ibères,
le prince de Vaudemont, le duc de Mayeime etson fils, les
ducs de Nevers, de Vendôme, d'Ëpemon et le grand écuycr
de BeEegarde. Le duc de Guise était à cfaevalavec une demi-
douzaine de oivafiersyksautres en carrosse. Quand ils fisrent
arrivés en présence du rm, de la rdne, du prince de Condé,
du prince de Conti, lequd s'était, sans autre cérémonie,
I. Andréa Cioli, lo jainiTâËr o^ai.
DÉBUTS ORAGEUX DE L*ANNÉE 161I. 196
réconcilié avec son frère en acceptant ses excuses, du con-
nétable, des maréchaux et des ministres, le duc de Mayenne,
doyen de la famille, prit la parole en s'adressant à Leurs
Majestés au nom du duc de Guise; celui-ci, en effet, ne pro-
nonça pas un mot. Mayenne déclara en substance que le
duc de Guise n'avait pas voulu offenser le comte de Sois-
sons. La reine répondit qu'elle se tenait pour satisfaite de
cette déclaration. Le comte de Soissons, voyant qu'il avait
perdu la partie, s'était abstenu de paraître. Quant au prince
de Condé, à peine eut-il entendu les paroles prononcées
de part et d'autre, qu'il tourna les talons. L'assistance ne
bougea presque pas, dans l'attente de ce qui allait se passer.
Alors, avec une remarquable présence d'esprit, Mayenne
se tourna vers le seul des princes du sang qui restât présent,
celui-là même qui avait été la cause de tout l'esclandre
et pour lequel son neveu s'était employé, le prince de
Conti, et s'adressant à lui, l'assura que le duc de Guise et
toute leur maison honoreraient les princes du sang et
seraient leurs serviteurs, s'ils voulaient bien vivre avec eux.
Parlant ensuite à la reine, ce vieillard en la personne de qui
s'incarnait toute la grande et dramatique histoire des Guises,
lui dit en versant des larmes que tous ensemble ils n'avaient
qu'une seule volonté, celle de servir sincèrement le roi et
S. M. la reine, et qu'ils ne demandaient qu'une chose,
c'était d'avoir l'occasion de le prouver *.
Cette scène émouvante et si heureusement improvisée
acheva de faire tourner l'événement à la complète confusion
des princes du sang. L'affaire produisait, en somme, des
résultats avantageux pour le gouvernement. La reine put
se convaincre qu'elle avait peu de chose à redouter des
princes, puisqu'ils étaient restés dans un isolement à peine
croyable. D'autre part, le peuple de Paris, qui avait les
armes en mains, ne bougea pas; il ne se prononça ni pour
I. Scip. Ammirato, 17 janvier 1611. --1
ig6 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
les princes du sang, ni pour les Guises, bien qu'il inclinât
plutôt vers la maison de Lorraine. Cette attitude apportait
une incontestable force à la régente et au jeune roi.
L'orgueilleux Soissons, qui avait saisi l'occasion de cette
querelle pour essayer de mettre à bas la maison de Lorraine,
se trouva ainsi bien loin de compte. Au lieu d'avoir gagné,
il perdit beaucoup en considération. Il avait pu se con-
vaincre que le duc d'Epernon lui-même, au mépris de tant
de protestations de dévouement, lui échappait, et qu'il ne
pouvait compter sur personne. En effet, si le prince de
Condé n'avait point pris fait et cause en sa faveur, il restait
seul de son parti. « Les princes du sang voudraient bien,
en somme, s'être abstenus d'être ainsi entrés en danse, écrit
Scip. Ammirato. Ils savent maintenant qu'ils sont uni-
versellement peu aimés. »
La vieille duchesse de Guise, la veuve du Balafré, pou-
vait avec juste raison triompher dans le cabinet de la reine
en disant que le comte de Soissons, en voulant humilier
ses fils, les avait au contraire grandis, parce qu'ils avaient
pu voir de combien d'amis ils disposaient, tous, comme
eux-mêmes, bons serviteurs de Leurs Majestés.
Il y avait dans cette famille, revenue de ses ambitions
d'autrefois et sincèrement ralliée au gouvernement étabU,
un contrepoids soUde à opposer aux ambitions désordon-
nées des princes du sang. Mais le gouvernement de la
régente ne savait prendre aucun point d'appui fixe, croyant
habile d'en changer à tous propos. Elle chargea de regagner
le comte de Soissons, l'homme qui personnifiait cette poli-
tique sans suite. Le comte faisait de bruyants préparatifs
de départ, et il allait quitter la cour avec éclat. Marie de
Médicis lui dépêcha Concini, dont on n'est pas sans avoir
remarqué le rôle en apparence effacé, au milieu des inci-
dents qui précèdent. Le marquis sortit de la coulisse et
persuada au comte de Soissons de renoncer à cette mani-
festation tapageuse.
DÉBUTS ORAGEUX DE l'aNNÉE i6iI. 1 97
A la suite de ces événements, la régente crut devoir
prendre des mesures de sécurité devenues indispensables.
Elle édicta que tous les gentilshommes et pensionnaires de
Leurs Majestés qui feraient suite et cortège à tout autre
prince, seraient ipso facto privés de leurs pensions et pro-
visions. Elle défendit aussi, sous peine de mort, que l'on
portât des pistolets. Cette prohibition était rendue néces-
saire par ce fait que lorsque Soissons et Condé vinrent au
Louvre, ils avaient avec eux une infinité de gens armés de
pistolets, et qu'un grand nombre d'entre eux avaient pénétré
dans la chambre et le cabinet de la reine. Marie de Médicis
commanda en outre que l'on fît stationner aux environs de
Paris, à deux ou trois lieues, huit compagnies d'hommes
d'armes, celle du roi, la sienne et celles de ses autres fils,
afin qu'elles se trouvassent prêtes à agir dans le cas où se
produiraient des incidents semblables à celui qui venait
d'avoir lieu, crainte qui ne devait pas tarder à être justi-
fiée.
Il faut rattacher à tout un ensemble d'intrigues destinées
à abaisser et à relever alternativement les principaux per-
sonnages en vue, au profit de l'importance croissante du
favori Concini, les événements de cour assez graves qui
firent suite aux précédents.
Parmi les hommes dont l'influence personnelle sur la
reine devait porter ombrage au perfide Italien, l'un des
plus considérables était assurément le duc d'Épernon.
Marie de Médicis avait en lui une grande confiance et lui
était particulièrement attachée pour le sang-froid et l'éner-
gie qu'il avait déployés dans l'aff'aire de la proclamation de
la régence. Leur bonne intelligence, assaisonnée de la part
du duc d'Épernon d'une pointe de galanterie au moins
extérieure, n'était généralement pas vue d'un très bon œil;
mais il y a de fort bonnes raisons de croire qu'elle déplai-
sait plus spécialement à ceux qui pouvaient redouter de
198 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
sa part tout au moins une rivalité d'influence. Ce n'est cer-
tainement pas l'expression anonyme de l'opinion populaire
ou des appréhensions de quelque politique avisé qu'il faut
découvrir dans le fait suivant que nous rapporte Scip. Ammi-
rato, mais bien plutôt une basse manifestation de jalousie.
« Le duc d'Épernon n'est pas seulement extrêmement
favorisé de Sa Majesté; mais il le paraît encore davantage
au dehors, et il ne manque pas de gens qui, ou par envie
ou parce qu'il leur paraît être trop puissant, voudraient le
voir un peu plus bas; et c'est à cet eff"et que tendait un
billet trouvé la semaine dernière dans la voiture de la reine
et où il était écrit qu'elle ne devait pas se fier autant à cet
homme *. »
11 était imprudent d'attaquer en face le duc d'Épernon,
mais il n'était pas impossible de l'abattre par des moyens
détournés. C'est le point de vue auquel il faut se placer,
croyons-nous, pour apprécier à sa juste valeur la significa-
tion d'un événement qui agita fortement l'opinion et sur
lequel s'est exercée depuis la sagacité des historiens, préoc-
cupés de dissiper le sombre mystère dans lequel resteront
sans doute à jamais ensevelies les complicités vraies ou sup-
posées qu'a toujours paru comporter le crime de Ravaillac.
Au milieu de janvier 161 1 sort tout à coup de l'ombre
une femme de mauvaise vie, Jacqueline Le Voyer, femme
d'un soldat aux gardes nommé Descomans, dont elle était
d'ailleurs séparée pour cause d'adultère. Poussée par la
misère, cédant peut être à des instigations puissantes, elle
prétend avoir à faire des révélations sur la mort de Henri IV
et sur les promoteurs de l'assassinat. Mise entre les mains
de la justice, elle est minutieusement interrogée et prise en
flagrant délit d'erreur sur des points essentiels, notamment
sur la personne de l'assassin qu'elle disait connaître et
qu'elle déclara ressembler à un personnage dont aucun trait
i.^Scip. Ammirato, 28 juillet i6io.
DÉBUTS ORAGEUX DE l'aNNÉE i6iI. 1 99
n'avait rapport avec ceux du meurtrier. Ses bavardages, ses
déclarations entachées d'évidente fausseté, l'interprétation
abusive des documents sans importance qu'elle pouvait avoir
entre les mains, ne pouvaient servir qu'à corroborer des
faits bien connus, tels que les mauvais desseins de la mar-
quise de Verneuil à l'égard du roi et ses trahisons non
moins avérées en matière amoureuse qu'en matière poli-
tique. Les écrivains contemporains \ sauf le soupçonneux
L'Estoile, ne semblent pas, quant au fond des choses, atta-
cher grande importance à cette histoire. Richelieu la passe
presque sous silence, et le Mercure français, qui donne de
l'instruction et du procès un compte rendu presque officiel,
tend à démontrer le néant des accusations de la Des-
comans. Nous ne reviendrons pas sur une discussion épuisée
après la curieuse étude, si souvent signalée ici, de M. Loi-
seleur. Nous nous contenterons d'apporter à l'appui de
l'opinion qui tend à ne voir dans cette affaire qu'un coup
monté contre des personnages dont il s'agissait de battre en
brèche l'influence, les documents suivants, où se trouvent
reproduites avec une vérité saisissante les impressions res-
senties presque au jour par les personnes les plus directe-
ment intéressées dans les dénonciations de la Descomans.
Ce sont les dépêches ou extraits de dépèches du très per-
spicace et intelligent secrétaire d'ambassade Scipione Ammi-
rato. Voici la première communication importante qu'il
fait à ce sujet au gouvernement du grand-duc :
«Je vous ai écrit il y a huit jours, dit-il, que l'on avait
mis en prison une femme qui disait savoir qui avait fait tuer
le roi Henri IV. N'ayant alors recueilli aucune particularité
sur ce sujet, je n'ai pu vous en parler. Je puis vous dire
aujourd'hui ce qui est advenu jusqu'à présent.
I. Mercure français, t. II, p. 14. — Pontchartrain, Mémoires^ p. 3io,
col. 2. — L'Estoile, Mémoires, t. XI, p. 64, 68, 85. — D'Estrées, Me-
moires, p. 385, col. 2. — Richelieu, Mémoires, p. 43. — Loiseleur,
Ravaillac et ses complices.
200 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
<( Cette femme a servi de demoiselle à Mme Du Tillet \
et a servi, il y a longtemps, la marquise de Verneuil en la
même qualité. Pendant la vie même du roi Henri IV, on
dit qu'elle voulut parler à la reine de choses qui lui impor-
taient; mais, comme elle ne put jamais en avoir la facilité,
elle dit à une femme de chambre de la reine que la mar-
quise de Verneuil voulait empoisonner Sa Majesté et que le
duc d'Epernon prêtait les mains à ce dessein, qui n'avait
d'autre objet que de permettre, en cas de succès, à la Ver-
neuil, de se marier avec le roi.
« La reine, ayant été informée de ces dires, fit en sorte
de tirer la chose au clair, et particulièrement en ce qui tou-
chait le duc d'Épernon, qui lui fournit des justifications
telles qu'elle ne tint aucun compte des propos de cette
femme. Épernon avait fait toucher du doigt à la reine que
non seulement il n'y avait aucune entente entre lui et la
Verneuil sur le fait en question, mais que, le roi ayant voulu
lui faire abandonner le gouvernement de Metz au fils de la
marquise, moyennant un dédommagement de cent mille
écus, il avait refusé son consentement.
« Cette femme a ensuite, et depuis quelques mois,
cherché à parler de nouveau à la reine et, entre autres fois,
à ce que j'ai oui dire, au retour de Reims; mais comme on
ne lui a jamais donné accès auprès de Sa Majesté, elle s'est
finalement adressée à la reine Marguerite, laquelle ayant
écouté le tout, l'a menée auprès de la régente le 15 de ce
mois, et lui a fait raconter ce qu'elle dit savoir. Il en
résulte qu'elle accuse monseigneur d'Épernon, la Verneuil
et le duc de Guise de la mort du roi, et elle déclare vou-
loir maintenir et justifier son dire.
« Elle a été immédiatement mise entre les mains de la
I. Charlotte Du Tillet, personne d'assez haute condition, puisqu'elle
était la belle-sœur du président Séguier, passait pour la maîtresse
du duc d'Épernon. Elleet la Descomans, confrontées en pleineaudience,
se gourmèrent fort plaisamment, paraît-il, au sujet de leur mauvaise
vie.
DÉBUTS ORAGEUX DE l'aNNÉE i6iI. 201
justice et s'y trouve encore actuellement; et bien que, dans
ses interrogatoires, elle ait maintenu les mêmes déclara-
tions avec beaucoup de constance, elle n'a cependant pas
apporté les témoignages et justifications qui pourraient la
rendre digne de foi. Elle a bien fait voir quelques lettres en
chiffres de la Verneuil au duc de Guise et du duc de Guise
à Mme de Verneuil; elle croit y trouver beaucoup de force
pour ses accusations; mais on n'a pu en tirer autre chose
que la preuve de l'amour qui existait entre eux deux et des
recommandations mutuelles de garder le secret, afin que le
roi ne s'aperçût pas de leurs relations. Aussi croit-on que
cette pauvre femme ne fera du mal qu'à elle-même; et le
fait que les Guises et le duc d'Epernon étaient, il y a encore
quatre jours,, ennemis comme au temps de la mort du roi
rend encore moins croyable ce que dit cette femme.
« Néanmoins le peuple s'est fait sur ces choses une opi-
nion telle qu'il estime que d'Epernon n'est pas sans culpa-
bilité et on voit bien, par les conversations, qu'on lui en
veut grand mal. L'opinion de la cour est que cette femme a
été suscitée par quelqu'un, et on dit très tranquillement que
c'est le prince de Condé, afin de donner un croc-en-jambe
à Guise.
« On parlait, il y a deux soirs, de tout cela, dans le
cabinet de la reine et Sa Majesté elle-même y mettait beau-
coup de passion, en présence de beaucoup de personnes,
parmi lesquelles le duc d'Aiguillon, le prince de Joinville,
le chevalier de Guise, le duc de Rohan, la princesse de
Conti, Mme de Guise, la nouvelle épouse, Mme de Ven-
dôme, Mme de Sully et d'autres. J'entendis la princesse de
Conti dire que cettefemme, dans ses interrogatoires, s'était
montrée si constante que, non seulement elle n'avait pas
varié dans la substance de ses relations, mais pas même
dans les paroles; et que, par là, on pouvait bien se rendre
compte que c'était là une trame tissue par quelque malin-
tentionné.
202 LA MINORITE DE LOUIS XIII.
« Les personnages accusés, et d'Épernon en particulier,
voudraient, à ce que l'on m'a dit, que Sa Majesté ordonnât
qu'elle fût soumise à la torture; ils espèrent qu'au milieu
des tourments, non seulement elle se dédira, mais qu'elle
désignera même celui qui lui a fait faire cela ; ils voudraient
enfin qu'elle fût exécutée, mais qu'auparavant on la fît
parler en public, afin que la vérité fût entendue de tous.
(( Il paraît que Sa Majesté ne veut ni l'un ni l'autre,
parce que, les dires de cette femme ne présentant rien de
substantiel, Sa Majesté ne veut point qu'elle découvre
Condé ou d'autres, et qu'ainsi les parties en présence en
viennent à une telle haine l'un de l'autre que quelqu'un
soit forcé d'en venir aux armes et, comme la cour est
divisée, fasse quelque fâcheuse extravagance; car Sa Majesté
trouve bien son compte à ce que les princes ne soient pas
d'accord, mais non à ce qu'ils en viennent aux armes.
Aussi pense-t-on que cette femme ne sera pas torturée,
mais qu'on la laissera tout bonnement mourir dans une
prison ; et ainsi verrons-nous bientôt la fin de cette affaire '. »
Les choses devaient en eff"et suivre le cours que semblait
indiquer à l'avance la façon de faire habituelle à Marie de
Médicis, toujours prudente ou cauteleuse dans sa politique,
mais que la violence et l'échaufî'ement des passions en pré-
sence eussent assurément rendue impuissante, si les accusa-
tions de la Descomans avaient eu quelque fondement
sérieux, à briser l'action de la justice par une prévarication
criminelle. Il y a beaucoup de naturel et de vraisemblance
dans la façon dont le Florentin nous montre le développe-
ment et le dénouement de cette obscure intrigue.
« Cette femme, qui a été mise en prison et qui accuse le
duc d'Épernon et le duc de Guise dont on ne fait plus
mention, la marquise de Verneuil et Mlle Du Tillet, aurait
aussi dit quel était celui qui allait et venait pour parler à ce
I. Scip. Ammirato, 23 janvier 1611.
DÉBUTS ORAGEUX DE L ANNEE 161I. 2o3
scélérat de Ravaillac. La Verneuil a été interrogée sur une
grande quantité d'articles dans la maison du premier prési-
dent, comme Mlle Du Tillet. M. d'Épernon ayant été parler
audit premier président, et lui ayant exposé tout ce qui lui
paraissait occurrent, celui-ci lui répondit avec une grande
gravité que l'on ferait justice à chacun, ce à quoi d'Épernon
répondit qu'il lui parlait comme un bon juge et non pas
comme un ami : « — Dans une pareille affaire, aurait riposté
« le premier président, je ne puis répondre autrement ».
«■ On dit encore que cette femme a nommé un jésuite
qui est mort, auquel étant allée se confesser, du vivant du
roi Henri, et lui ayant dit qu'elle connaissait la conjuration,
le jésuite aurait, affirme-t-elle, répondu qu'il ne fallait en
rien dire ; car elle mettrait en peine trop de gens. Cette
particularité, la reine l'a dite à table, il y a huit jours; et le
secrétaire Cioli l'a aussi entendue.
« Mais, à cette heure, quiconque veut du mal à cet ordre,
et véritablement, ici en France, on n'a pas de peine à
trouver des gens de cette sorte, peut facilement inventer \ »
Il est important de faire observer ici en passant de quelle
imperturbable audace il faudrait supposer que Marie de
Médicis ait été douée, pour s'exprimer avec autant de liberté
au sujet de toutes les personnes que pouvaient mettre en
peine les révélations d'une intrigante, si elle avait pu, à
aucun degré, s'y croire comprise elle-même dans une hor-
rible complicité avec le duc d'Épernon. Quant à celui-ci,
on ne saurait inférer aucune preuve à sa charge des
paroles échangées, au dire du secrétaire florentin, entre
lui et le premier président de Harlay, ni même de celles
beaucoup plus vives que relate L'Estoile ". La première ver-
1. Scip. Ammirato, 4 février 1611.
2. M. Desparnon en mesme temps, qui avoit le plus d'intérêt en
ceste affaire, et lequel poursuivoit animeusement contre ceste damoi-
selle, pour la faire mourir, allant ordinairement au conseil pour
cela à M. le président Séguier, vinst voir M. le premier président en
son logis, pour tascher à en apprendre des nouvelles. Mais ce per-
204 ^^ MINORITE DE LOUIS XIII.
sien nous montre un juge, la seconde un magistrat suscep-
tible : aucune des deux ne peut nous faire trouver un accu-
sateur dans le président Harlay.
En effet l'accusation devait succomber sous son inanité
même encore plus que par l'absence de preuves matérielles
ou même morales; et l'on put, sans causer de scandale,
s'abstenir d'appliquer à la Descomans rigueur de justice en
lui infligeant la peine suprême qu'elle faisait encourir aux
personnages dénoncés par elle. « On avait dit, écrit Scip.
Ammirato le 19 février, que cette femme, qui est prison-
nière, avait été empoisonnée; mais ce n'était pas vrai. On se
doute bien, comme on n'en parle plus, que cette affaire se
terminera tout tranquillement par sa mort, et il paraît qu'elle-
même le croit déjà. »
On n'en vint pas à cette extrémité. L'affaire se termina
par une ordonnance d'élargissement en faveur de quelques
inculpés secondaires et par un arrêt de réclusion pris contre
la Descomans. ancienne habituée de la prison et dont l'in-
ternement entre quatre murs n'est guère digne de pitié.
sonnage avec sa gravité accoustumée, et maintien assez rébarbatif, à
l'endroit principalement de ceux qui ne lui plaisoient pas, le rebuta
fort, lui dit qu'il n'estoit pas son rapporteur, mais son juge. Et comme
le dit sieur Desparnon lui eust répliqué que ce qu'il lui en deman-
doit estoit en ami, et qu'en ceste qualité il en avoit pris la hardiesse :
« Je n'ay point d'amis, lui respondit le premier Président; je vous
ferai justice; contentez-vous de cela '>. Duquel rebut M. Desparnon
s'en estant retourné fort mal content, et en aiant fait sa plainte à la
Reine, Sa Majesté lui dépescha aussitôt un des siens, avec charge de
lui dire de sa part, qu'elle avoit entendu qu'il traictoit mal M. Des-
parnon, mais qu'elle le prioit de le vouloir, en sa faveur, traicter à
l'avenir plus doucement et gracieusement, comme un seigneur de la
qualité et mérite qu'il estoit. A quoy M. le premier Président fit res-
ponse en ces mots : • Vous direz à la Roine, qu'il y a cinquante ans
que je suis juge, et trente que j'ay cest honneur d'estre chef de la
Cour souveraine des Pairs de ce Roiaume: mais que je n'ay jamais
veu homme ni seingneur, de quelque grande qualité qu'il fust, ni duc
ni pair, accusé et déféré sur un crime de leze-majesté, comme est
M. Desparnon, qui vînt voir ses juges, tout botté et esperonné, avec
une espée à son costé. Ne faillez de le dire à la Roine. • C'est parler
en premier Président, cela; que je n'eusse enregistré ici, si je ne
l'eusse sceu bien et certainement. (L'Estoile, t. XI, p. 69.)
DÉBUTS ORAGEUX DE l'aNNÉE i6iI. 2o5
« M. Marescotti m'a dit, écrit Scip. Ammirato le 15 mars
161 1, que cette femme qui accusait la Verneuil et les autres
de la mort du roi, et était en prison, en a été retirée pour
être mise dans un monastère * et que ce serviteur de Mme Du
Tillet est sorti lui aussi de prison et qu'ainsi la cause est
restée pendante, sans qu'intervienne de jugement. » Le fait
même que ne furent supprimés ni Fauteur des révélations
suspectes ni les malheureux impliqués dans le procès nous
semble une présomption très grande que Thistoire ne doit,
pas plus que la justice du temps, tenir compte d'un épisode
judiciaire insignifiant en lui-même. On le comprendra sans
doute mieux en le rapprochant de faits voisins, simultanés
et peut-être connexes, au milieu desquels il semble que
l'importante personnalité du duc d'Epernon ait été l'objet
d'audacieuses et multiples tentatives de renversement. Telle
fut la fameuse affaire du baron de la Châtaigneraie.
M. de la Châtaigneraie, capitaine des gardes de la reine,
son sauveur au bac de Neuilly, passait pour être amoureux
de la fille du secrétaire d'État Loménie, dame d'honneur
de Marie de Médicis, que le comte de Rebat recherchait
également. Le samedi soir 5 février, après que la reine
se fut retirée, ainsi que tous les courtisans, il ne resta plus
dans le grand cabinet que les deux rivaux et les dames de
la reine. Rebat s'entretenait avec la fille de Loménie, lorsque
sortit du petit cabinet une des femmes de chambre de la
reine pour dire que chacun eût à se retirer, car la reine
allait se coucher. La Châtaigneraie, poussé soit par la
jalousie, soit par son caractère un peu altier, se tourna vers
Rebat et lui dit de sortir.
Celui-ci répondit aussitôt qu'il sortirait, parce que la reine
le commandait et que cette femme de chambre l'avait dit, et
non parce que La Châtaigneraie le lui ordonnait; car cela
I. L'arrêt qui la condamne définitivement à l'emmurement est du
3o juiHet 1611.
206 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
ne le regardait pas pour le moment, et il devait s'en aller
aussi, ni plus ni moins que lui. La Châtaigneraie répondit
avec plus de hauteur, sans cependant faire de bruit, que
Rebat devait sortir, parce qu'il le disait, vu que c'était son
office, et que, s'il ne voulait pas sortir, il l'y contraindrait
par la force.
Le comte Rebat partit en grommelant, mais ne se fit pas
faute, le soir même et le lendemain matin, de raconter
l'aventure à d'autres, et de se plaindre de La Châtaigneraie.
Ses doléances, encore amplifiées, revinrent aux oreilles du
capitaine des gardes de la reine. Marie de Médicis, ce
dimanche matin-là, se mit à table dans son antichambre, où,
pour la seconde fois, elle déjeuna en public. Dans le grand
cabinet étaient restés plusieurs seigneurs et gentilshommes,
entre autres La Châtaigneraie, Rebat, M. le Grand et son
frère, M. de Thermes S lesquels étaient tant soit peu parents
de Rebat. La Châtaigneraie, se trouvant tout près des deux
frères, prit un prétexte quelconque pour dire que certaines
personnes avaient dit du mal de lui, et toute espèce de
choses, mais qu'il les défiait bien d'oser répéter leurs propos
en sa présence; car il saurait les en empêcher. Cette sortie
ridicule fut endurée avec assez de patience par M. de Belle-
garde; mais son homme continuant à marmotter entre ses
dents, il se leva tout à coup et lui demanda pourquoi il
faisait un pareil abattage en cet endroit et en sa présence
(perche ci faceva quivi quelle tagliate alla sua presen:(a)\ car
il ne pouvait le prendre pour lui et ne croyait pas davan-
tage que, dans cette compagnie, se trouvât quelqu'un qui,
s'il Teût blâmé en quoi que ce fût, ne sût fort bien main-
tenir son propos. Mais La Châtaigneraie, continuant sur le
même ton à crier que ceux-là en avaient menti, M. le Grand
I. Le maréchal de Bellegarde, père du grand écuyer, avait épousé
Marguerite de Saluces, la veuve de son oncle et collègue le maréchal
de Thermes, célèbre dans les guerres de Henri II. — Thermes et Bel-
legarde dont il est question ici étaient frères utérins.
DÉBUTS ORAGEUX DE l'aNNÉE i6iI. 207
et de Thermes se tournèrent vers les assistants qui s'étaient
formés en cercle : « Eh bien! messieurs, crièrent-ils, est-il
quelqu'un de vous qui ait parlé de La Châtaigneraie? s'il en
est un, qu'il vienne ici faire face et qu'il parle! » Aucun
d'eux ne se présenta : « C'est bien, dit La Châtaigneraie, qui
a la gale se gratte et ne s'en vante pas! » — M. d'Épernon,
qui se trouvait aussi là, voyant et entendant les bravades
hors de propos que se permettait le capitaine, s'approcha
de lui pour lui dire qu'il eût à porter respect à M. le Grand,
qui était si fort au-dessus de lui. Alors, La Châtaigneraie,
ne se possédant plus, répondit au duc d'Epernon avec une
solennité superbe que, dans cette cour, il ne connaissait
personne qui dût passer avant lui; et que céans il ne cédait
le pas qu'aux princes et aux maréchaux. D'Epernon recevait
là un coup droit, car il n'était ni l'un ni l'autre, quoique
fort grand et très considéré personnage. Pris de fureur, il
riposta que de cette prétention il saurait bien lui-même le
désabuser, et, se reculant de quelques pas, il mit l'épée
à la main en même temps que le grand écuyer et
d'autres.
Les fers allaient se croiser, lorsque le duc de Guise, qui
se trouvait aussi là, parut tout à coup au milieu des épées,
en disant que l'on portât respect à l'endroit où l'on se
trouvait, si l'on ne voulait le faire pour lui-même. Le fils
du premier président, M. de Beaumont, pris d'un zèle
inconsidéré, se précipita avec une telle furie pour annoncer
le tout à la reine, qu'arrivé auprès d'elle, peu de temps
après qu'elle s'était mise à table, il ne s'avisa même pas de
retirer son chapeau, et conservant l'épée sous le bras, lui
dit : « Que Votre Majesté coure dans le cabinet, on s'y
tue! » La malheureuse reine, affolée, craignant pour le roi,
se leva immédiatement de table et accourut; en un instant
le tumulte s'apaisa. La régente s'enquit des circonstances de
l'événement et s'étant convaincue que la responsabilité de
la querelle incombait à La Châtaigneraie, qui s'était laissé
208 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
aller à d'impudentes provocations, lui ordonna de déposer
son épée et son bâton de capitaine, et le fit enfermer dans
la chambre qu'il avait au Louvre. Elle se remit ensuite à
déjeuner.
Le soir, Marie de Médicis fit mener La Châtaigneraie à
la Bastille, en prison. Mais on pensait bien qu'elle ne tar-
derait pas à lui faire faire sa paix avec le duc d'Épernon et
M. le Grand et à lui rendre sa charge, en même temps
que la liberté. Épernon disait que, le tout étant arrivé
dans le cabinet de Sa Majesté, c'était à elle à en tenir
compte, et non pas à lui. Ce propos n'était en réalité qu'une
échappatoire destinée à donner le change sur une situation
qui n'était pas aussi indifférente au duc d'Épernon qu'il
voulait bien le dire. En effet, le lendemain même de la
scène, comme on discutait sur ce sujet dans l'endroit
même où elle s'était passée, et en présence du maréchal de
Bouillon, le duc d'Epernon dit à la reine que lorsqu'elle
aurait fait faire à la Châtaigneraie ce qui lui paraîtrait con-
venable, elle devrait encore l'obliger à donner satisfaction
à M. le Grand et à lui-même; et que, sur ce point, il s'en
remettait au connétable et aux maréchaux de France. La
régente répondit que La Châtaigneraie était son serviteur,
et qu'elle ne voulait pas qu'il fût maltraité. Épernon reprit
qu'il croyait être aussi bon serviteur de Sa Majesté que La
Châtaigneraie; qu'il lui en avait donné et pouvait lui en
donner des preuves telles que l'autre serait certainement
bien embarrassé d'en faire autant durant toute sa vie; qu'au
demeurant si Sa Majesté voulait avoir de la sorte des servi-
teurs en particulier, elle en aurait moins en général. Telles
sont les confidences que d'Épernon lui-miême fit à ses amis
tandis qu'il tenait pour le public le langage que nous avons
rapporté plus haut, lorsqu'il vit qu'il ne pourrait obtenir de
satisfactions convenables.
En effet La Châtaigneraie ne tarda pas à être tiré de la
Bastille; il demanda pardon à la reine de ce qu'il avait dit
DÉBUTS ORAGEUX DE l'aNNÉE i6iI. 209
et fait; son bâton de capitaine lui fut immédiatement rendu
et il reprit son service comme auparavant ^
Le duc d'Epernon ne put dissimuler longtemps son
mécontentement, et, lui aussi, fit mine de vouloir sortir de
la cour, comme ces princes auxquels La Châtaigneraie lui
avait irrévérencieusement interdit de se comparer. Ainsi
un premier mécontentement causé par le projet de mariage
entre Mlle de Montpensier et le fils du comte de Soissons
l'avait rangé du côté des Guises; maintenant l'affaire de La
Châtaigneraie allait lui faire quitter Paris bruyamment. Il
se ravisa toutefois, et voulut sans doute prouver au capi-
taine des gardes de la reine qu'il ne lui était pas besoin
d'être prince pour se faire acheter aussi son obéissance et sa
soumission.
Il ht valoir qu'il avait été premier gentilhomme de la
chambre, du temps de Henri III, pour demander que cette
charge fût donnée à son second fils. Cette réclamation sus-
cita une vive opposition. On objecta que, si, à la vérité, il
avait été sous Henri III premier gentilhomme de la chambre,
pendant plus de vingt ans qu'avait duré le règne de Henri IV
il n'en avait jamais exercé les fonctions. Mais d'Epernon
rétorquait l'argument en disant que ses brevets dataient du
temps de Henri III, et que, comme Henri IV ne l'en avait
jamais privé, encore qu'il n'eût pas exercé sa charge, il en
restait néanmoins le possesseur. « Mais Sa Majesté, qui con-
naît l'homme, dit Scip. Ammirato, et qui veut le tenir aussi
satisfait que possible, lui donnera, dit-on, quelque chose en
échange. Le marquis Concino est celui qui traite l'affiire
avec Epernon. Celui-ci est considéré comme démesurément
astucieux, ambitieux et superbe; il voudrait que Sa Majesté
l'estimât plus que n'importe quelle autre personne, lui com-
muniquât toutes les affaires et lui donnât en quelque sorte
une place à part, comme à un personnage considéré encore
I. Scip. Ammirato, i5 février 1611.
14
2IO I^A MINORITE DE LOUIS XIII.
comme très puissant. Malgré tout, ceux qui le connaissent
de longue main et qui en usent avec lui familièrement, ne
pensent pas qu'il soit jamais pour mettre en train quelque
nouveauté contre l'état de choses actuel. Car étant arrivé
maintenant à l'âge de cinquante-sept ans et ayant des fils
auxquels il prétend laisser toutes ses charges, et les établir
ainsi, lui-même dit qu'il ne saurait mieux atteindre son but
que par la conservation du pouvoir de la reine, dont il peut
attendre beaucoup plus que des princes. Mais avec tout cela,
et bien qu'il se soit réduit à mener une vie toute spiri-
tuelle, en se retirant assez souvent dans un de ces couvents
de frères mendiants, où il passe son temps à se confesser et
à communier, il est bien peu de gens qui ne le considèrent
comme fort dangereux '. »
Ainsi se maintenait au-dessus des accusations, des atta-
ques et des intrigues, l'ancien compagnon des folies dévotes
du roi Henri III, l'adversaire des Guises maintenant con-
fondu avec eux dans une accusation que ce rapprochement
même suffit à rendre invraisemblable, trop habile et trop
puissant pour se laisser entamer au fer de la calomnie.
Concini n'était pas de taille à se mesurer avec un tel adver-
saire. Il valait mieux traiter. C'est ce qu'il entreprit, suivant
son habitude.
Si Ton réfléchit que tous les auteurs de mémoires contem-
porains placent immédiatement à la suite des divers incidents
que nous venons de mentionner et sans en expliquer le
rapport évident qu'elle eut avec eux, une crise depuis long-
temps menaçante, celle qui amena la retraite définitive du
duc de Sully, on ne peut s'empêcher de penser que le per-
sonnage toujours prêt à tout dénouer était celui qui avait le
talent de troubler tout, à son profit. Le marquis d'Ancre fut
le syndic de tous les mécontentements à éteindre, de toutes
I. Scip. Ammirato, 26 février 1611.
RETRAITE DE SULLY. 2 F I
les satisfactions à faire espérer, lorsqu'il finit par donner le
coup de grâce à la victime expiatoire dont l'immolation, au
détriment de l'intérêt public, sembla devoir être le gage du
rassasiement à offrir aux appétits les plus discordants.
De tous les mécontents le plus acharné après l'existence
ministérielle du duc de Sully était le comte de Soissons.
Lorsqu'il s'était agi du mariage de son fils avec la demoi-
selle de Montpensier, Sully n'avait pu, sans protestation,'
laisser passer de telles espérances dans une branche colla-
térale et remuante de la famille royale. Il ne fut donc pas
difficile d'attirer Soissons dans le camp des ennemis du
surintendant, du côté de ces ministres jaloux et hostiles
dont il s'évertuait à gagner les bonnes grâces \ Marie de
Médicis, conseillée par eux, avait répondu aux avances du
comte de Soissons par des engagements que le jeune âge
de la promise rendait bien illusoires, mais qui mettaient ce
prince à la discrétion de Villeroy ".
Quant au prince de Condé, nous ne savons pas positive-
ment si le surintendant des finances mit obstacle aux géné-
rosités de la régente à son égard. On pourrait peut-être l'in-
férer de ce passage où Sully met le prince de Condé en tête
de tous ceux qui, disent les Economies royales, « avaient fait
et expressément dressé la partie, ou pour ruiner toutes les
affaires du roi et lui faire recevoir un blâme à jamais, s'il ne
s'y opposait absolument, ou pour l'accabler de malveillances
s'il faisait son devoir ». Nous avons un renseignement bien
plus grave que cette vague indication, une imputation for-
mulée en termes précis et qui ne peut laisser aucun doute
sur la duplicité du prince de Condé et sur les motifs secrets
qui l'entraînèrent, lui aussi, dans la conjuration formée
1. « Il a commencé à servir la reine d'une manière extraordinaire.
Il manœuvre en même temps de façon à rendre siens, plus qu'aupa-
ravant, les ministres qui la conseillent et qui paraissent le plus aimés
d'elle et qui sont considérés comme lui étant chers. » (Ambass. vénit.
Foscarini, ii janvier 1611.)
2. Richelieu, Mémoires, p. 36, col. i.
212 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
contre le duc de Sully; ce renseignement se trouve dans un
passage chiffré de la dépêche du Vénitien Foscarini déjà
citée : « Avant que le prince de Condé reçût les dernières
faveurs de la reine, dit-il, il a fait l'offre de sa personne aux
huguenots de ce royaume, pour être leur chef; mais comme
il y a chez eux la résolution et le ferme désir de se tenir en
repos, ils se sont montrés tout à fait contraires à cette pro-
position, et ils ont fait répondre qu'ils ne veulent pas d'autre
chef que le roi. Le duc de Sully, qui est sans doute celui
qui a porté la parole en leur nom, n'est plus en bons termes
avec le prince, et précisément pour cette raison. » A la
veille de l'assemblée que les huguenots, conformément aux
clauses de l'édit de Nantes, allaient tenir, et dans la situation
précaire du surintendant, cette déclaration était aussi hono-
rable pour lui que fâcheuse pour le prince de Condé.
Le cercle d'investissement se resserra donc bientôt
autour de SuU}^; on s'en aperçut lorsqu'après un court éloi-
gnement Villeroy reparut. « Les conflits entre Sully et Vil-
leroy continuent, dit l'ambassadeur vénitien; on a résolu de
tirer du conseil d'État un conseil des finances et de s'arranger
de manière à diminuer l'autorité de SuU}-. Mais il menace
de renoncer à sa charge, sachant qu'il est nécessaire, et que,
lui parti, la confusion se mettrait dans l'administration des
finances. » On n'en était plus à s'arrêter à une pareille baga-
telle. Villeroy s'empara d'ailleurs avec habileté de la position.
Dans les querelles de cour qui s'étaient élevées au com-
mencement de janvier et avaient mis aux prises la maison
de Bourbon et la maison de Guise, Concini se rangea du
côté des Bourbons; Sully se trouva constamment dans le
cas contraire.
Le moment était venu « de mettre, suivant l'énergique
expression de Richelieu, les fers au feu pour éloigner le duc
de Sully ». On laissa se répandre autour du vaniteux et
avide Florentin le bruit qu'il serait appelé à prendre la suc-
cession du surintendant. Devant cette union des ennemis
RETRAITE DE SULLY. 21 3
politiques, des mécontents, des ambitieux et des incapables,
en face de cette ligue de princes du sang, de ministres et
de courtisans, Sully n'avait plus qu'à opérer sa retraite en
bon ordre. Il le fit en temps utile et, ne pouvant plus rien
pour la chose publique, ne voulut point laisser en péril sa
chose particulière.
« Ily a quelques jours, écrit Foscarini le 27 janvier 161 1,
le duc de Sully est allé trouver la reine et lui a dit que, vu
la multiplication des demandes qui se produisaient de toutes
parts, la très grande libéralité de la reine et l'impossibilité où
il se trouvait, lui, de résister aux exigences des princes du
sang et autres, n'ayant plus l'appui qui lui venait autrefois
du roi, il préférait renoncer à sa charge. » La reine décon-
certée insista vivement auprès de Sully pour qu'il continuât
d'exercer seul ses fonctions. Le surintendant parut rester
inébranlable dans sa résolution de partir, mais au milieu
des puissants ennemis qui le battaient en brèche, il se tint
encore à son poste, fier, inflexible, n'abandonnant rien
de son autorité, jusqu'au moment où il serait formellement
relevé de ses charges. Dès ce moment commencent les
innombrables et interminables écritures que Sully, en
homme d'affaires très formaliste, crut devoir établir dans
la forme authentique, pour la sauvegarde de son honneur,
de ses intérêts, de sa sécurité et de son renom dans l'his-
toire. Il a versé quelques-uns de ces papiers dans les Écono-
mies royales; d'autres encore plus étendus se retrouvent dans
les archives et les collections de documents.
Sully commença par présenter au chancelier un écrit par
lequel il requérait instamment que deux millions d'écus d'or
qui se trouvaient encore à la Bastille et qui formaient le res~
tant de l'épargne amassée par l'industrie du feu roi et la
sienne fussent laissés intacts jusqu'à la majorité du roi. Le
chancelier en référa à la reine, qui, au premier moment, ne
parut pas prendre mal cette requête inattendue; elle
s'abstint toutefois de répondre. Sully, voyant qu'il ne pou-
2 14 ^^ MINORITE DE LOUIS XIII.
vait tirer du chancelier aucune résolution, s'adressa au pre-
mier président. Celui-ci, vu la gravité de l'affaire, réunit le
Parlement, qui se montra peu disposé à y donner suite. Mais
Sully exigea qu'en tout état de cause sa requête fût couchée
sur les registres de la cour, et que copie lui en fût délivrée *.
Cette manifestation, qui impliquait un blâme évident
pour Tadministration passée de la régente et une défiance
formelle pour l'avenir, devait être prise de la part de--5ully
comme une rupture définitive : « La reine, écrit l'ambassa-
deur vénitien, qui avait témoigné désirer avec tant de pas-
sion le maintien du duc de Sully dans la charge des
finances, a changé en un instant et manœuvré d'une tout
autre façon. Sully a donc remis ses fonctions en même
temps que la Bastille entre les mains de Sa Majesté ". »
Telles furent les manifestations extérieures de la crise
qui aboutit au renversement de Sully. Mais si nous voulons
en reconnaître les causes intimes et décisives, nous les
trouverons dans une dépêche que l'ambassadeur vénitien,
après avoir recueilli les informations les plus sûres, écrivit
à la Sérénissime Seigneurie. Foscarini s'exprime dans les
termes suivants quelques jours après l'événement : « A la
suite de ces démêlés qui ont eu lieu entre le duc de Sully
et M. de Villeroy, celui-ci s'éloigna pour quelques jours
de la cour et demanda son congé à la reine. Sully prit alors
sur lui beaucoup d'avantage; mais Villeroy employa tout
son esprit et redoubla tous ses efforts pour abaisser son
rival. Reconnaissant l'insuffisance de ses forces, même
unies à celles du chancelier, il s'est mis à machiner et à
gagner ceux qu'il a jugés être en faveur et en autorité
auprès de la reine mère, ce qui n'a pas été très difficile à un
homme d'une expérience aussi vieille, qui connaît les pas-
sions d'un chacun et qui sait frapper juste. Le fait que le
duc de Sully, dans les récents démêlés entre le comte de
1. Ambass. vénit. Foscarini, 26 janvier 1611.
2. Ambass. vénit. Foscarini, 9 février 1611.
RETRAITE DE SULLY. 2 I 5
Soissons et le duc de Guise, s'est déclaré contre le comte,
a accru chez ce dernier d'anciens mécontentements, des
mésintelligences que Villeroy a fort gentiment fomentées.
Le prince de Condé, depuis quelque temps, règle complè-
tement sa conduite d'après les conseils de Soissons. A
Bullion, à Jeannin et à d'autres, Villeroy a fait croire que
la chute de Sully tournerait à leur exaltation et il a fait
valoir dans ce sens des considérations accommodées à leur
intérêt personnel. Cela fait, pour être sûr de son coup et
pour donner le dernier branle, il a gagné le Concini, favori
de la reine, qui s'appelle maintenant le marquis d'Ancre et
dont le crédit auprès de Sa Majesté grandit de jour en jour.
Ce personnage se montre, et les effets le prouvent bien,
entièrement dépendant du grand-duc et de la grande-
duchesse mère. De là vient qu'il a fait encore tout ce qu'il
peut auprès de la reine pour la porter en faveur des
mariages avec l'Espagne, exaltant la bonté du roi de cette
nation, multipliant en ce sens les raisonnements, sans la
moindre réserve ni circonspection. Le bruit court mainte-
nant, et plusieurs princes me l'ont confirmé, que Villeroy,
pour se venger de Sully, a fait à Concini la promesse de
porter la reine à favoriser ses désirs en cette matière; et, en
effet, il n'y manque pas. Concini, d'autre part, qui est d'une
force presque omnipotente, avec l'assistance de sa femme,
a décidé Sa Majesté à priver la couronne de France du plus
digne et du plus utile ministre qu'elle eut jamais. Comme
on craignait du mécontentement de la part des huguenots
qni pouvaient prendre pour une offense publique et une
marque de défiance le fait d'enlever à un homme de leur
rehgion le gouvernemeut absolu de la Bastille et des
finances, on a publié que Sully a renoncé à ces charges de
lui-miême et non par le commandement de la reine, ce qui
est d'ailleurs conforme à la vérité \ »
I. Ambass. vénit. Foscarini, 17 février 1611.
2i6 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
Voici en effet ce que nous lisons dans le document offi-
ciel que vise l'ambassadeur vénitien, et dont une copie
manuscrite, insérée dans la collection Dupuy, permet de
combler une lacune importante dans cette partie des
Économies royales où Sully accumule les preuves relatives
aux formalités de son départ, aux décharges et compensa-
tions qu'il se fit octroyer ^
« Aujourd'hui, vingt-sixième jour de janvier 1611, le roi
étant à Paris, M. le duc de Sully s'est présenté à Sa Majesté
et l'a très humblement suppliée d'avoir pour agréable qu'il
déposât et remît entre ses mains les charges de superinten-
dant des finances et de capitaine de la Bastille audit Paris;
lesquelles remises et démissions Sa Majesté a plusieurs fois
refusées et prié ledit sieur duc de Sully de vouloir servir en
icelles charges, tout ainsi qu'il avait accoutumé de faire ci-
devant. Mais voyant sa volonté en être du tout aliénée,
Sa Majesté a reçu et accepté lesdites remises et démissions
des charges de superintendant des finances et de capitaine
de la Bastille. »
Sully résigna, avec beaucoup plus de dignité que ne le
laisse entendre Richelieu, les hautes fonctions qui lui étaient
retirées. « Bien que ce coup ne le surprît pas à l'imprévu, et
qu'il le vît venir de loin, dit le cardinal dans ses Mémoires-,
il ne put toutefois composer son esprit en sorte qu'il ne le
reçût avec faiblesse. Il céda parce qu'il fallait obéir, mais ce
fut avec plaintes. » Le cardinal fait sans doute ici allusion à
la lettre fameuse insérée dans le Mercure françois ^ par
laquelle Sully présente à la reine un résumé des services
qu'il a rendus à la couronne et semble vouloir se donner
1. Biblioth. nationale, mss, coll. Dupuy, t. XL, f» 204.
2. Richelieu, Mémoires^ p. 38, col. i.
3. Mercure frayiçois, t. II, f°' 6 et suiv. « Si mon affection première,
lit-on dans ce document, n'a reçu autre changement que de s être rendue
ardente et plus forte, permettez-moi, Madame, pour ma plus digne
satisfaction, de souffrir le mal que vous me faites, sans accepter le
bien que vous m'offrez. Retirez mes charges sans cette dure charge. »
RETRAITE DE SULLY. 217
Tair de repousser les compensations de toute nature qui
lui étaient offertes. Nous ne trouvons aucune mention
de cette mauvaise humeur, de ces manifestations de dépit
dans les informations que les ambassadeurs étrangers adres-
sèrent à leurs gouvernements.
Sully trouva plus d'une occasion d'exprimer les senti-
ments qui l'animaient. Au moment où il allait prendre le
chemin de ses maisons de campagne, quelques-unes de ces
conversations ont été recueillies; elles mettent dans leur
vrai jour le caractère et les dispositions du grand ministre
qui allait s'éloigner des affaires. Le 2 février 161 1, il se
présenta au Louvre pour prendre congé de la reine. Elle ne
le reçut pas et il revint le lendemain; Sully ne paraît pas
avoir été ce jour-là plus heureux que la veille. L'entrevue
était embarrassante pour la reine, elle s'en dispensa.
En revanche, l' ex-surintendant reçut la visite du lieute-
nant d'Elbène, premier maître d'hôtel de Marie de Médicis.
Cet homme de confiance de la régente n'approuvait pas en
tout la révolution ministérielle qui venait de s'accomplir. Il
avait déclaré à Scipione Ammirato que la confusion ne
tarderait pas à se mettre dans l'administration, ajoutant avec
une rudesse toute militaire que Sully était sans doute una
hestia, mais que, de toute manière, il avait admirablement
fait le service du roi *. Dans son entretien avec d'Elbène,
Sully, loin de laisser échapper des paroles amères, écarta
d'abord toute idée d'un mécontentement personnel à l'égard
de la reine. Il jura au lieutenant qu'il remerciait Dieu
d'être sorti de sa charge, parce qu'il voyait très bien qu'il
ne pouvait plus y suffire avec des façons d'agir si diffé-
rentes de ce qu'elles étaient sous le roi Henri. On avait
placé trop haut le point de mire, disait-il, en élevant les
dépenses et les pensions; et il était persuadé que les revenus
de l'État n'y pourraient suffire; si dans une année on
I. Scip. Ammirato, 3 février 1611.
2l8 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
ne mettait pas la main sur les coffres de la Bastille, il
serait bien trompé : « J'ai servi le feu roi, dit-il en termi-
nant, du mieux que je l'ai pu et su faire; je suis prêt à
agir de même à Tégard du roi d'aujourd'hui et de la reine,
pour peu qu'ils daignent me le commander. J'espère qu'on
reconnaîtra mes services et qu'on en saura gré à ma per-
sonne, car je ne sais aucun homme qui puisse faire ce que
j'ai fait *. »
Le surintendant estimait à leur valeur et savait taxer, au
besoin, ses éminents services. Ses dernières paroles à
d'Elbène avaient une signification plus positive que senti-
mentale. On le comprit fort bien. « Il est vrai, dit Riche-
lieu, qu'on n'avait autre intention que de lui faire un pont
d'or. » Déjà en effet étaient signés des brevets qui, après
avoir constaté la satisfaction et contentement qu'avait
Sa Majesté des grands, signalés et recommandables ser-
vices que Sully avait rendus au défunt roi, lui constituaient
en don la somme de trois cent mille livres; et sous les
formes les plus explicites le confirmaient et continuaient
tant lui que ses enfants en toutes autres charges (exception
faite de la surintendance des finances et capitainerie de la Bas-
tille), dans tous leurs états, offices, commissions, pouvoirs,
dignités, bienfaits et récompenses qu'ils possédaient ".
Si Ton met en regard de ce don de J03^eux congé, fixé à
trois cent mille Uvres, les sommes énormes que le sieur
Concini puisait à cette époque dans le trésor de l'État pour
payer son marquisat d'Ancre, acheter les châtellenies de
Péronne, Roye et Montdidier, ainsi que le gouvernement
d'Amiens, on peut bien reconnaître avec Richelieu que
Sully, en faisant bien les affaires du roi, n'avait pas oubUé
les siennes ^; mais, pour être équitable, on ajoutera qu'il
avait encore mieux fait que les siennes les affaires du roi.
1. Scip. Ammirato, 4 février 1611.
2. Sully, Économies royales, t. II, p. 410.
3. Richelieu, Mémoires, p. Sy, col. 2.
RETRAITE DE SULLY. 2ig
Kous trouvons un dernier témoignage de la manière
honorable, digne aux yeux de tous, dont Sully, au grand
préjudice du pays, quitta le pouvoir, dans la dépêche sui-
vante de l'ambassadeur Foscarini, en date du 12 février :
<( Trois jours avant le départ de Sully, dit le Vénitien, je
fus lui rendre visite. Je le trouvai en compagnie d'un grand
nombre de seigneurs. Peu avant, étaient partis en même
temps d'auprès de lui les ducs de Nevers, de Guise, de
Bouillon, et le prince de Joinville avec lequel le duc de
Sully avait eu une grande conférence. Je lui tins le langage
qui me parut convenir à la circonstance en lui disant que sa
retraite me causait un déplaisir particulier, parce qu'il avait
toujours montré dans les affaires de la République une bien-
veillance toute spéciale et appuyé ses ministres auprès du
feu roi, ce qui nous donnait l'assurance qu'il en aurait fait
de même dans l'avenir, auprès de la reine pour le moment,
et auprès du roi quand le temps serait venu. Il me répondit
que je devais assurer Vos Seigneuries de son parfait et inal-
térable dévouement; il ajouta qu'il avait volontiers accédé
au désir de la reine, déclarant qu'après la mort du roi le
désordre s'était mis dans les finances et que l'on avait
dépensé plus de la moitié de l'or que le roi et lui avaient
mis de côté ; il me laissa entendre qu'il voulait conserver sa
propre réputation, et que les derniers actes d'un homme
politique sont toujours ceux auxquels on regarde le plus; il
m'indiqua qu'il aurait bien pu se maintenir dans une situa-
tion supérieure. Mais Dieu le préservait, disait-il, d'être le
premier à troubler la paix intérieure. Enfin il me fit remar-
quer que plus tard on aurait pu lui demander compte de
l'argent qui se trouvait à la Bastille au moment de la mort
du roi et qui ne tardera pas à être épuisé, le restant se mon-
tant seulement à la somme de un million six cent soixante
mille écus, tandis que dès maintenant il avait des lettres
patentées fort détaillées, qui le garantissaient à jamais contre
toute recherche; que la reine lui avait en outre assigné un
220 LA MINORITE DE LOUIS XIII.
dédommagement de cent mille écus, et la première dignité
de maréchal vacante. Il me fit connaître aussi qu'indépen-
damment de ces considérations, il avait sans cesse des occa-
sions de mécontentements et de contestations, parce que
l'on voulait jeter ce royaume dans les bras de l'Espagne et
l'éloigner de ses anciens et vrais amis, de ceux qui ne son-
gent qu'à sa conservation et à sa prospérité. Après divers
propos dans le même sens, tenus avec la plus vive
éloquence, Sully me dit observer qu'il lui restait encore la
charge de grand maître de l'artillerie et deux autres égale-
ment importantes, et en plus le gouvernement du Poitou,
province qu'il avait la certitude de bien gouverner jusqu'à la
majorité du roi, parce que toutes les forteresses y étaient à
sa dévotion, la noblesse et le peuple, presque en totalité,
fidèles à la religion réformée. Un peu avant le départ de
Sully, le duc de Rohan s'en est allé par la même occasion
fort mécontent. Tous les deux se trouveront à l'assemblée
générale que vont tenir les huguenots \ «
L'auteur des Économies royales ne néglige pas de nous dire
que M. de Sully « sortit de la cour avec la plus grande
gloire d'honneur et réputation que remporta jamais favori
ni ministre de prince ; qu'il fut accompagné de plus de trois
cents chevaux en sortant de Paris, et d'une infinité de
larmes des Parisiens ^ ». Sully avait servi les intérêts du
peuple; mais il était trop grand seigneur pour faire étalage
d'une popularité qu'il n'avait d'ailleurs jamais recherchée ni
gagnée. Cette allusion à l'émotion du peuple de Paris, jetée
à la fin de la phrase, comme une marque de reconnaissance
dédaigneuse, peut donc surprendre d'autant plus que ces
larmes n'ont guère laissé de traces dans les récits contem-
porains. Il fut cependant réel et sincère ce revirement subit
de la conscience populaire en faveur de l'impuissant gardien
des trésors de la Bastille.
1. Ambass. vénit. Foscarini, 12 février 1611. (F'ilza 42.)
•2. Économies royales, p, 410.
RETRAITE DE SULLY. 22 1
« Quelle folle bête est le peuple! écrit le secrétaire Sci-
pione Ammirato. Du temps du roi Henri, il haïssait à mort
M. de Sully, l'appelant chien, assassin, lui donnant de pires
noms encore que je ne puis répéter. Aujourd'hui qu'on lui
a enlevé la Bastille et les finances, il dit tout ému de com-
passion : « Il est vrai que c'était un superbe, mais il est vrai
« aussi qu'il a bien servi le roi et le royaume, qu'il a été un
« excellent serviteur de Sa Majesté, puisque pour le servir il
« s'est fait tant d'ennemis. Sans doute il en a retiré honneur
« et profit; mais, ne pouvait-il pas en faire tout autant et se
« créer, par-dessus le marché, des amis avec le bien de Sa
(( Majesté PPourquoi donc l'avoir privé de sa charge au lieu de
« le garder et de le récompenser? Après tout, ses brutalités,
« les mauvais traitements qu'on lui reproche, n'avaient-ils
« pas l'approbation du roi^? »
L'instinct de la foule, si malveillante à l'égard des grands
qui tombent, avait été juste cette fois; et ces regrets mêlés
de restrictions qui accompagnaient Sully à son départ étaient
plus honorables et le protégeaient plus sûrement contre ses
ennemis que les trois cents cavaliers qui lui avaient été
donnés comme escorte et dont quelques-uns, tout prêts à
tourner bride, avaient entendu murmurer autour d'eux par
les partisans de la disgrâce du ministre : « Dans l'adminis-
tration des finances, il n'a fait du bien qu'à lui-même, car il
s'est enrichi de telle sorte qu'aucun prince ne peut s'égaler
avec lui. S'il a mis de l'argent dans la Bastille, tout autre
l'eût fait à sa place. Il n'y avait peut-être que la ferme du
sel dans laquelle il n'eût aucune part. On pouvait juger par
là de la quantité d'écus qu'il avait dû amasser ainsi et d'autre
façon encore. Pour le moment, ce qui importait, c'était de
mettre les finances entre les mains des cathoHques et au
pouvoir de la reine. »
Ces propos de cour exprimaient bien la pensée intime du
I. Scip. Ammirato, 4 février 1611.
LA MINORITE DE LOUIS XIII.
frivole entourage de la reine. Mais la preuve allait être
bientôt faite qu'il était plus facile de faire sortir les fameux
écus de la Bastille que de les y amasser. La lettre qui don-
nait décharge au duc de Sully de la garde du château avait
été accompagnée d'une autre qui instituait comme lieutenant
dans la place le conseiller d'Etat de Châteauvieux, chevalier
d'honneur de la reine mère, laquelle se réservait pour
elle-même le gouvernement en titre de la Bastille (27 et
28 janvier 161 1) *. Le pont d'or, suivant le mot de Riche-
lieu, que l'on avait fait pour Sully et par lequel il était sorti
de la Bastille, était le même qui devait y donner accès à la
reine et à ses avides favoris. Châteauneuf à la Bastille; Châ-
teauvieux, de Thou et Jeannin aux finances sous la haute
direction du chancelier et avec l'assistance des intendants
Arnault, Maupeou et d'Attici, tel est le personnel auquel fut
remise la lourde succession du duc de Sully -.
C'est ici le lieu de préciser le chiffre des retraits qui,
depuis le commencement de la régence, avaient été opérés sur
l'épargne de la Bastille. Nous pouvons le faire à l'aide d'un
document qui ne se trouve pas dans les Economies royales,
mais que nous fournissent les papiers de Dupuy. C'est la
décharge en bonne et due forme, que Sully se fit dresser,
des sommes confiées à sa garde. Cette pièce, qui fait l'his-
torique de la fameuse épargne jusqu'au moment où elle est
à la veille de sombrer, étabUt qu'en l'année 1602 Henri IV
avait décidé que chaque année, une fois toutes les dépenses
acquittées, le surplus des sommes encaissées par l'État serait
versé « en coffres qu'à cet effet Sa Majesté fit transmettre à
la Bastille ». Les trésoriers de l'épargne, entre lesquels était
établi un roulement annuel, se transmettaient de main en
main, à la fin de leur exercice, un bordereau portant men-
tion des sommes ainsi accumulées. Du vivant de Henri IV,
il ne fut touché qu'une fois à ce trésor, dont seuls avaient
1. Economies royales, p. 410 et 411.
2. Scip. Ammirato, 3,4,8, ib février 1611.
RETRAITE DE SULLY. 22 3
chacun une clef le surintendant des finances, le contrôleur
général et le trésorier de l'épargne en exercice. En 1606
on en tira douze cent mille livres; ce fut tout pendant l'es-
pace de huit années. Or, pendant les huit mois que la
régence avait duré jusqu'en janvier 161 1, Sully avait dû
laisser partir deux millions de livres. Le reste de l'épargne
se montait à cinq millions *; on voit que, du train dont
marchaient les dépenses , il n'y en avait plus en effet
pour longtemps, comme Sully l'avait dit à l'ambassadeur
florentin.
Ces diverses constatations faites et dressées, une des clefs
du Trésor fut officiellement remise à la reine. C'était les
avoir toutes.
La reine pouvait donc enfin prendre possession des tré-
sors dont elle-même et ses conseillers convoitaient depuis si
longtemps la libre disposition. Un de ses premiers soins,
après le départ du surintendant disgracié, fut d'aller visiter
ces richesses amassées avec tant de prévoyance en vue de la
grandeur du pays. Elle se rendit à la Bastille le 25 février.
Le comte d'Auvergne, qui expiait là, depuis quatre années,
sa complicité dans les tentatives criminelles du maréchal de
Biron et de sa sœur la marquise de Verneuil, crut l'occasion
favorable pour se jeter aux pieds de la régente et implorer
sa clémence. Marie de Médicis, informée à temps, dépêcha
en avant le nouveau capitaine M. de Châteauvieux, pour
signifier au prince de ne pas se montrer; car cela ne servirait
à rien, vu qu'elle ne pouvait, pour le moment, lui donner
satisfaction ^. La fille des banquiers de Florence ne voulait
être distraite par aucune importunité de son avide contem-
plation des sacs d'or amoncelés. Ce jour-là, Marie de Médicis
mit la main sur de puissants ressorts dont elle n'allait pas
tarder à faire l'usage le plus maladroit et le plus funeste.
1. T. XL, fo 2o5.
2. Scip. Ammirato, 26 février 1611.
r.
224 LV MINORITE DE LOUIS XIII.
Sullv ne se rendit pas immédivitement dans son gouver-
nement du Poitou. Il alla passer quelques jours à Rosny et
fit un court séjour à Paris, à son retour de cette résidence.
Il parut alors tout transformé à ceux qui le virent : « M. de
Sully est en ce moment ici, écrit Scipione Ammirato le
15 février 161 1; il ne va que fort peu à la cour. On dit
qu'il est devenu l'homme le plus courtois du monde; et
quand les cavaliers et les seigneurs ses amis vont le visiter,
il les traite chacun selon son mérite et il 3^ a plutôt chez lui
surabondance que manque de courtoisie. Il leur dit de ne
point s'étonner de cette manière d'agir, parce que, tapt qu'il
a eu la charge des finances, il savait bien que chacun ne
Fallait voir que par intérêt et parce qu'on avait besoin de
lui; et conséquemment le service de Sa Majesté demandait
qu'il se comportât comme il le faisait. Mais sachant que main-
nant, lorsqu'on va chez lui, c'est uniquement pour le visiter
et lui faire honneur, il donne également à tous des marques
d'honneur et d'estime. Et il se montre en effet envers tous
plein de courtoisie et d'amabilité. ^>
Voilà une impression que donne rarement le personnage
de Sully et sous laquelle, en le laissant au seuil de sa
retraite, on aimera peut-être à rester. Xous n'y ajouterons
qu'un mot, mais il a son prix; car il est de l'enfant qui déjà
semblait juger les hommes avec sagacité et qui à tout le
moins s'inspirait avec une passion contenue, mais profond,
des sentiments de son père. A la date du samedi 29 janvier
161 1, on lit dans le journal d'Héroard : « M. de Sully fut
aujourd'hui démis de la garde de la Bastille et de la surin-
tendance des finances; le roi dit à M. de Souvré : « L'on
(( a ôté M. de Sully des finances ? — Oui. Sire. — Pourquoi ?
<c demanda-t-il avec contenance d'étonnement. — Je n'en
(( sais pas les raisons, mais la reine ne l'a pas fait sans beau-
« coup de sujet, comme elle fait toutes choses avec grande
« considération. En êtes-vous marri? — Oui. »
La France avait parlé par la bouche de son petit roi de
RETRAITE DE SULLY 225
dix ans. Oui, le roi fut marri, et la France pâtit de la dis-
grâce de Sully.
Louis XIII n'oublia jamais le principal ministre de son
père. Aux heures de crise de son règne, quand il fut
devenu le maître, il est toujours question du retour aux
affaires du solitaire de Villebon. Après avoir combattu
Concini, élevé Luynes, toléré impatiemment les fantômes
de ministres qui s'agitent dans l'interrègne de 1621
à 1624, Louis XIII un jour prit la détermination d'en
finir avec la politique espagnole et ultramontaine qu'il haïs-
sait. C'est au duc de Sully qu'il songea; c'est lui qu'on s'at-
tendait à voir prendre le timon des affaires. Mais une stra-
tégie d'une habileté consommée avait fait tomber toutes les
avenues du pouvoir entre les mains d'un homme qui mettra
au service des mêmes idées que Sully un génie plus haut,
une âme encore plus énergique. Où l'on pensait voir revenir
ce serviteur alors vieilli de Henri IV, dont LouisXIII n'avait
cessé de regretter l'absence, apparut, dans toute la maturité de
l'âge, de l'ambition et du génie, le véritable continuateur du
glorieux Béarnais, celui que le jeune roi n'aimait point, quoi
qu'on en ait dit, le cardinal de Richelieu. L'exclusivisme
jaloux de son orgueilleuse et triomphante personnalité n'a
point permis à Richelieu de rendre au duc de Sully, dans ses
Mémoires, toute la justice qui lui est due. Et ce n'est pas une
compensation suffisante que le cardinal ait tardivement
acquitté une promesse formelle que la régente avait faite au
surintendant démissionnaire quand elle se sépara de lui. En
1634, ^^^ moment où la guerre contre les deux branches de
la maison d'Autriche allait recommencer, le premier ministre
de Louis XIII envoya au duc de Sully, alors âgé de soixante-
quatorze ans, ce brevet dont la reine régente, au mépris
de la parole donnée, allait disposer au profit de celui
que l'histoire aura bientôt à rougir d'appeler le maréchal
d'Ancre.
15
VIII
POLITIQUE EXTÉRIEURE. — RENVERSEMENT DES PLANS
DE HENRI IV. — RAPPROCHEMENT AVEC L'ESPAGNE
Longue inimitié du duc de Savoie Charles-Emmanuel I" et de
Henri IV. — Projets de politique extérieure du roi de France à la
tin de son règne. — Rapprochement avec la Savoie. — Double
convention de Brusol. — Alliance politique, militaire et matrimo-
niale. — Après la mort de Henri IV, bonnes dispositions de Marie
de Médicis à l'égard du duc de Savoie. — Manœuvres de l'ambas-
sadeur extraordinaire du duc de Florence, Matteo Botti, pour
faire incliner la régente du côté de TEspagne. — Changement
opéré dans les dispositions de Marie de Medicis par les factions
des princes et des grands. — Elle pense pouvoir marier une de ses
filles en Espagne et l'autre en Savoie. — Point de vue du cabinet
de Madrid, qui veut la rupture de toute alliance politique et matri-
moniale avec la Savoie. — Propositions d'accord entre la cour de
France et la cour de Madrid subordonnées à l'acceptation d'un
accommodement pour les affaires de Clèves, Berg et Juliers. —
Expédition conduite sous les murs de Juliers par le maréchal de
la Châtre. — Prise de la place. — Retraite des troupes fran-
çaises à travers les Pays-Bas. — Le roi d'Espagne Philippe III et
la régente conviennent d'offrir au duc de Savoie pour son fils une
des sœurs du grand-duc de Toscane. — Protestations de Charles-
Emmanuel. — Duplicité de la diplomatie des cabinets de Madrid
et de Turin. — Le duc de Savoie cherche à rentrer en grâce auprès
de l'Espagne. — Marie de Médicis persuadée que les princes ont
noué des intelligences avec les Espagnols pour exciter des troubles
dans le royaume. — La régente prend définitivement parti en faveur
des mariages espagnols. — Le roi d'Espagne consent à donner en
mariage au roi de France l'aînée de ses filles. — Communication
faite aux princes à ce sujet. — Leur opposition. — La notification
officielle des mariages est remise après la prochaine assemblée des
Huguenots. — Démonstration armée du duc de Savoie. — Il menace
Genève et réclame l'exécution de la promesse de Henri IV. — Pré-
paratifs d'une expédition contre la Savoie. — Instructions énergiques
POLITIQUE EXTERIEURE. 2 27
données au maréchal de Lesdiguières. — Défaite des troupes de
Charles-Emmanuel au pont de Gresin. — Mission diplomatique
confiée à M. de la Varenne. — Il réussit à faire signer au duc de
Savoie un traité de désarmement et de garantie.
Nous avons à montrer l'étroite corrélation qui existe
entre les révolutions intérieures qui aboutissent à la chute
de Sully et les modifications essentielles survenues dans la
direction de la politique extérieure pendant la première
année du gouvernement de Marie de Médicis. C'est parti-
culièrement dans les rapports de la France avec l'Espagne
et avec la Savoie que se manifeste un changement de front
qui aura les conséquences les plus graves. Quant aux autres
questions, ou bien elles se rattachent subsidiairement à ces
deux principales, ou elles n'ont par elles-mêmes qu'un
intérêt secondaire.
Comment fut détruite l'alliance qui, dans les derniers
temps de la vie de Henri IV, avait été choisie par lui comme
le pivot de sa politique future? C'est ce que nous avons
d'abord à nous demander. Il est nécessaire, pour l'intelli-
gence de cette affaire, de revenir quelque peu en arrière.
Charles-Emmanuel P"", duc de Savoie, avait été tour à
tour pour Henri IV un ennemi dangereux et un ami per-
fide. Après le traité de Vervins, qui stipulait la restitution
par ce prince du marquisat de Saluces, occupé contre tout
droit à la faveur des troubles civils de la France, il avait
fallu recourir de nouveau à la force des armes pour décider
le duc à s'exécuter. On sait qu'à la suite d'une courte
guerre qui coïncide avec le second mariage du roi de France,
Charles-Emmanuel, délogé par Tartillerie de Sully de ses
forteresses du côié occidental des Alpes, avait dû venir à
résipiscence et consentir, par le traité de Lyon, à l'échange
du marquisat de Saluces qu'il gardait dans la vallée du Pô,
contre la Bresse et le Bugey qu'il cédait à Henri IV dans la
vallée du Rhône (1601). Il n'en continua pas moins, durant
22 8 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
la paix qui suivit, à tremper dans les criminelles intrigues du
maréchal de Biron et de la marquise de Verneuil. Mais le
supplice du maréchal ayant été pour les fauteurs d'agita-
tion un avertissement salutaire, la paix intérieure sembla
définitivement rétablie en France, et Henri IV put songer à
établir sur des bases durables ses combinaisons de politique
étrangère.
Le premier point à obtenir, c'était de mettre à tout
jamais la France à l'abri des entreprises des deux branches
de la maison d'Autriche. Tel fut l'objet réel des derniers
projets de Henri IV, amplifiés et idéalisés par Sully jusqu'à
en faire ce fameux grand dessein que l'histoire doit -ranger
au nombre des conceptions chimériques et généreuses qui
peuvent se produire dans le cerveau d'un grand homme,
mais qui ne sont pas appelées à entrer dans le domaine de
la réalité.
Pour la sécurité de la France, il était indispensable que
la domination de l'Espagne fût complètement anéantie et
dans les Pays-Bas et dans la péninsule itafienne. En vue
d'assurer la déUvrance de l'Italie, le roi de France résolut
de conclure une alliance solide avec le duc de Savoie et de
lui faire abandonner le parti des Espagnols, auquel celui-ci
était attaché par les liens du sang, par la crainte que lui
inspirait leur voisinage dans le duché de Milan et par des
dettes d'argent que lui ou ses fils avaient contractées vis-à-
vis de la cour de Madrid. Depuis l'année 1605, Henri IV
adopta vis-à-vis de la Savoie une pofitique de rapprochement
intime. Il commença par promettre au duc la restitution
de la Bresse et du Bugey, s'il conservait la neutralité dans
le cas où la guerre éclaterait entre la France et l'Espagne;
bientôt ses promesses devinrent plus alléchantes. Henri IV
s'engagea à donner sa fille Elisabeth au fils du duc de
Savoie * et à lui attribuer la Lombardie en échange de la
I. Charles-Emmanuel eut de sa femme Catherine, sœur de Phi-
lippe m, cinq fiis : Philippe, Victor-Amédée, Philibert, Maurice et
POLITIQUE EXTÉRIEURE. 229
Savoie, s'il prenait les armes contre l'Espagne. Pour ses
autres fils, il fit brillera leurs yeux de riches possessions en
France et de larges pensions, afin de se les concilier et de
les arracher aux avances flatteuses des Espagnols.
Charles-Emmanuel, de son côté, désirait s'affranchir de
la tutelle et de la domination des Espagnols; il prêta donc
facilement l'oreille aux propositions de Henri IV. Mais
comme il ne voulait pas être complètement à la merci du
roi de France, il essaya de former une alliance entre toutes
les cités et les peuples qui désiraient ardemment se sous-
traire au joug des Espagnols. Ce projet, contrarié par le
saint-siège et par le duc de Mantoue, ne réussit pas.
Quant à l'Espagne, à ce moment même elle faisait son-
der le roi de France relativement à l'éventualité d'une
alliance matrimoniale entre les deux couronnes. C'est en vue
d'une combinaison semblable qu'avait été envoyé à Fon-
tainebleau l'ambassadeur don Pedro de Tolède. Mais cet
envoyé convenait si peu à la mission dont il était chargé
que la manière dont il s'en acquitta aurait suffi à la faire
échouer, même s'il avait trouvé Henri IV favorablement
disposé '. Cependant le duc de Savoie prit ombrage de ces
ouvertures et il se hâta d'envoyer à la cour de France
M. Jacob, qui avait déjà représenté Charles-Emmanuel au
moment des négociations de la paix de Vervins, et qui fut
chargé cette fois-ci d'amener un rapprochement complet
entre les cabinets de Paris et de Turin. Henri IV ne répondit
aux premières démarches de M. Jacob que par des paroles
évasives, jusqu'au moment où l'ouverture de la succession
de Clèves, Berg et Juliers mit le trouble dans presque toute
l'Europe. Henri IV fit alors savoir au duc de Savoie que
le moment d'agir était venu et il lui envoya, pour poser les
bases d'une alliance étroite, un prince moitié savoyard,
Thomas,— et quatre filles : Marguerite, Isabelle, Marie et Catherine.
Marguerite épousa François de Gonzague; Isabelle, Alphonse d'Esté.
1. B. Zeller, Henri IV et Marie de Médicis, chap. xiv.
23o LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
moitié français, le duc Henri de Nemours \ et un conseiller
d'État fort expert dans les choses de la diplomatie : M. de
Bullion. Des instructions très précises furent remises aux
négociateurs à la date du 13 octobre 1609 ".
Le 28 décembre 1609, une des filles de Henri IV fut for-
mellement promise au prince héritier de Savoie Victor-
Amédée; quelques jours après, le 13 janvier léio furent
ébauchées les conditions de l'alliance franco-savoisienne ; et
malgré les menaces de l'Espagne, tenue au courant des pro-
grès de la négociation, le duc de Savoie, dans une entrevue
au château de Rivoli, une de ses résidences, avec le maré-
chal de Lesdiguières, gouverneur du Dauphiné, et le con-
seiller d'Etat Bullion, traita lui-même la question.
Comme il lui répugnait de céder au roi de France le
duché de Savoie en totalité, le maréchal demanda pour son
maître au moins le droit d'occuper militairement Montmé-
lian et Pignerol. Charles-Emmanuel se refusa encore à
cette concession. On rechercha une autre combinaison pour
donner satisfaction au roi de France. Enfin, le 25 avril 1610,
à Brusol, près de Suze, furent dressées deux conventions
par lesquelles une alliance étroite était conclue entre la
France et la Savoie en vue d'une guerre prochaine contre
l'Espagne.
1. Ces Nemours descendaient du deuxième des enfants de Philippe,
duc de Savoie, et. de Claudine de Brosses de Bretagne, sa seconde
femme. Philippe accompagna Louis XII en Italie et François I" lui
donna en France le duché de Nemours. Henri de Savoie, duc de
Nemours, de Genevois, de Chartres et d'Aumale; marquis de Saint-
Sorlin et de Saint-Rambert, comte de Gisors, de Maulevrier et de
Saint- Vallier; vicomte de Lyonne, de Vernon et d'Andeley; baron de
Faucigny et de Beaufort; seigneur de Poncin, de Cerdon, de Verneuil,
d'Ussé, Nogent, Pons et Bray-sur-Seine, de l'Estoile et de la Vache,
chevalier de l'ordre de l'Annonciade, était né le 2 novembre 1572 et
s'appela le marquis de Saint-Sorlin tant que vécut son frère aîné. Il
prit part à la Ligue et fit sa paix avec Henri IV à Folembray. Pendant
la guerre entre la France et Charles-Emmanuel, il s'abstint de prendre
les armes. Le choix du négociateur de l'alliance franco-savoisienne
était excellent.
2. Voir le texte de ces instructions ap. B. Zeller, De dissolutione
contracti apud Brusolum fœderis, appendice I.
POLITIQUE EXTÉRIEURE. 23 I
Par la première, il était convenu que le roi de France et
le duc de Savoie, voulant resserrer leurs liens d'étroite
amitié et de bon voisinage, principalement en raison du
mariage décidé entre Mme Elisabeth, fille aînée du roi de
France, et le prince de Savoie Victor-Amédée, contractaient
une alliance offensive et défensive. Cette alliance ne devait
.pas durer seulement pendant la vie des deux princes con-
tractants, mais elle aurait son effet pendant six mois encore
après la mort de leurs successeurs immédiats. Devaient
être invités à se confédérer avec les deux alliés les princes
et cités intéressés à la liberté des peuples chrétiens, de
l'Église elle-même et de l'Italie, menacée par l'insatiable
esprit de domination de l'Espagne. Dans le plus bref délai,
les alliés devaient prendre les armes contre le roi catholique
et attaquer les pays qui lui étaient soumis, quels qu'ils fus-
sent, et en particulier le duché de Milan. Aucune des deux
parties contractantes ne devait conclure paix ou trêve
qu'avec le consentement de l'autre.
La seconde convention fixait le nombre d'hommes qui
entreraient en campagne sous le commandement du maré-
chal de Lesdiguières et du duc de Savoie. Elle stipulait
qu'en compensation de l'annexion du duché de Milan, des-
tiné au duc de Savoie, dès que celui-ci aurait occupé la ville
et la citadelle de Milan, les murailles de la forteresse de
MontméUan seraient rasées. En attendant, seraient remises
entre les mains du roi de France les places de Valence et
d'Alexandrie, alors encore possédées par les Espagnols, ou
deux autres places de même importance. Le 25 juin 1610
devait être dressé dans la forme authentique le contrat de
mariage entre Victor-Amédée et la princesse Elisabeth \
I. Voir SoLARO DELLA Margherita, Traïtés publics de la maison de
Savoie. — Guichenon, Histoire généalogique de la maison de Savoie. —
Carutti, Storia délia diploma^ia délia corte di Savoia, — Ricotti,
Storia délia monarchia piemontese. — De Saint-Genis, Histoire de la
Savoie. — Bianchi, la Materie politiche relative all'estero degli
archivi di stato piemontesi. De nombreuses dépêches de Jacob ont été
232 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
Ainsi la double convention de Brusol, tout en réservant
certains points sur lesquels n'étaient pas complètement
d'accord les deux princes, décidait en principe l'extension
de la France jusqu'aux crêtes des Alpes du côté de la Savoie
et celle du Piémont jusqu'aux cantons de la république de
Venise. Une alliance de famille cimentait Talliance politique
et militaire. Les conventions conclues entre Henri IV et
Charles-Emmanuel ne devaient pas être exécutées; mais il
semble que ce soit le programme même de Brusol qui, deux
siècles et demi après, fut repris en 1859 par l'empereur
Nnpoléon III et par le roi de Sardaigne Victor-Emmanuel II,
et qui, poursuivi contre la maison d'Autriche jusque dans
ses dernières conséquences, devait assurer à l'Italie cette
prodigieuse fortune dont notre âge a été le témoin.
Dans ses dernières conversations familières, Henri IV
s'était plusieurs fois ouvert sur ses projets relativement à
l'Italie, et l'ambassadeur vénitien Antoine Foscarini pouvait
écrire à son gouvernement, quelque temps après la mort du
roi : « Tout a été convenu de la façon la plus certaine
entre le roi et le duc. Sa Majesté Très Chrétienne a, en effet,
promis par écrit que lorsque l'archiduc Albert* des Pays-Bas
lui aurait accordé le libre passage en Allemagne, qu'il lui
aurait remis l'épouse fugitive du prince de Condé et; qu'il
aurait cessé d'assister l'archiduc Léopold ", archevêque de
insérées dans le Memorie recoyidite de Vittorio Siri. — Voir aussi aux
archives de Turin : Lettere del duca al conte Chabo Jacob di San
Maurizio, 1608-1612, Carteggio diplomatico. Francia. — Domande del
duca di Savoia al re di Frayicia per etitrare nella futura lega contra
gli Spagnoli (1609). — Nuove proyoste del duca, risposte e sentimenti
manifestation dalla corte di Francia pej- una lega contro la Spagna e
per Vacquisto del Milanese (i6o(.). — Preliminari del trattato di Bru-
solo del 2 5 aprile 16 10. — Pratiche di matrimonio délia primogenita
del Re di Francia col principe di Piemonte (1609), Categoria nego-
ZIAZIONI.
1. L'archiduc Albert, le plus jeune des frères de l'empereur Ro-
dolphe II, d'abord archevêque de Tolède et cardinal, quitta Tétat ecclé-
siastique en 1698 pour épouser Tinfante Isabelle-Claire-Eui^énie, fille de
Philippe II, et gouverna conjointement avec elle les Pays-Bas espagnols.
2. L'archiduc Léopold était cousin de l'empereur Rodolphe II et
POLITIQUE EXTÉRIEURE. 233
Strasbourg et de Passau, toute cause de guerre ayant cessé
de ce côté, il se rabattrait avec toutes ses forces au delà des
Alpes, afin de chasser les Espagnols non seulement de
Milan, mais encore de toute la péninsule, les diversions et
les secours de l'Angleterre et du Danemark n'étant pas suf-
fisants pour réduire cette puissance. Les conquêtes en Italie
seraient ensuite partagées entre les princes italiens qui se
seraient joints aux deux principaux alliés ^ »
Un commencement d'exécution de ces desseins eut lieu
du vivant de Henri IV. En effet, le duc Charles de Guise,
gouverneur de la Provence, reçut l'ordre de reconnaître les
côtes de l'Italie et de l'Espagne, et il s'acquitta de cette mis-
sion sous le prétexte de donner la chasse aux pirates. Il
releva le plan des défenses de Barcelone, de Gênes et
d'autres villes et se déclara prêt à s'en emparer ^
Telles étaient les conventions faites par Henri IV; tels
étaient ses projets. Délivrer Tltalie, l'affranchir de la lourde
domination espagnole qui pesait sur elle depuis plus de
cent ans ; rendre les différents Etats à leur ancienne indépen-
dance sous le patronage du royaume national de Lombardie
interposé entre les Allemands ou les Français et le reste de
l'Italie, la proie toujours convoitée, c'était assurément là un
grand et généreux dessein. Henri IV, après avoir congédié
en termes brusques l'ambassadeur d'Espagne ^, allait prendre
frère de Ferdinand de Styrie, ce dernier bientôt empereur sous le
nom de Ferdinand II.
1. // re et duca havevano stabilito certamente tutte le cose et
S. M. christianissime havea promesso in scrittura che quando l'arci-
duca havesse conceduto il passo, restituita la principessa, lasciato di
assistere Leopoldo, ceduto in tutte le cose et levato ogni pretesto di
moversi contro di lui, non potendo travagliar Spagna con la diver-
sione et ajuti di Inghilterra et Danimarca, si sarebbe spinto con tutte
le sue for:^e in persona verso Italia, per scacciar Spagnoli non solo da
Milano, ma anco da tutta quella provincia, dividendo H acquisti tra
i principi di essa che /ossero stati seco. Cio so io benissimo da persona
sicura, et signor di Trogliu non me llia saputo negare. — Ambass.
vénit., 2 juin 1610.
2. Ambass. vénit. Foscarini, 19 août 1610.
3. Voir B. Zeller, De dissolutione..., appendice III.
234 ^-^ MINORITÉ DE LOUIS XIII.
le commandement de l'armée qui avait Clèves pour objectif,
tandis que le maréchal de Lesdiguières s'acheminerait du
Dauphiné vers les confins de la Savoie, lorsqu'il tomba
frappé aux ides sanglantes de mai 1610.
Comme nous l'avons constaté dans l'évolution de la poli-
tique intérieure, le gouvernement de Marie de Médicis, pour
la politique extérieure, ne renonça pas brusquement aux plans
arrêtés par Henri IV, notamment en ce qui concernait les
relations nouvelles de la France et de la Savoie. Pendant les
premiers jours de la régence, le maréchal Bonne de Lesdi-
guières reçut l'ordre de tenir prête son armée composée de
8 000 hommes d'infanterie. Le duc de Savoie demanda
en outre l'adjonction d'un corps de 4 000 hommes à ses
troupes, afin de pouvoir tenir tête au duc de Fuentès, gou-
verneur de Milan, un vieil ennemi de la France, qui prenait
à ce moment une attitude menaçante *. La reine déclara
virilement qu'elle se porterait au secours du duc de Savoie,
s'il était attaqué ". Il n'est pas douteux qu'à ce moment
Marie de Médicis témoigna vis-à-vis des espérances de
Charles-Emmanuel des dispositions plus bienveillantes que
plus tard. Elle désirait en effet encore l'accomplissement du
mariage décidé par Henri IV, n'osant pas répudier sitôt les
suprêmes volontés de son mari. Mais un parti contraire à
cette politique se trouvait déjà tout formé; il se composait
de ceux qui, par intérêt personnel, espéraient que la reine
inclinerait plutôt du côté de ces mariages espagnols qu'elle
avait préconisés sous le règne précédent, et pour lesquels
Henri IV n'avait pu cacher son aversion. Le fameux Matteo
Botti, marquis de Campiglia, qui avait été envoyé en France
en 1610 à l'occasion de la mort du grand-duc Ferdinand,
et qui de là s'était rendu en Espagne pour s'y acquitter du
même office de condoléances, y avait été sollicité au nom
du roi et de la reine par le confesseur de la cour de renou-
1. Andréa Cioli, 26 juin 1610.
2. Ambass. vénit., 7 juillet 1610.
POLITIQUE EXTÉRIEURE. 235
vêler en France les ouvertures déjà faites en vue d'un double
mariage entre les deux couronnes. Henri IV, à son retour,
lui avait déclaré qu'il n'avait pas de temps à perdre à de
pareilles billevesées.
La mort du roi de France rendit toutes ses espérances à
la ténacité intéressée du marquis de Campiglia. Il put
croire toutefois, pendant quelques jours, que ses efforts
resteraient aussi vains qu'auparavant. C'est pourquoi il
s'attacha à ébranler par des paroles perfides, par des plaisan-
teries de mauvais goût, l'esprit très hésitant de la reine, et
la sollicita vivement de donner une réponse formelle aux
ouvertures dont il était chargé. Ayant appris que le conseiller
Bullion avait été appelé à conférer plusieurs fois avec le
chancelier Sillery, le cardinal de Joyeuse et le président
Jeannin, le marquis de CampigUa eut l'audace de dire à la
régente qu'on lui avait mandé de Milan qu'elle avait l'inten-
tion de convoler avec le duc de Savoie. La reine se mit à
rire et déclara « que ce serait pour une reine de France un
fâcheux changement de condition ; qu'elle ne se remarierait
du reste jamais, fût-ce avec le roi d'Espagne ». Botti ainsi
éconduit assez spirituellement n'en revint pas moins à la
charge quelques jours après. Il avait reçu des lettres de la
reine d'Espagne Marguerite, et, d'après leur contenu, il s'en
alla trouver la régente pour lui demander si elle n'avait pas
appris que le duc de Savoie disait partout tenir d'un très
véridique astrologue que le roi de France ne tarderait pas à
mourir et que lui deviendrait le mari de la reine de France
et l'administrateur du royaume. Ce propos prêta également
à rire à Marie de Médicis; il semblait qu'il eût dû exciter
chez elle plutôt l'indignation que la gaieté.
Sa poUtique ne semblait pas encore favorable aux desseins
de l'Espagne, vis-à-vis de laquelle, pendant les premiers
temps, elle manifesta une certaine défiance; nous relèverons,
à ce propos, un fait qui a échappé aux historiens et qui,
tout sujet qu'il puisse être à des interprétations diverses,
236 LA MINORITE DE LOUIS XIII.
prouve que Marie de Médicis entendait se tenir sur la
réserve à Tégard du cabinet de Madrid. Quand elle reçut
l'ambassadeur d'Espagne, quelques jours après la mort de
Henri IV, don Innigo de Cardenas crut devoir insister lon-
guement sur la protestation que le roi son maître n'avait eu
aucune part dans l'assassinat. « La reine, dit l'ambassadeur
vénitien, de qui nous tenon s ces importants détails, a changé
de couleur et répondu brièvement *. »
Ce n'était pas non plus un gage d'inclination irrésistible
vers la politique matrimoniale du gouvernement espagnol
que la recommandation faite par la régente à l'ambassa-
deur ordinaire qu'on ne lui envoyât point pour s'acquitter
de l'office de condoléances à propos de la mort de Henri IV
un homme u fêlé » comme don Pierre de Tolède, un huomo
roîîo corne fu D. Pidrodi Toledo'. C'était répondre à la pensée
de Henri IV qui appelait le même personnage « un idiot
solennel ». Pendant quelques semaines, cette fidélité au sou-
venir de Henri IV ne se démentit guère dans la direction
de la politique étrangère.
Les intérêts de l'Espagne étaient ardemment soutenus par
les deux nonces du saint-siège apostolique, Ubaldini et
l'évêque de Nazareth, nonce extraordinaire. Ils demandaient
que l'on renonçât à secourir Clèves et à protéger la Savoie.
On leur répondit, en ce qui concernait Clèves, que » c'était
là une guerre politique et non religieuse ». Villeroy se
montra très ferme vis-à-vis d'eux. Les nonces lui ayant dit
que les conseils que recevait le roi n'étaient pas bons, le
vieux ministre leur répondit en engaillardissant ses paroles
et sa voix : « On dit qu'il est question de proposer des
mariages entre les enfants de France et ceux d'Espagne
pour nous endormir, mais tenez pour certain que cela ne
plaira pas et que ce sera peine perdue ^ ».
1. Ambass. vénit., 2 juin 1610.
2. Matteo Botti, 19 juin 1610.
3. Di che offesosi^ ingagliardi le parole et la voce : vien dette che
POLITIQUE EXTÉRIEURE. 23 7
Cependant l'ambassadeur d'Espagne ne se découragea pas.
Il protesta officiellement contre l'envoi de locoo hommes
de troupes françaises sur Clèves; et, voyant que les deux
nonces n'avaient pas réussi dans leur mission, il s'adressa à
l'ambassadeur florentin Botti pour le prier de s'entremettre
afin d'obtenir que l'ordre de départ du secours fût sus-
pendu. Le Florentin fit observer que cette décision du gou-
vernement firançais provenait de ce que Tarchiduc Albert
avait mis sur pied toutes ses forces. La reine et Villeroy
accordèrent toutefois que le secours ne se mettrait pas en
marche avant le retour d'un courrier envoyé à l'archiduc; et
Matteo Botti obtint aussi que le gouvernement français
agirait auprès des Hollandais pour retarder l'ouverture des
hostilités. C'était déjà là une imprudente faiblesse sur
laquelle on ne tarda pas à revenir. « Le fait que l'on a appris
ici, écrit Matteo Botti, qu'à la cour de l'empereur on a
changé d'idée, après la mort du roi, en ce qui est d'un
projet d'accord relativement aux afl[aires de Clèves, puis-
qu'on a, en fin de compte, retenu un ambassadeur qui devait
venir à cette cour, a modifié également les résolutions de
ce côté-ci. Sa Majesté a résolu d'envoyer au secours des
prétendants de Clèves 15 000 fantassins et 2000 cavaliers.
Alors sont venus de nouveau me trouver l'ambassadeur
d'Espagne et celui de Flandre pour me demander d'agir
auprès de la reine et des ministres, afin que, s'il n'est pas
possible de les détourner d'envoyer ces forces, on tâche au
moins de faire quelque convention entre la reine et l'ar-
chiduc Albert à l'eff^et d'éviter autant que possible que l'on
en vienne à une rupture et à une guerre ouverte, ce qui per-
mettrait de tous côtés de traiter d'un accord avec toute
l'ardeur désirable. J'ai accompli cet office auprès de la reine
et de Villeroy fort longuement et à plusieurs reprises.
sia per proporre matriniomi tra questi figliuoli et quelli di Spagna per
addormentare, ma si tiene die non harra gusto et sara spesa get-
tata. — Ambass. vénit. Foscarin', 18 juin 1610.
2 38 l-A MINORITE DE LOUIS XIII.
Comme ils n'ont pas voulu passer une écriture que j'avais
dressée dans ma maison, d'accord avec l'ambassadeur d'Es-
pagne et celui de Flandre, j'en ai fait accepter à ceux-ci une
autre, sur laquelle nous sommes tombés d'accord avec Vil-
leroy et ils m'ont promis de l'envoyer par courrier à l'ar-
chiduc Albert, afin qu'il la signe, ce que ferait ensuite la
reine. Je n'en chercherai pas moins de nouveau à obtenir que
ces forces ne s'ébranlent pas ou qu'elles ne dépassent pas
Metz, si l'on peut trouver moyen de le faire avec honneur et
sécurité pour la reine et avec toute garantie pour ses amis
et confédérés '. »
En somme, dans ces semblants de négociations, il y
avait plus de zèle de la part de Matteo Botti que d'intentions
sérieuses de la part du gouvernement français ; et l'ambas-
sadeur vénitien pouvait à ce moment écrire avec une con-
fiance qui ne paraissait pas exagérée : « Dans la résolution
prise d'envoyer le secours à Clèves sans mettre en considé-
ration toutes les protestations de l'Espagne, et les offices
répétés d'autres puissances, la reine a montré un esprit
viril, comme elle a fait preuve de magnanimité dans sa
déclaration de vouloir soutenir et assister le duc de Savoie,
s'il est attaqué par n'importe qui. Elle se montre constante
dans sa volonté d'effectuer ce qu'elle résout, et dans l'avenir
on peut croire qu'elle est femme à le faire encore plus fran-
chement ^ ))
Comment la situation se modifia-t-elle au point que, quel-
ques mois après, le mariage de Savoie était abandonné et
ceux d'Espagne en voie de se conclure ? Il est certain que
ce qui détermina l'évolution du gouvernement de Marie de
Médicis, ce fut la crainte des menées et des factions des
princes. « Elle a regardé, écrit Botti, comme une parole
venue du ciel l'assurance qui lui a été donnée par l'ambas-
sadeur d'Espagne que le roi se trouve dans la même dispo-
1. Matteo Botii, 19 juin, 5 juillet 1610.
2. Ambass.vénii,,i8 juin 1610. Voir B. Z.,De dissolutione..., append. V.
POLITIQUE EXTÉRIEURE. 289
sition à l'égard des mariages que du temps de Henri IV '.
Botti écrit encore le 12 juillet que la reine désirait établir le
plus tôt possible cette union d'où elle estimait que dépen-
daient sa sûreté et sa délivrance complète des insolences de
beaucoup de gens. » Botti dénonçait ensuite avec terreur la
fameuse ligue formée à Nancy entre les princes de Condé et
de Conti, les princes de la maison de Lorraine, les ducs de
Nevers, de Nemours, Lesdiguières, Sully, Bouillon, les
hérétiques unis à ces derniers et tous ceux qui avaient tou-
jours considéré comme sans valeur le mariage de la reine.
Il ne paraît pas, comme nous le savons déjà, que ce pacte
qui aurait uni tant d'éléments hétérogènes et discordants ait
existé ailleurs que dans l'imagination inventive du sieur
Botti; c'est ce que pensaient les deux collègues de ce diplo-
mate agité, Scipione Ammirato et Andréa Cioli. Il n'en est
pas moins vrai que la terreur imprimée par ce trop habile
homme dans l'âme de Marie de Médicis contribua beaucoup
à la détourner de ses engagements vis-à-vis de la Savoie.
C'est l'excuse dont elle se prévalut, lorsque, au milieu
d'un conseil où Sully, cherchant à faire adopter une poli-
tique étrangère assurément prudente, mais conforme aux
idées de Henri IV et s'efforçant notamment de faire main-
tenir vis-à-vis de la cour de Savoie et de son ancien ennemi
le duc Charles-Emmanuel des engagements auxquels on ne
pouvait se soustraire sans la plus manifeste mauvaise foi,
la reine fit cette vive sortie : a M. de Sully, nous sommes
ici pour parler des affaires de M. de Savoye; mais il y a
d'autres affaires autant ou plus importantes que celles-là, où
il est besoin de pourvoir; car vous voyez les brouilleries qui
se préparent dans cet État par la plupart des grands du
royaume, que vous m'avez dit vous-même avoir des ambi-
tions et cupidités déréglées ^ .»
C'est pourquoi, au moment précis où le prince de
1. Matteo Botti, 19 juin 1610.
2. Sully, Économies royales, t. III, p. 389, col. 2.
240 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
Condé rentrait en France pour y agir comme l'on sait,
Marie de Médicis commença à tourner vers le roi d'Espagne
des regards d'espérance, tandis que, par un étrange renver-
sement des situations, le prince de Condé, l'hôte et l'obligé
de Philippe III, allait suivre une ligne de conduite diamétra-
lement opposée aux intentions du cabinet de Madrid.
Marie de Médicis n'avait point alors l'idée de rompre
complètement avec la Savoie. Il lui semblait possible de
marier deux de ses filles, l'une en Savoie, l'autre en Espagne,
et de se ménager ainsi des appuis de l'autre côté des Alpes
et de l'autre côté des Pyrénées. Elle était même encore
si hésitante que le nonce de Sa Sainteté ayant fait de
nouvelles ouvertures en faveur du mariage espagnol, n'y
trouva pas la reine suffisamment disposée ^ Le roi d'Espagne
se gardait bien d'ailleurs de faire des avances de nature à
l'engager complètement. Il laissait la conduite de l'affaire à
l'agent Botti, très imprudent, très infatué de lui-même, très
indiscret, qui se faisait l'illusion de croire qu'il était l'arbitre
de la négociation, mais qui pouvait être désavoué au pre-
mier besoin. Philippe Ht le mettait en avant, le poussait par
des lettres de féUcitations et d'exhortations; mais son
ambassadeur don Innigo de Cardenas restait sur la réserve
la plus complète. Cette habile tactique réussit. On avait fait
renaître chez la régente un désir qu'on ne semblait plus
pressé de satisfaire. Etant femme, elle s'y attacha d'autant
plus passionnément.
La cour d'Espagne tira un parti fort habile de l'avantage
qui résultait pour ses desseins de cet état d'esprit. Elle
résolut de dissoudre à la fois et le projet de mariage et
l'alliance conclue par Henri IV avec la Savoie. Le
10 août 16 10, le courrier Piero Comparini revenant auprès
I. Cette affaire était menée fort secrètement. L'ambassadeur vénitien
en eut vent cependant. Le 29 juillet il écrivait à son gouvernement :
Ho saputo a buona parte che ha Sua Santita fatto qui tener propo-
sito di matrimonio con Spagna, ma non ha trovalo inclinationc.
POLITIQUE EXTÉRIEURE. 24 I
du marquis de Campiglia avec des lettres de la cour de
Madrid, faisait savoir que le roi Philippe III était tout disposé
à accepter comme femme pour son fils, le prince des
Asturies, la fille aînée de la reine de France Elisabeth
et, en retour, à donner sa seconde fille au roi Louis XIIL
Le roi d'Espagne faisait savoir formellement qu'il ne voulait
pas que le prince de Piémont eût la première fille de France
et le prince héritier d'Espagne la seconde '. Car c'était là
une combinaison que le gouvernement français pouvait
proposer pour ne pas rompre ses engagements antérieurs.
Mais cette rupture était précisément ce que voulait le gou-
vernement espagnol; et il est certain que se dédire de la
promesse faite au duc Charles-Emmanuel de réserver pour
son fils la fille aînée de Henri IV était un acheminement
vers l'anéantissement complet des hautes espérances matri-
moniales de la maison de Savoie. Il est à remarquer que si
le roi d'Espagne proposait pour le roi de France la seconde
de ses filles et non l'aînée, c'est que la cadette pouvait être
dispensée de ces renonciations obligatoires aux États pater-
nels, dont la cour de France ne voulait point entendre parler.
Ces propositions qui, en elles-mêmes, contenaient bien des
difficultés, semblaient être subordonnées en outre à l'accep-
tation pour les aftaires de Juliers d^un accord que Botti con-
tinuait à préconiser avec sa ténacité ordinaire, au prix même
d'un abandon complet des aUiés de la France ^ « Et il va
toujours, écrit Andréa Cioli, négociant avec la reine, avec
Villeroy, avec l'Espagne et avec la Flandre, et il est en train
de devenir Thomme le plus glorieux du monde, si, comme
il le dit, le diable ne s'en rnêle ^. »
Pour nous rendre compte de la situation où Ton en était
1. Matteo Botti, 10 août i6io.
2. Matteo Botti, 5, 6 juillet 1610.
3. Va tuttavia negotiando con la regiiia, con Villeroi, con Spagna
et con Fiandra et e in un corso da divcntare il pin glorioso huomo
del monJo, se, corne egli dice, il diavolo non ci s'interpone. Andréa Cioli,
18 juillet 1610.
16
242 LA MINORITE DE LOUIS XIII.
relativement à la succession de Clèves, Berg et Juliers, nous
trouvons dans l'ambassadeur vénitien des renseignements plus
précis et plus détaillés que dans les dépêches florentines.
Au point de vue militaire, Antonio Foscarini donne, le
29 juillet, les indications suivantes : le prince d'Anbalt, un
des membres de l'Union protestante alliée à la France,
bloquait Juliers; le comte Maurice de Nassau, fils de Guil-
laume le Taciturne, « capitaine général des princes et Etats
unis pour l'hérédité et la succession de Clèves », ayant établi
son quartier général à Dusseldorf, s'était porté à quatre
lieues de la place et sollicitait la marche en avant du secours
français. Le maréchal de la Châtre se préparait à opérer sa
jonction avec lui.
Au point de vue politique, l'ambassadeur vénitien signale
le mécontentement des nonces, en présence de la décision
de Tcmpereur Rodolphe II qui avait conféré l'investiture de
Clèves au duc de Saxe, un des candidats à la succession sou-
tenus par le parti contraire à celui des alliés de la France;
et il parle dans les termes suivants d'une tentative faite par
les Impériaux en vue d'amener une suspension d'armes :
« Samedi est arrivé un courrier des princes réunis à Prague '
avec des lettres dans lesquelles ils font trois demandes à
Sa Majesté Très Chrétienne : la première pour obtenir le
rappel du secours envoyé aux princes; la seconde pour
qu'Elle intervienne auprès de l'électeur palatin en vue de le
faire consentir à la restitution de ce qu'il a pris dans l'évêché
de l'archiduc Léopold "; et la troisième pour qu'EUe amène
à l'acceptation d'une suspension d'armes de deux mois les
princes qui sont réunis à Dusseldorf. En retour, on enverra
trois ambassadeurs avec des instructions de nature à donner
à toutes les parties entière et complète satisfaction. La reine
1. Les princes de la Ligue catholique, dont le chef e'tait Maximilien
de Bavière, et qui étaient alors en armes contre ceux de VUnion pro-
testante.
2. Strasbourg.
POLITIQUE EXTÉRIEURE. 248
a répondu qu'elle ne manquerait pas d'y employer ses bons
offices. » Ces propositions n'avaient évidemment d'autre
but que de gagner du temps afin d'énerver l'action du gou-
vernement français au dehors. Dans une dépêche suivante,
Antonio Foscarini se loue de la mort du gouverneur de
Milan, Fuentès, qui menaçait de s'emparer des passages des
Grisons pour tendre la main aux forces impériales agissant
sur le bas Rhin; et il caractérise en quelques mots éner-
giques la faiblesse de TEspagne et l'inanité de ses menaces
(3 août). « Parmi ceux qui connaissent bien les forces de
l'Espagne, il n'en est aucun, dit-il, qui croie qu'ils soyent
en état de s'imaginer pouvoir s'ébranler. Tout leur nerf
est, sans doute, en Flandre, où pendant tant d'années a été
le siège de la guerre; mais on connaît assez bien toutes leurs
faiblesses pour savoir que s'ébranler ce serait pour eux courir
à leur perte. Aussi toutes leurs protestations belliqueuses ne
sont-elles que des bruits pour épouvanter; et ces clameurs ne
produisent aucun effet là où l'on sait mesurer les choses. »
Le gouvernement pouvait donc, dans la limite des efforts
restreints qu'il s'était assignés du côté de Juliers, aller har-
diment de l'avant. Le projet d'accord suggéré par Botti prit
cependant une certaine consistance.
Le comte de Bassompierre, que sa qualité de Lorrain,
son éducation moitié française, moitié allemande, sa loyale
et heureuse humeur rendaient particuUèrement propre à
une mission conciliante, parut pouvoir être désigné pour
occuper le duché de Juliers au nom des puissances consen-
tantes, jusqu'à ce que la diplomatie eût décidé de l'attribu-
tion définitive des territoires en litige. « Ce Bassompierre,
dit Cioli, est un cavalier accompli et plein de grâce, un
excellent serviteur de la reine, et qui fut très ami du roi
défunt *. » Voici en quels termes Bassompierre s'explique
i. Bassompiere,i:avaliere complitissinio, et pieno di gratia, et ser-
vitore délia regina, et clie fu amatissimo dal Re defunto. Andréa
Cioli, 18 juillet 1610.
244 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
sur ce projet auquel aucune suite ne fut donnée : « Le mar-
quis Botti," qui traittait l'accommodement, eut pouvoir
d'offrir^ à la reine que l'on mettrait entre mes mains, en
dépost, le duché de Juliers, dont je ferais serment à
l'empereur, au roy, au roy d'Espaigne, à celuy d'Angle-
terre ^et aux Estats; et que je ne m'en dessaisirois point
qu'avesques leur général consentement, et après que l'on
auroit décidé à qu}^ il devroit appartenir. La reine mère fut
très ayse'qu'une sy noble chose luy fût arrivée au commen-
cement de sa régence, qu'un sien particulier serviteur (car,
après la] mort du roy, elle me retint avec 4 000 escus
de pension), fût choisy pour lui confier le depost, et en
voulut avoir le consentement du roy d'Angleterre et des
Estats de Hollande : celuy là y consentit volontiers; mais
les Hollandais ne le voulurent faire et privèrent ma bonne
fortune d'un tel advantage qui m'estoit sy important '. »
La question se trouva d'ailleurs tranchée par les armes
avant que les efforts du marquis de CampigUa eussent
abouti, Botti multipliant en effet ses importunités pour
obtenir une suspension d'armes autour de Juliers, malgré
les résistances qu'il rencontrait dans le conseil. Il agit cepen-
dant] assez fortement sur l'esprit de la reine pour que
celle-ci' se décidât à demander à ses alliés d'Angleterre et
de Hollande d'accepter l'accord proposé par la Toscane,
quand même le siège de JuHers serait commencé ^. La réponse
des alliés fut négative. Botti le constate dans une première
dépêche du 18 août, et, le 29 août, il écrit :
« Quant à l'accord, le roi d'Angleterre et les États de
Hollande disent qu'il est trop tard, la place étant sur le
1. Bassompierre, Mémoires, t. I, p. 282. Cf. l'ambassadeur vénitien :
« Botti a proposé la semaine dernière à la reine, et le comte de Buc-
quoy a tenu un langage conforme, que Juliers et autres lieux du pays
soient remis au maréchal de la Châtre. On donnera ensuite comme
gouverneur à ce pays, Bassompierre, un des favoris du feu roi jusqu'à
la décision]^de l'affaire. » (12 août 1610.)
2. Matteo Botii, 10 août 1610.
POLITIQUE EXTERIEURE. 24?
point d'être prise. On ne peut l'accepter que lorsqu'elle sera
entre les mains des alliés. »
Les affaires de Juliers allaient en effet très mal pour les
catholiques. Dans la dépèche du 14 août, l'ambassadeur véni-
tien signale les premières attaques dirigées contre Juliers, sous
le commandement en chef du prince Maurice de Nassau.
Bientôt, le prince s'empare d'une demi-lune qui défendait
les approches de la place *. A la fin du mois d'août, arrivait
en vue de la ville le contingent français du maréchal de la
Châtre et, le 3 septembre, Juliers succombait; mais le corps
français fut immédiatement rappelé ^ Le fait qu'il obtint un
sauf-conduit à travers les États de l'archiduc Albertjprouve
que le gouvernement français se désintéressait^désormais de
la question \ En effet, cette courte démonstration militaire
paraît avoir satisfait la conscience de Marie de Médicis en ce
qui concernait les égards dus à la mémoire de son mari.
Il est certain que désormais la politique de la régente
pencha décidément du côté de l'Espagne et prit notamment
une tournure contraire aux intérêts et aux désirs de la Savoie.
Le gouverneur de Milan, Fuentès, étant mort, Marie de Mé-
dicis saisit cette occasion d'enlever tout ombrage au gouver-
nement espagnol en donnant au maréchal de Lesdiguières
l'ordre de désarmer. La négociation pour les mariages suivie
fort secrètement et à l'exclusion du nonce, tournait complè-
tement au détriment de la Savoie. L'inévitable Botti poussait
naturellement à la roue et engageait vivement le grand-duc
à faire de riches présents à Villeroy pour le bien disposer *.
1. Scip. Ammirato, 24 août iGio.
2. « Aussitôt après la prise de Juliers, Tambassadeur de l'archiduc
Albert a présenté à la reine un sauf-conduit à travers les États de ce
prince pour l'armée du maréchal de la Châtre. On a expédié en con-
séquence à celui-ci Tordre de revenir par le Luxembourg. » Ambass.
vénit., 16 sept. 1610.
3. Voir Correspondance relative aux araires de Clèves, Berg et
Juliers, notamment avec le résident français Hotmann de VillierSy
àe i6o3 à 161 g. (Bib. nat., anc. fonds, n" 4 o3o.)
4. Matteo Botti, 29 août 1610.
246 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
Le courrier Piero Comparini, renvoyé en Espagne, en
revint à la fin d'août avec des lettres du roi et des ministres.
Des promesses verbales furent échangées entre la reine et
l'ambassadeur d'Espagne : Marie de Médicis consentait à
marier son fils avec la seconde infante. Il était en outre for-
mellement convenu qu'aucune des deux couronnes ne s'allie-
rait par mariage avec le duc de Savoie ; le roi d'Espagne serait
le premier à agir auprès de Son Altesse pour que l'on ne
parlât plus de ce projet, afin de ne pas troubler l'union
parfiite qu'on voulait faire régner entre les deux cou-
ronnes. On proposerait au duc la sœur du grand-duc de
Toscane.
Il fcUit insister sur cette dernière stipulation; elle était
fort habile. On sait combien Marie de Médicis était restée
Florentine. Le mariage d'une de ses parentes avec le futur
duc de Savoie devait être pour la maison dont elle était sortie
un accroissement d'influence en Italie et aurait l'avantage de
rendre libre une de ses propres filles pour une alliance plus
haute à laquelle on songeait aussi. Mais le troc ne devait
pas être facile à faire accepter au duc de Savoie. On lui avait
envoyé, pour le préparer au revirement déjà décidé à la cour
de France, le même Bullion qui avait été l'intermédiaire de son
rapprochement avec Henri IV. Il avait reçu pour instructions
de prévenir le duc Charles-Emmanuel que la situation de la
France ne permettait plus de continuer l'alliance avec la Sa-
voie dans les conditions où elle avait été conclue ; car il n'était
pas possible à la régente de maintenir une armée sur le pied
de guerre; c'est pourquoi le subside promis au duc ne pou-
vait être prolongé au delà du mois de juillet. Le maréchal
de Lesdiguières avait cependant reçu l'ordre d'assister le
duc par la force des armes, s'il en était besoin. Mais cette
éventualité ne paraissait guère probable, étant donné que
les Espagnols recherchaient l'amitié du duc de Savoie. Quant
au mariage, les temps ne semblaient guère favorables à sa
conclusion; c'est pourquoi le gouvernement de la régente
POLllIQUE EXTÉRIEURE. 247
aurait beaucoup d'obligation au duc de Savoie s'il modifiait
ses intentions et, se tournant du côté de l'Espagne, deman-
dait à Philippe ÏII l'une de ses filles *. En même temps, la
reine mandait par lettre au duc de Nemours d'appuyer le
conseiller Bullion dans la négociation délicate de cette pali-
nodie politique ^
Pendant que se nouait cette trame, le duc de Savoie, mis
en éveil, et qui, depuis la mort de Henri IV, faisait montre
d'un grand dévouement pour les intérêts français (car lui,
l'ancien complice des Biron et des Entragues, avait fait pro-
tester devant le Parlement de Paris qu'il voulait tirer ven-
geance des assassins du roi ^), chargea M. Trogliu, secré-
taire de l'ambassadeur de Savoie, du message suivant. Il
tenait commission du duc de Savoie, devait-il dire, d'assurer
Leurs Majestés de son dévouement et de leur faire savoir qu'à
tout besoin et au premier signe, il se porterait de sa personne
et avec toutes ses forces pour les assister. Il devait ajouter
que le duc tenait à grand honneur l'assurance que Sa
Majesté continuait à vouloir que le mariage projeté s'ac-
complît. Mais TrogUu était chargé aussi d'exprimer ses
plaintes relativement au désarmement que Lesdiguières avait
reçu l'ordre d'effectuer \ M. de Brèves, ambassadeur du roi
à Rome, écrivait à ce propos que plus que tout le reste ce
qui avait saisi au cœur le duc de Savoie, c'était de voir Sa
Majesté lui manquer et défaillir en un temps que le duché
de Milan était tout plein de soldats qui le menaçaient d'aller
fondre sur ses États ^ »
1. Archives de la maison de Savoie à Turin. Istru^^ione al Bullion,
3ojuin 1610. NEGOztAZioNi. Francia.
2. B. Z., De dissolutione..., append. VI.
3. Archives de la maison de Savoie : Istru:^ione del Ditca al siio
ambasciatore straordinario in Francia per condolersi délia morte del
re Enrico IV {~ giugno i(3io). Cerimoniale. — Dicliiara^ioni del Duca
Carlo Emmanuele al Parlamento di voler trattar vendetta dclV assas-
sinio del re. Negoziazioni. Francia.
4. Ambass. vénit., 5 sept. iGio.
5. Correspondance de Louis XIII avec M. de Brèves. (Bib. nat.,
fonds fr,, n"' 3 790, 3 791, 3 792, 3 793.)
248 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
La cour d'Espagne, ayant ainsi jeté la méfiance entre la
France et la Savoie, se garda bien de précipiter les événe-
ments par des offres formelles. Le duc de Feria, nous l'avons
vu, avait été envoyé tardivement en France pour 3^ présenter
les compliments de condoléances à l'occasion de la mort de
Henri IV; et dès le commencement de sa mission, il laissa
douteuse la question de savoir s'il assisterait au sacre du
jeune roi. Était-ce une réserve conforme à cette politique
odieuse du cabinet de Madrid, qui avait toujours cherché à
se ménager un moyen de contester la légitimité du mariage
de Marie de Médicis et par conséquent les droits du jeune
roi? On pouvait le croire. Il était sans doute habile de ne
laisser d'autre ressource à Marie de Médicis pour obtenir la
tranquillité sur une question essentielle et dont on avait tou-
jours fait pour elle un sujet d'inquiétude que d'obtenir, en
se mettant à la merci de l'Espagne, une consécration défi-
nitive de sa situation de reine-régente. Mais c'était en même
temps un spectacle digne de méditation que celui des per-
fidies anciennes du duc de Savoie se retournant contre lui-
même, au moment où sa politique semblait être devenue
franche et loyale et orientée vers un objectif bien déterminé.
Entre les deux grandes puissances qui cherchaient à se mettre
d'accord, l'inconstante alliée qui avait été de l'une à l'autre
devait être sacrifiée. Le cabinet de Madrid poursuivit sans
pitié son humiliation. Voici en effet ce qu'écrit l'ambassa-
deur vénitien Foscarini à la date du 6 octobre : « On con-
tinue sous main à traiter du mariage entre la couronne de
France et la couronne d'Espagne; mais jusqu'à cette heure,
le duc de Feria n'a donné aucune parole formelle. Il va
disant qu'il attend un courrier d'Espagne avec une commis-
sion à cet effet. Mais la véritable raison de son silence est
qu'il ne veut pas demander cette princesse avant d'avoir vu
rompre le mariage avec la Savoie, ce à quoi il travaille tant
et plus, en faisant considérer sous main la disproportion
qui existe entre la grandeur de l'Espagne et celle de la Savoie;
POLITIQUE EXTÉRIEURE. 249
et les ambassadeurs d'Angleterre * qui aspirent à la princesse
pour leur prince, secondent, dans leur propre intérêt, autant
qu'ils peuvent, le jeu qui tend à ce but. Ainsi cette princesse
est désirée de chacun. »
Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que l'ambassa-
deur ordinaire de Savoie, M. Jacob, retournant en France
après son fils, Chabot de la Dragonnière, qui avait été
chargé de porter les compliments de condoléances de la
cour de Savoie, ait eu la mission d'avoir l'œil ouvert sur les
actions du duc de Feria. Il en était de même de l'ambassa-
deur d'Angleterre; car une union entre la France et l'Es-
pagne, amenant une entente politique, devait annuler par
suite la confédération contractée par Henri IV avec la
Grande-Bretagne. Mais le jeu de Feria était fort serré et
discret. Botti lui-même, ne voyant point venir de courrier
d'Espagne, ne pouvant rien obtenir de cet impassible ambas-
sadeur, écrivait au roi d'Espagne « qu'il convenait à Sa
Majesté sacrée d'en revenir au point où l'on était sous Henri IV
de glorieuse mémoire et de tourner ses pensées d'un autre
côté ».
C'est à ce point qu'aurait certainement réduit Philippe III
un gouvernement moins aveugle et plus soucieux de sa
dignité que celui de la régente. Les procédés du roi d'Es-
pagne étaient en effet des plus contraires à l'esprit des négo-
ciations engagées sous main. Aucun des deux ambassadeurs
présents à Paris ne se trouva au sacre du jeune roi qui eut
lieu le 25 octobre 1610 et, dans le même temps, le gouver-
nement espagnol se préparait à attaquer la Savoie. Des
troupes étaient en effet concentrées sur la frontière du
Milanais au moment même où le maréchal de Lesdiguières
diminuait les forces tenues sur pied pour porter secours au
duc en cas de besoin.
I. Rappelons-nous que cette dépêche est écrite au moment où l'am-
bassadeur extraordinaire d'Angleterre, M. W'uotton, est encore en
France. Voir plus haut, p. i23.
2 DO LA MINORITE DE LOUIS XIII.
La politique française n*avait guère sujet d'être fièrc à
ce moment : la faiblesse et la duplicité dont elle faisait
preuve à l'égard d'un allié prenaient les apparences d'une
trahison et d'autre part n'étaient payées d'aucun progrès
dans les négociations du mariage. La reine sembla' sentir ce
qu'il y avait d'humiliant et presque de déshonorant pour
elle dans ce rôle et lorsque, à son retour de Reims, Botti
voulut, dans de longs entretiens avec elle sur la question du
mariage, l'amener à donner en Espagne sa fille aînée et à
recevoir pour son fils la seconde infante, si la renonciation
de la première ne paraissait pas suffisante, tout cela, disait-il,
afin d'éviter la guerre en Italie, les dispositions de la reine
lui parurent beaucoup moins favorables qu'auparavant '. Le
duc de Feria prit congé de Marie de Médicis le 1 1 novembre
sans que rien de nouveau eût été convenu *. Ni lui ni les
siens n'eurent à se plaindre de la générosité de la reine;
car un de ses valets ayant porté de sa part à la régente une
boîte renfermant des gants parfumés à l'ambre [alcuni guanti
d^ ambra) reçut en présent, pour la commission, une chaîne
de trois cents écus. Quant à l'ambassadeur, il reçut une
u enseigne de diam.ants « de la valeur d'environ 5 000 écus
et un anneau avec un diamant enchâssé estimé à 3 000 écus ^.
L'un des historiens itahens qui se sont occupés le plus
récemment de ces questions, M. Ricotti, ne nous paraît pas
avoir tenu un compte suffisant de ces fluctuations de la ré-
gente, et il se montre trop sévère à son égard lorsqu'il nous la
représente comme ayant, dès le commencement de la régence,
adhéré sans hésitation et de la façon la plus constante aux
mariages espagnols. Les choses, comme on le voit, ne se
passèrent point ainsi ; sans doute l'écrivain italien a exagéré
les torts réels de Marie de Médicis, afin de pouvoir plus
facilement excuser le duc de Savoie, qui, dès ce moment,
1. Matteo Botti, i<>r nov. 1610.
2. Andréa Cioli, 12 nov. 1610.
3. Scip. Ammiralo, 17, 21 nov. 1610.
POLITIQUE EXTÉRIEURE. 25 I
ne songeait plus qu'à rentrer en grâce auprès de la cour
d'Espagne.
L'incertitude et l'obscurité de la situation amenèrent natu-
rellement le duc de Savoie à demander des éclaircissements
formels. C'est pourquoi M. Jacob insista vivement auprès de
la reine pour qu'elle autorisât la publication officielle du
projet de mariage piémontais. La régente répondit qu'elle
persistait dans son dessein de satisfaire le duc de Savoie rela-
tivement au mariage et pour tout le reste également. L'en-
voyé du duc de Savoie alla ensuite trouver M. de Villeroy.
Celui-ci lui dit qu'il pouvait tenir le tout pour conclu, mais
qu'on ne pouvait effectuer le mariage quant à présent, à
cause de l'âge très tendre de la princesse. Jacob visita ensuite
tous les personnages qui pouvaient avoir quelque influence
sur les décisions de la régente. Il protesta que le duc ne
pouvait se maintenir avec la dépense qu'il faisait et dans la
situation où il se trouvait, même pour peu de temps. Dans
le cas où il ne serait pas assuré de la protection du gou-
vernement français, en même temps que du mariage de son
fils, il se jetterait absolument dans les bras de l'Espagne,
ne pouvant faire autrement. Jacob ajouta que, bien que, à
Rome, l'ambassadeur d'Espagne, don Francesco de Castro,
n'eût point voulu se trouver avec l'ambassadeur du duc,
celui-ci avait, par un autre moyen, ouvert les voies à des
négociations et à un accommodement : « Si cela réussit,
disait-il, le duc deviendra forcément tout espagnol, tandis
que, si le mariage se fait, il faudra que l'Espagne rabatte
beaucoup de ce qu'elle prétend pour l'heure ». Jacob
insista auprès du gouvernement français sur ce fait qu'il
était venu, à l'invitation de la reine, pour terminer l'afi'aire
et la publier. Il représenta que Marie de Médicis avait
toujours dit qu'elle voulait faire honneur à l'écrit signé par
le feu roi et par Son Altesse.
Deux opinions divisaient le conseil de la régente. Tandis
que Villeroy et le chancelier parlaient désormais contre la
252 LA MINORITÉ DE LOUIS XlIF.
conclusion du mariage de Savoie, Condé, Conti, Soissons,
le cardinal de Joyeuse et le connétable affirmaient qu'on ne
pouvait se dispenser de Taccomplir. Quant à Jacob, il
déclara qu'il partirait, si on n'en faisait pas immédiatement
la publication '.
Au moment où, par une singulière interversion des rôles
que nous avons déjà signalée, le prince de Condé revenait
à la politique de Henri IV et que les ministres s'en écar-
taient, l'ambassadeur d'Espagne et le marquis Botti recou-
rurent, pour en finir avec les hésitations de la reine, à
de perfides procédés d'intimidation. Ils représentèrent à
Marie de Médicis que le prince qui, à ce moment, récla-
mait la convocation des Etats généraux et pour lui-même
de fortes sommes d'argent et des provinces, avait noué des
intelligences avec les Espagnols. Concini, qui révéla ce détail
à l'ambassadeur Cioli, lui déclara fort imprudemment que
c'étaient là des artifices de Cardenas et de Botti pour
prouver à la reine que son intérêt était de s'apparenter avec
l'Espagne. Concini ne cacha point d'ailleurs qu'il n'était pas
opposé à ce mariage qui lui paraissait un meilleur moyen que
les Etats généraux pour rétablir l'autorité de la reine ^ Botti
affirme qu'à ce moment la reine prit définitivement son parti
en faveur du mariage espagnol. Ainsi, la crainte inspirée
par des princes français à l'intérieur avait été le ciment de
l'alliance espagnole. Il ne restait plus qu'à rendre compte
aux princes du sang des décisions de la reine ^.
Le mariage espagnol une fois bien décidé dans l'esprit de
Marie de Médicis, elle déclara cependant qu'elle attendrait
1. Pour tous ces détails, ambass. venir. F^oscarini, 17 nov. 1610, cité
ap. B. Z., De dissolutione..., append. VIII.
2. Andréa Cioli, 10 déc. 1610; B. Z., De dissolutione..., append. IX.
3. Con tutto cio essendo inverno non possiamo fidarci del sereno, se
gia non venga, il che piaccia a Dio, la desiderata tramontana délia
conclusione dei parentadi con la Spagna^ intorno alli qiiali afferyna il
marchese Botti che la regina ha gia dichiavata per resoluta la sua
volonta corrispondente a quella di Spagna e che altro yion manchi che
il darne conto a principi del regno. Andréa Cioli, 12 déc. 1610.
POLITIQUE EXTÉRIEURE. 253
pour se prononcer publiquement le retour du comte de
Soissons, qui s'était retiré en Normandie, affectant un
grand mécontentement de ce qui se passait autour de la
reine. La négociation parut toutefois suffisamment avancée
au conseil d'Espagne; car le roi donna Tordre de désar-
mer au nouveau gouverneur de Milan, le connétable de
Castille \
L'Espagne fit cette concession afin de rendre moins hon-
teux pour la reine de France le mépris des conventions arrê-
tées à Brusol. Il est bon d'ajouter que, dans le même temps,
Charles-Emmanuel n'avait pas hésité à faire vis-à-vis de la
cour de Madrid les démarches les plus humiliantes pour
détourner de ses Etats la menace des armes espagnoles. Il
avait envoyé son fils Philibert à Madrid. Le jeune prince,
admis en présence du roi, s'était mis à genoux pour tendre
à son oncle un papier non signé, oia il était écrit que le duc
de Savoie se déclarait entièrement soumis aux volontés du
roi d'Espagne et le suppliait de s'abstenir de dévaster ses
frontières. Alors Philippe III déchira le papier et répondit
que, en raison de ce que disait ce jeune homme et à cause
de l'intercession du Saint-Siège, il ne songeait plus à faire
la guerre au duc de Savoie. Telle fut, pour le duc Charles-
Emmanuel, la dure expiation du traité de Brusol ^.
Se retournant alors du côté du gouvernement français,
le duc de Lerme fit savoir aux ministres de la reine que le
cabinet de Madrid serait disposé à envisager la question du
mariage au point de vue de l'union de Louis XIII et de
l'aînée des infantes, la princesse Anne. Cette nouvelle fit,
à proprement parler, bondir de joie Marie de Médicis ; elle
se montra profondément surprise que Ton se fût résolu, à
Madrid, à lui donner l'aînée, et elle déclara à l'ambassadeur
Botti qu'elle en avait toujours été comme amoureuse et que,
1. Brèves, 22 décembre; ambass. vénit., 29 dcc. 1610.
2. Archives de la maison de Savoie. Filiberto al diica, 22 gennaio
16 1 1 . Lettere principiy ma:^^o XIV.
254 ^^ MINORITÉ Di: LOUIS XIII.
pour cette raison, elle avait le portrait de la jeune fille dans
son cabinet.
Les événements marchaient plus vite que Marie de
Médicis ne le désirait peut-être. Il était évident qu'en se pré-
cipitant, ils allaient mettre aux prises la régente et les princes,
en défiance desquels un rapprochement avec l'Espagne lui
avait paru la seule voie de salut. Elle saisit toutes sortes
de prétextes pour refuser aux instances de Botii une résolu-
tion définitive qui lui semblait encore prématurée. Elle se fit
invisible, eut mal aux dents, refusa de se prononcer avant
le retour des princes à la cour, et ces atermoiements parurent
un instant inquiétants à l'agent Botti.
Enfin, Soissons et le prince de Condé, qui s'était également
retiré, ayant consenti à revenir auprès de Marie de Médicis,
la reine leur fit part du projet de mariage avec l'Espagne. Ils
furent unanimes à lui répondre : qu'elle avait imprudemment
publié son intention, de manière à s'aliéner tous ses amis et
en France et hors de France, qu'il ne leur semblait pas que
la reine, dans le temps présent, eût pouvoir de ce faire, sans
réunir les Etats généraux; que les Espagnols ne cherchaient
que des alliances, au besoin avec la Savoie, pour arriver à
la destruction de ce royaume; qu'ils cherchaient à abuser et
à aveugler Sa Majesté en l'alléchant par la promesse de la
première infante, alors que tout récemment encore ils ne
voulaient même pas lui donner la cadette. La reine fut émue
de ces représentations, pour combattre l'effet desquelles
Botti dut solUciter de la cour d'Espagne l'autorisation pour
Cardenas de passer au besoin une écriture secrète en vue
du mariage, avec la promesse qu'elle serait ratifiée dans un
temps déterminé. Cet ordre vint; mais la reine, pour plus
de sûreté, demianda que l'acceptation du mariage eût pour
corollaire la formation d'une ligue défensive entre la France
et l'Espagne *.
I. Matteo Bolti, 2Ô janvier iGii.
POLITIQUE EXTÉRIEURE. 255
On s'expliquera maintenant, par les raisons tirées de la
politique étrangère de la régente, non moins que par celles
que nous avons déduites delà politique intérieure, pourquoi,
au moment où nous en sommes arrivés, le duc de Sully,
abreuvé d'ennuis et de dégoûts, se retira des affaires.
On ne pouvait assez compter sur les huguenots, qui retrou-
vaient en lui un chef, pour juger prudent de conclure avec
l'Espagne avant l'assemblce générale qu'ils devaient tenir
en l'année 1611. Le gouvernement de la régente remit donc,
sur la proposition de Villeroy, les résolutions dernières
après cette assemblée ^
Une nouvelle difficulté venait de se produire. Le duc de
Savoie, passant des plaintes, relativement au mariage d'Es-
pagne, à des démonstrations effectives, faisait passer les Alpes
à ses troupes. Les soldats de Savoie, après avoir franchi le
Saint-Bernard, s'arrêtèrent dans la direction de Genève, et le
maréchal de Lesdiguières écrivait qu'il ne savait si c'était
cette ville ou une autre place que le duc voulait attaquer.
C'est évidemment Genève que visait Charles-Emmanuel;
à plusieurs reprises, il avait tenté de s'emparer de cette
ville par surprise, en 1582, en 1588 et enfin le 23 dé-
cembre 1602, bien qu'elle eût été déclarée comprise dans le
traité de Vervins et que le traité de Lyon plus récent fût
encore pour cette petite république une garantie nouvelle.
Mais le duc avait coutume de dire qu'aucun prince ne pou-
vait se considérer comme maître de la Savoie, s'il n'avait
point Genève. Les arguments de droit sur lesquels il fondait
ses prétentions sont résumés dans un écrit conservé à la
Bibliothèque nationale dont voici le sens : « Le comté de
Genève est un fief impérial dépendant de l'ancien royaume
de Bourgogne. Les comtes de Genevois y ayant renoncé,
les évêques de la ville voulurent s'arroger le titre de princes
et souverains de Genève. Mais cette prétention ne s'appuie
I. Matteo Bottj, 25 janvier, 16 février 1611.
2:»0 LA MINORITE DE LOUIS XIII.
sur aucune bulle impériale ou ne s'appuie que sur des bulles
fausses. Ce sont d'ailleurs les ducs de Savoie qui nomment
les évêques de Genève; ceux-ci ne peuvent être comtes au
détriment de celui qui les nomme. Q.ue si on invoque le
droit de la commune, ce n'est, au vu et au su de toute la
chrétienté, qu'un ramassis de rebelles et de païens. Le
comté de Genève appartient en droit aux ducs de Savoie qui
en ont été investis par une bulle impériale de 1077; ils en
ont eu la continuelle possession, y ont entretenu des baillis
et fait battre monnaie. Les citoyens et habitants de Genève
les reconnaissent pour leurs princes; et Louis XI, dans un
édit du 20 octobre 1462, appelle le duc de Savoie naturel
seigneur de Genève '. »
Quels que fussent les desseins du duc de Savoie, il est
certain que cette manifestation armée était une protestation
contre le mariage d'Espagne. Il y eut grand émoi à la cour.
Les compagnies de chevau-légers entretenues à l'effectif de
90 hommes reçurent Tordre d'être rendues le 18 mars en
Bourgogne aux confins de la Bresse. Le baron de Luz,
lieutenant en cette province, dut partir immédiatement. Le
duc d'Épernon ayant été parler de l'affaire à M.Jacob, celui-
ci répondit << que le duc son maître n'avait aucune intention
mauvaise, et qu'il en était tellement sûr, qu'il consentait à
perdre la tête et l'honneur, si le contraire arrivait ». La reine,
raisonnant le soir sur cette conversation, déclara « que le duc
trompait ce bon vieux, afin de la tromper elle plus facilement " » .
Ce qui, en toute cette affaire, était évidemment fort grave,
c est que l'on soupçonnait l'Espagne d'être de connivence
avec la Savoie dans cette entreprise dirigée contre la capitale
des hérétiques et pour laquelle on disait que le pape avait
donné de l'argent ". Villeroy alla trouver don Innico pour lui
1. Sommaire des droits et raisons de Son Altesse Sérénissime le duc
de Savoie sur la ville de Genève (n° 3 804, fonds français).
2. Scip. Ammirato, 28 février 1611.
3. Matteo Botti, 5 mars 1611.
POLITIQUE EXTERIEURE. 2D7
déclarer que, si le duc poussait plus avant. Sa Majesté vou-
lait aller à Lyon avec le roi son fils et qu'elle faisait prier
l'ambassadeur de vouloir bien l'accompagner. Don Innico
répondit qu'il suivrait la reine et la servirait en toutes
choses *.
Etant admis que le but de l'Espagne était de brouiller
complètement la Savoie avec la France, il faut avouer qu'elle
réussissait admirablement en engageant le duc de Savoie
dans cette fâcheuse prise d'armes. Les esprits étaient si
montés à la cour de France, que le jeune roi, pris d'une
ardeur belliqueuse, déclarait, comme en se redressant sur
ses ergots, dans le cabinet de la reine, devant de nom-
breux témoins, que jusqu'au moment de monter à cheval
le temps lui semblerait durer plus de mille ans; et, courant
à une glace, après s'y être regardé, il se tourna vers les
assistants en disant qu'il se croyait deux fois plus grand
depuis que l'on parlait de cette guerre'. Le gouvernement
dépêcha en toute hâte auprès du duC; Barrault, ancien secré-
taire à Madrid, et l'ambassadeur savoisien lui envoya TrogUu
pour l'avertir des conséquences de sa démonstration. En
même temps des huguenots prenaient les armes pour aller
au secours de Genève. Les Suisses concentrèrent 10000 hom-
mes. Lesdiguières se rapprochait de la ville menacée ".
La question du départ de la reine et du roi pour la fron-
tière fut sérieusement agitée. Ceux qui s'y opposaient faisaient
I. Scip. Ammirato, 82 février 1611. B. Z., De dissolutione..., append. X.
•2. Mons II Clero (La Ville-aux-Clercs) mi racconto una vivacita del
Re in queste nuove di giierra. che è stata, che rasçionandone nel suo
gabinetto alla presen:{a di molti siguori, sua maesta galla^:jando mos-
trava desiderio; et che gli paresse mille anni di essere a cavallo, et
che andato correndo alla volta di uno specchio, et riguardatosi, si volto
a circostanti con dir loro, che gli pareva di poi che se ne era com-
minciato a ra'^ionare, di essere cresciuto il doppio di quel che era
prima. Scip. Ammirato, 3 mars 1611.
3. Ha ben detto sua Maesta discorrendo che duca de Savoia haveva
una bella fatica a pigliar Ginevra poichè li Svi:^:^eri si mettevano
alVordine per andarla a soccorrere et che saranno in numéro di dieci
mila, et che ella ha ordinato alVAldighicra che pigli un passo vicino
a quella citta per impedirlo a Savoia. Scip. Ammirato, 4 mars 1611.
17
2 58 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
valoir que, si le duc de Savoie s'obstinait, c'était un signe ou
que l'Espngne le secondait, ou qu'il avait des intelligences en
France. Dans l'un et l'autre cas, il ne convenait pas que
Leurs Majestés sortissent de la capitale qui leur était si affec-
tionnée. Car, en dehors d'elle, il serait moins difficile à des
gens malintentionnés de mettre à exécution de mauvais des-
seins contre leurs personnes. Dans le cas où les princes
feraient cause commune avec le duc de Savoie, ils pourraient
plus aisément soulever Paris en l'absence de Leurs Majestés
que si elles y restaient. Il importait autant de conserver cette
ville que le reste du royaume; car toutes les cités « suivent le
mouvement donné par elle, par ce grand chaos ». De plus,
l'Espagne étant de connivence avec la Savoie, elle jetterait
peut-être la Flandre sur la Picardie; à Paris on serait plus à
proximité que partout ailleurs pour la défendre.
Ceux qui soutenaient l'idée du départ de la reine et du
roi pour l'armée disaient qu'il fallait à tout prix empêcher
un prince de prendre le commandement de Tarmée * et par-
ticulièrement le prince de Condé, qui l'avait revendiqué et
dont on connaissait la nature perfide et les dispositions équi-
voques. Personne ne commandant en la présence du roi, on
pourrait, s'il allait à Lyon, nommer comme lieutenant un
brave serviteur tel que le maréchal de la Châtre. Avec un
bon gouverneur, Paris, qui était une ville si fidèle, ne bou-
gerait pas -.
Telles étaient les opinions en présence : Jacob, effaré,
renvoyait son fils à Turin, tout en se lamentant de ce que
la reine manquât à]sa parole; en ce qui concernait le mariage,
il affirmait que le duc ne voudrait point troubler par les
armes la paix du royaume. Mais il ne se gênait pas pour dire
que, si Son Altesse avait écouté les avis qui lui venaient de
1. Questo importa conservarlo quanto il resto del Regno, poichè tutte
le citta si governono seconda il vioto di questa, di questo gran caos^
— Scip. Ammirato, 4 mars 161 1.
2. Scip. Ammirato, 4 mars 161 1.
J
POLITIQUE EXTÉRIEURE. 2 59
Rome et de Florence, il n'aurait point été trompé par Sa
Majesté; car on lui écrivait d'un côté et de l'autre que la
reine de France se moquait de lui '.
Le mercredi 2 mars fut tenu un conseil en présence du
roi. On y résolut une levée de 6 000 Suisses et commission
à cet effet fut envoyée à M. de Refuge, ambassadeur en
Suisse, mais avec la réserve d'attendre de nouveaux ordres
pour y procéder. Un courrier exprès fut envoyé au maré-
chal de Lesdiguières, pour lui enjoindre de tenir prêts
3 000 hommes, qu'on jetterait au besoin dans Genève. Pour
ne donner à la ville aucune appréhension, ces hommes seraient
tous protestants ^ D'Alincourt et le grand écuyer de Belle-
garde allèrent rejoindre leurs postes : le premier à Lyon, dont
il était gouverneur; et le second dans sa province. Le départ
du roi fut donc tout au moins ajourné. . i
Sur ces entrefaites, passa à Paris un ambassadeur de
Savoie se rendant en Angleterre, le comte de Ruffia; nous
verrons plus tard à quelle intention. L''ambassadeur vénitien,
qui ne paraît pas bien informé sur ce point, prétend qu'il
fut bien reçu de la reine. Ammirato raconte bien différem-
ment cet épisode. D'après lui, le comte de Ruffia fut reçu
en audience au moment où la cour allait se transporter à
Saint-Germain; il exprima son étonnement de ce que Sa
Majesté pût croire que son maître nourrissait de mauvaises
intentions contre le royaume de France, et voulait venir les
armes à la main. La reine répliqua qu'il n'y avait pas Héu
de s'étonner; car c'était une chose visible à l'œil nu. L'am-
bassadeur ayant insisté en disant que Sa Majesté ne pouvait
pas croire cela, étant données surtout les assurances for-
melles de Jacob, la reine éleva la voix en disant que le duc
trompait l'ambassadeur afin de la tromper elle, comme il
l'avait déjà fait si souvent. Ces paroles furent entendues de
l'assistance et répétées après par Marie de Médicis:;e.lje-
.uôt
1. Scip. Ammirato, 4 mars 1611. '. ,'■
2. Ambass. vénit. Foscarini, 9 mars 1611.
26o LA MINORITi: DE LOUIS XIII.
même. Le comte de Ruffia ne nia point d'ailleurs, dans ses
entretiens avec les autres ambassadeurs, que des troupes du
duc de Savoie eussent passé les Alpes; mais il déclara que ce
n'était pas à une fin plutôt qu'à une autre, et il ne se cacha
pas pour dire que la meilleure intelligence régnait entre la
Savoie et TEspagne et que les Espagnols qui se trouvaient
en Savoie seraient les premiers à marcher avec le duc *.
Le duc de Savoie ne fut pas heureux dans une tentative
dont le but, quel qu'il fût, ne pouvait être atteint sans porter
préjudice aux intérêts ou à la tranquillité de la France. La
nature lui fit obstacle : car les neiges du mont Cenis, hautes
de dix pieds, retardèrent le passage de ses troupes et don-
nèrent ainsi au gouvernement français le temps d'aviser.
Puis, quand cette petite armée, péniblement concentrée,
se présenta au pont de Gresin pour se porter sur le terri-
toire de Genève et du Valesan, le baron de Luz leur fit
rebrousser chemin par la force ". Voyant l'afiairc manquée,
Charles-Emmanuel donna l'assurance que tout s'arrangerait
pacifiquement.
En efi'et, Jacob reçut l'ordre de rester à Paris, et le duc
de Savoie fit annoncer qu'il commençait à désarmer. Cepen-
dant le baron de Luz, qui ne le perdait pas de vue, faisait
savoir que le pont de Gresin continuait à être menacé et
que les cavaliers bourguignons, licenciés pour la forme par
Son Altesse, continuaient à recevoir sous main leur solde.
On n'ignorait pas non plus que des levées de gens de pied
et de cheval se faisaient dans le Luxembourg au compte de
Charles-Emmanuel. L'ambassadeur d'Espagne et celui des
Pays-Bas déclaraient que le duc ne recevrait d'eux aucun
appui et le baron de Luz, auquel on envoyait des renforts,
répondait de tout ^ Mais la reine tenait surtout à ce que le
1. Scip. Ammirato, 7 mars 1611. — Ambass. vénit. Foscarini, 2 mars
lOii.
2. Ambass. vénit. Foscarini, 2 mars 1611.
3. Ambass. vénit. Foscarini, 22 mars 1611.
POLITIQUE EXTÉRIEURE. 20 I
duc accomplît entièrement sa promesse avant l'assemblée
des protestants. Elle lui adressa, pour cet objet, M. de la
Varenne, muni d'arguments de toute nature : il portait à
Charles-Emmanuel la confirmation de sa pension de
100 000 écus par an; quant au mariage, il devait dire que
l'intention du gouvernement français était d'accomplir tout
ce qu'avait promis le roi mort; mais qu'il fallait attendre
que le nouveau roi fût en âge. On pouvait ainsi espérer
que le duc en arriverait de lui-même à renoncer à cette
espérance subordonnée à une si longue attente. La reine
parla très rigoureusement à Jacob relativement au désarme-
ment, en faveur duquel le nonce et l'ambassadeur d'Espagne
lui offrirent plus ou moins sincèrement ses bons offices
et, au besoin, des manifestations plus énergiques de leurs
gouvernements *.
Mais les promesses du Savoyard n'étaient encore qu'un
leurre. Un avis authentique fit connaître à Marie de Médicis
que Charles-Emmanuel restait en armes, dans la croyance
qu'à l'occasion de leur assemblée, les huguenots devaient
très prochainement faire naître des troubles dans le royaume.
Dans cette hypothèse, la reine étant forcée de réprimer
leur insolence par les armes, le moment serait favorable au
duc pour attaquer Genève sans attirer sur lui les foudres de
la France. Jacob s'efforça de démentir ce bruit et de dissiper
ce soupçon. Il se rendit à Fontainebleau, où s'était trans-
portée la cour vers le milieu d'avril. Dans ses conversations
avec Villeroy et avec la reine il affirma que son maître
désarmerait complètement quand l'exemple en aurait été
donné par les Bernois, alors sur le qui-vive pour la protec-
tion de la liberté helvétique menacée à Genève ; il s'efforça de
justifier les intentions du duc et attaqua de nouveau, contre
toute espérance, la question des mariages, se berçant de
l'illusion qu'il pouvait encore y avoir à la cour de France
I. Ambass. vénit, Foscatini, 20 avril 161 1. Cf. B. Z., De dissolutione...,
append, XII. — Scip. Ammirato, 26 avril 1611.
202 I.A .MINORITE DE LOUIS XIII.
quelque prince pour soutenir le parti de Savoie. La reine
continuait à faire la sourde oreille sur cette matière, mais
insistait avec plus de force que jamais sur le désarmement
du duc, voulant ôter aux huguenots tout sujet de plainte
ou de suspicion, et elle commanda expressément à M. de la
Varenne de ne point retourner à Paris avant d'avoir con-
staté que Charles-Emmanuel s'était exécuté; pour plus de
sûreté, elle lui prescrivit de voir en passant le maréchal de
Lesdiguières et de s'entendre avec lui. En même temps la
reine donna l'ordre à Villeroy de s'aboucher avec Jacob et
de faire en sorte que le duc et les Bernois en arrivassent à
déposer simultanément et complètement les armes *.
La mission de la Varenne réussit. Le 29 mai il était de
retour de Turin. La cour, qui était revenue à Paris pour le
jour anniversaire de la mort de Henri IV, était déjà repartie
pour Fontainebleau. Sans mettre pied à terre La Varenne
l'y suivit. Il fut immédiatement introduit auprès de la reine,
et, en entrant, lui dit à haute voix, de manière à être
entendu de tous : « Madame, j'ai pleinement exécuté vos
commandements; le duc a désarmé et s'est conformé au
désir de Votre Majesté ». Puis il s'approcha d'elle et lui
raconta les particularités de sa négociation. Il lui exposa les
plaintes que le duc de Savoie lui avait confiées en le priant
d'en faire part à la régente. Charles -Emmanuel lui avait
rappelé le passé, les dépenses et les périls auxquels il s'était
exposé pour avoir adhéré aux idées du feu roi. Il s'en était
dédommagé pour une grande part, disait-il, par l'espérance
d'un mariage qui lui avait paru devoir affermir sa situation
et garantir sa sécurité; mais maintenant, n'ayant à se repaître
que d'illusions d'une part, et se trouvant en révolte ouverte
contre l'Espagne^, il priait la reine de prendre en considération
son état et d'envisager la nécessité qui le contraindrait fina-
lement à prendre une résolution de nature à l'assurer contre
I. Ambass. vénit. Zeni, 4 mai 1611.
POLITIQUE EXTÉRIEURE. 203
tout danger. Sa Majesté n'avait qu'à mettre en balance les
bons ou les mauvais effets qui pouvaient résulter de l'adhé-
sion d'un duc de Savoie à un parti plutôt qu'à un autre;
aussi la priait-il de vouloir bien, en tenant compte de sa
bonne volonté si complète, le consoler par des effets con-
formes à des promesses solennelles et dignes de son âme
royale.
La pointe de la menace était à peine déguisée sous
l'abondance de ces protestations, et l'on pouvait bien
reconnaître, aux allusions faites à la situation intérieure du
royaume et à la mention même de ces forces que le duc
pouvait, disait-il, mettre en quelques heures, ainsi que sa
personne, au service de Sa Majesté, le vieux conspirateur
toujours prêt à susciter des troubles chez ses voisins pour en
tirer profit. M. de la Varenne eut beau assurer la régente
qu'il avait remarqué chez le duc la volonté bien arrêtée de
rester étroitement uni avec la couronne de France, Marie
de Médicis, qui se souvenait des tristes jours des conspira-
tions de Biron et d'Entragues, se contenta de féliciter son
envoyé sur l'heureux accomplissement de sa mission.,
La Varenne rapportait en effet un traité en due forme, aux
termes duquel le duc de Savoie s'engageait à désarmer,
tandis que d'autre part la régente lui garantissait sa sûreté
personnelle, ainsi que l'intégrité de ses possessions \
Dans la pensée de la régente, c'était déjà Textrême limite
des concessions qu'elle entendait faire à l'allié de la der-
nière heure du roi Henri IV. Pour Charles-Emmanuel, ce
n'était qu'une nouvelle base d'opérations qui lui permettait
de reprendre la campagne matrimoniale dont il envisageait
encore le succès comme possible. La Varenne avait été
suivi de près par un courrier qui remit à l'ambassadeur
Jacob, de la part du duc de Savoie, l'ordre de renouveler
ses instances en faveur du mariage autrefois projeté, si La
I. Sol. della Marguerita, Traités publics de la Maison de Savoie^
t. I, p. 288. — Ambass. vénit. Nani, 14 juin ibii.
264 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
Varenne jugeait qu'une nouvelle ouverture dans ce sens fur
opportune ; et, dans le cas contraire, de demander au moins
quelque honnête satisfaction pour les excessives dépenses
auxquelles il avait été entraîné. La Varenne dissuada Jacob
de remettre en avant, pour le moment, la question de
mariage, connaissant la résolution prise par Marie de Médicis
de ne s'engager à rien et de gagner du temps; quant à
l'indemnité réclamée par Charles-Emmanuel, on ne pouvait
en prendre la demande au sérieux; ce n'était pas au gou-
vernement français de payer les frais d'armements en face
desquels il avait été contraint de mettre sur pied ses propres
forces.
Le résultat le plus clair et le plus avantageux que la
régente pouvait tirer de ses négociations avec Turin était
de la placer en face des protestants, les mains libres en
apparence de tout engagement, et sous le coup d'un succès
diplomatique favorable à leur situation en Europe. Elle
espérait, par ce moyen, leur montrer l'inanité de leurs
inquiétudes et apaiser leurs griefs. Mais ce n'était, en somme^
qu'un expédient pour masquer le but que s'assignait désor-
mais d'une manière inébranlable sa politique : le rappro-
chement intime avec l'Espagne.
IX
L'ASSEMBLEE DE SAUMUR
Pendant le séjour de la cour à Fontainebleau, le gouvernement fran-
çais se rapproche visiblement de celui de Madrid. — Concurrence
de Matteo Botti et de l'ambassadeur espagnol don Inigo de Cardenas
pour la réussite de l'alliance franco-espagnole. — Célébration mes-
quine de l'anniversaire du décès de Henri IV. — L'hôtel du mar-
quis d'Ancre au milieu de l'année 1611 paraît être le centre des
affaires et de la faveur. — Nature de l'influence de Concini à cette
époque. — Les deux époux semblent se désintéresser complètement
de l'affaire des mariages espagnols. — Le gouvernement d'Amiens
donné par la reine au marquis d'Ancre. — Il n'est pas l'auteur
principal de la chute de Sully. — Nécessité de calmer les protes-
tants irrités de la disgrâce du principal d'entre eux. — Affaire de
M. de Boisse, gouverneur de Bourg en Bresse, et de M. le Grand,
gouverneur de la province. — Convocation de l'assemblée triennale
des protestants. — Malgré les imprudences de Botti, il faut laisser
sommeiller l'affaire des mariages espagnols pendant la durée de
cette assemblée. — Sully demande à s'y rendre. — La cour le fait
secrètement menacer d'une revision de ses comptes. — L'assemblée
se réunit à Saumur. — Sully s'y présente. — La cour lui oppose
l'influence du duc de Bouillon. — La présidence est déférée à
Du Plessis-Mornay. — Aigres doléances de Sully. — Requêtes de
l'assemblée à la couronne. — La question des intérêts particuliers
de Sully est tenue en réserve. Les commissaires du gouvernement
insistent pour que l'assemblée procède à l'élection de ses députés.
— L'assemblée envoie à Pans une délégation chargée de présenter
ses cahiers. — Convocation des princes et membres du conseil
absents. — Réponse dilatoire faite par la reine aux délégués. —
Leur retour à Saumur. — Messages comminatoires et mesures
prises pour amener la dissolution de l'assemblée. — Résistance de
Sully. — Il est abandonné. — L'assemblée se sépare le 12 septembre
après l'élection de ses députés. — Le jeu des intérêts particuliers
toujours actif pendant la tenue de l'assemblée. — Dispersion des
2 66 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
princes et grands seigneurs dans leurs gouvernements au milieu
de Tannée lôii. — Le duc de Guise en Provence. — Voyage du
prince de Condé dans le centre et en Guienne. — Ses démêlés et
sa reconciliation avec le duc d'Épernon. — Son attitude hostile aux
huguenots. — A Bordeaux il cause des enibarras au gouvernement.
— Contiit du duc de Guise et du duc d'Epernon revenus à la cour.
— Intervention conciliante du duc de Mayenne. — Ferme déclara-
tion de la reine aux députés huguenots. — L'édit de Nantes main-
tenu et améliore. — Dernières manifestations d'opposition de Sully.
— Sa cause ne trouve plus de défenseurs. — Il rentre dans
l'ombre. — Rôle familier du marquis d'Ancre. — Ses démêlés avec
le comte de Saint-Pol à propos de la possession de la citadelle
d'Amiens. — lerminaison de l'affaire de Bourg en Bresse.
Le séjour de la cour à Fontainebleau pendant les fêtes de
Pâques de l'année 1611 ne fut pas une retraite assez silen-
cieuse et discrète pour que rien ne transpirât au dehors des
secrets desseins de Marie de Médicis. Elle avait cependant eu
soin de n'emmener avec elle qu'un très petit nombre de
princes et de courtisans *.
Le marquis d'Ancre et sa femme étaient eux-mêmes restés
à Paris. Il ne s'en produisit pas moins une manifestation
significative. Le général de Philippe III aux Pays-Bas, le
marquis Spinola, passant par la France pour s'en retourner
en Espagne, se rendit à Fontainebleau pour baiser la main
de la reine et du jeune roi, après avoir accepté l'hospitalité
du prince de Condé dans son domaine de Clermont-sur-
Oise et s'être vu, à Paris, l'objet d'une magnifique réception
de la mère et de la femme du prince ■. Cette démarche, qui
ôtait aux prévenances de la maison de Condé pour le général
espagnol ce qu'elles avaient de légèrement offensant pour
la régente, pouvait être considérée comme l'indice du rap-
prochement intime qui s'opérait entre le gouvernement
français et celui de Madrid, au grand déplaisir, à ce moment,
du prince de Condé lui-même.
L'ostentation que mit l'ambassadeur extraordinaire Matteo
1. Scip. Ammirato, 21, 29 mars 16 n.
2. Scip. Ammirato. — Ambass. vénit., 6 avril 161 1.
l'assemblée de saumur. 267
Botti à s'acquitter, avant son départ, de la cérémonie si long-
temps retardée par le gouvernement de Florence des con-
doléances pour la mort de Henri IV *, et l'empressement trop
marqué avec lequel il suivit Marie de Médicis dans la direc-
tion de Fontainebleau accompagné de toute sa suite, cou-
chant à Essonne, s'installant à Moret et réussissant enfin à
déterminer la régente à dépêcher M. Girault pour lui offrir
un logis à Fontainebleau même ^, indiquaient par tout ce
tapage d'un homme habitué à faire plus de bruit que de
besogne, l'intention de profiter de circonstances jugées
par lui favorables pour se démener en faveur de ses des-
seins. On lui donne tout un appartement dans le palais entre
la cour du Cheval-Blanc et la cour du Lac ^, il va à l'audience
de la reine, la suit à la chasse du sanglier, qui ne vient pas
en scène; car les chasseurs ^ le tuent en voulant le faire
sortir des fourrés, et s'en retourne le 13 avril à Paris avec le
train fastueux qu'il jugeait devoir donner un caractère plus
auguste aux diverses missions pour lesquelles il se faisait
accréditer à grands frais auprès de la régente.
Ce n'est pas sans en prendre de l'ombrage que l'envoyé
florentin, qui comptait s'aboucher avec l'ambassadeur d'Es-
pagne, don Inigo de Cardenas, avait appris que celui-ci s'était
établi dans une maison de campagne aux environs de Fon-
tainebleau, que de là il venait à la cour et s'en était absenté
précisément pendant le séjour de la mission itahenne. « Son
Excellence, M. l'ambassadeur d'Espagne, écrit Scip. Ammi-
rato, a trouvé dans cet endroit une source d'eau merveil-
leuse, et, comme il ne boit pas de vin, il s'est installé là
à sa grandissime satisfaction, et, en très bon connaisseur qu'il
est, jugeant cette eau bien préférable à n'importe quelle pré-
cieuse liqueur de Bacchus, il en a envoyé à la reine dans
1. Matteo Botti, 6, 9 avril 161 1; voir les extraits.
2. Scip. Ammirato, 9 avril 161 1.
3. Scip. Ammirato, Matteo Botti, 11 avril 161 1.
4. Scip. Ammirato, 14 avril 161 1.
208 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
deux bouteilles d'argent. Sa Majesté a accepté et agréé le
cadeau, et a fait donner ensuite au gentilhomme qui le lui a
apporté, une chaîne de cent écus. De là Son Excellence s'en
est allée à Melun, localité qui se trouve aussi à trois lieues
de la cour, et j'apprends de M. Girault que, de deux jours
Tun, il va voir M. de Villeroy et négocier avec lui *. »
De toutes ces circonstances, Ammirato tirait assez mécham-
ment pour son chef de file des conclusions fort inquiétantes
au point de vue de l'amour-propre florentin : <' Tout cela, dit-
il, met fort en doute relativement à ce que m'a dit le mar-
quis Concino et à ce que, d'autre part, a écrit d'Espagne le
comte Orso, à savoir que l'ambassadeur veut traiter lui-même
cette affaire des mariages. Je. n'ai pas manqué de faire part
de mes appréhensions à M. l'ambassadeur Botti; il m'a
répondu que Son Excellence n'est pas là pour cette affaire,
mais seulement pour savoir ce que Sa Majesté veut décider
relativement aux affaires de Savoie. Si cela était vrai, il n'y
auraitpasdemal. Mais ce n'est pasabsolument vraisemblable. »
Botti devenait de plus en plus la mouche du coche impor-
tune, et pour avoir voulu se réserver à lui seul toute la
négociation, elle commençait à lui échapper entièrement.
Le nonce du pape se plaignait de lui avec vivacité. « Contre
les ordres qu'il a reçus de là-bas, disait-il à Scip. Ammirato,
il me tient à l'écart avec une incroyable rigueur, et certes
s'il m'avait fait des communications, on aurait commis
moins d'erreurs, et les choses seraient sans doute en meil-
leurs termes. Suivant mon opinion, il n'y a rien de fait, et
certes il faut qu'à Florence ils soient de bien facile créance ^ »
Le sieur Botti disait cependant à qui voulait l'entendre que
tout était fini et qu'il comptait bien partir la première
semaine de juin. Il était sans doute fort loin de compte;
mais la question des mariages espagnols avait évidemment
été remise sur le tapis à Fontainebleau, et les renseigne-
1. Scip. Ammirato, 26 avril 161 1.
2. Ibidem.
l'assemblée de saumur. 269
ments indirects que Botti recueillit de côté et d'autre après
son voyage lui permirent d'affirmer que les résolutions défi-
nitives seraient remises après la session de l'assemblée des
huguenots *.
En attendant, la cour, dès le commencement de m.ai, se
prépara à revenir à Paris pour la célébration du triste anni-
versaire de la mort de Henri IV, et le conseil, la précédant,
se transporta dans la capitale. La reine se fit désirer ".
Le 1 1 mai on l'attendait à Paris pour l'heure du déjeuner.
« Mais, écrit Scip. Ammirato, comme il fait très froid, elle
n'aura pas voulu se lever dès l'aube, d'autant plus qu'elle
s'est purgée la semaine dernière ^ » Elle n'arriva que le
mercredi 11 au soir. Le samedi 14, le roi et la reine mère
allèrent aux Feuillants, où le bout de Tan fut célébré. De
nombreuses messes furent dites ; chaque ordre religieux avait
envoyé à cet eff"et un certain nombre de prêtres. La reine,
qui assista à tout l'office avec les princesses et presque toute la
cour, se trouva mal pendant la cérémonie et versa des larmes.
Revenue au Louvre, elle s'enferma dans ses appartements
pendant la matinée.
L'impression générale fut cependant que la solennité
n'avait pas été à la hauteur du grand et déplorable souvenir
qu'elle rappelait. Que venait faire l'ombre de Henri IV, que
pouvait désormais l'exemple de son gouvernement si vigi-
lant, si ferme, si profondément national, au milieu d'une
cour divisée, privée d'une direction sûre et où tous les inté-
rêts, grands et petits, s'orientaient dans la direction d'une
faveur que recevait seulement par ricochet un homme
indigne, égoïste et incapable? Si l'on voulait savoir où était
l'influence prédominante, était-ce même au Louvre qu'il
fallait s'adresser? N'était-ce pas plutôt en l'hôtel du faubourg
Saint-Germain où demeurait le marquis d'Ancre?
1. Matteo Botti, i"" mai 161 1.
2. Matteo Botti, lo mai ibii.
3. Scip. Ammirato, 10, 11 mai 161 1.
LA MINORITE DE LOUIS XIII
Le spectacle que nous y présente Scipione Ammirato est
digne de nous arrêter un instant au milieu de cette année
1611, entre les deux séjours de la cour à Fontainebleau. Non
seulement Mme Concini est depuis longtemps malade ; mais
son mari lui-même, qui s'est foulé le pied, est aussi forcé
de garder le lit. La reine va voir la marquise qui semble aller
mieux, la reine Marguerite en fait de même; et le roi qui
est dressé à s'acquitter ponctuellement de ses obligations
charitables, après avoir touché les malades des écrouelles
dans la cour du Louvre, « au milieu d'un grand concours
de peuple et avec beaucoup de grâces, comme il sait
faire toutes choses », dit l'ambassadeur vénitien, se trans-
porte au chevet de Concini \ Tout semble graviter autour
des impudents favoris. « Mme Concina, dit Scipione Am-
mirato, n'est pas encore guérie du mal qui la tient depuis
plusieurs semaines; car ses évanouissements se reproduisent
encore fréquemment », et bien qu'il n'y ait pas un danger
manifeste, sa mauvaise complexion ne laisse aucune sécurité,
et, comme le disait le marquis Concino, qui m'a fait l'hon-
neur de m'inviter à déjeuner samedi, cette pauvre femme
est la martyre des médecins. Son Excellence ne l'abandonne
presque jamais. Aussi le Louvre le voit-il fort peu; il n'y
va que le matin pendant deux heures, et le reste du jour et
de la nuit il reste ici au faubourg, où l'on peut se rendre
bien nettement compte de la grandeur de ce seigneur. Car,
à quelque heure que Ton arrive à cette maison, elle est tou-
jours pleine de cavaliers et de grands seigieurs, et les princes
eux-mêmes ne dédaignent pas d'y venir faire visite; parmi
eux on remarque surtout le comte de Soissons. En somme,
il n'est pas, dans cette cour, quelqu'un qui ait plus de crédit
et de cortège ". »
On se méprendrait cependant si Ton voulait attribuer à
Concini une aptitude quelconque, et, à ce moment-là, une
1. Ambass. vénit., 6 juin. — Scip. Ammirato, 23 mai 161 1.
2. Scip. Ammirato, io mai 1611.
l'assemblée de SAUMUR. 27 1
'/
prétention soutenue à diriger les affliires de l'Etat, au sens
élevé de cette expression. Il ne fallait lui demander rien de
ce qui exige du travail, de Tapplication, des connaissances
et de la prévoyance. De graves questions de politique étran-
gère, des crises intérieures qui allaient à une bien autre pro-
fondeur que les agitations superficielles des intérêts de cour
avaient été résolues, non pas en dehors, mais à côté de lui.
Le renversement du système politique de Henri IV par la
double alliance matrimoniale avec l'Espagne, combinaison
étudiée même avant la régence de Marie de Médicis, et alors
évidemment sur le point d'aboutir, n'est pas une conception
qui lui ait appartenu en propre, bien qu'il s'y soit énergi-
quement rallié pour complaire à la régente et s'associer à
l'œuvre de réaction contre le gouvernement précédent.
Cette politique, après tout défendable, résultait des incli-
nations personnelles de Marie de Médicis et de la direction
qu'imprimait visiblement à la conduite des affaires extérieures
l'influence très puissante des conseils venus de Florence.
Pour la suivre avec efficacité et pour en atténuer les incon-
vénients, il fallait des ministres expérimentés tels que le vieux
Villeroy. Concini était au courant de la négociation; il n'en
tenait pas les fils. D'ailleurs, lui et la marquise n'attachaient
qu'une importance médiocre à tout ce qui ne concernait pas
directement leurs intérêts personnels. Pendant le premier
séjour que la cour fit à Fontainebleau au mois d'avril léii,
alors que la marquise était restée à Paris per purgarsi et
bagnarsi, le secrétaire Scip. Ammirato, dont nous connais-
sons les informations relatives aux fréquentes entrevues de
l'ambassadeur d'Espagne, don Inigo de Cardenas et de Vil-
leroy, s'imaginant non sans raison que les négociations rela-
tives aux mariages espagnols se poursuivaient en dehors
de l'envoyé spécial du grand-duc, Matteo Botti, alla rendre
visite à la marquise et lui fit part de ses soupçons.
Mme Concini eut l'air fort étonnée de cette confidence et
répondit en personne peu au courant de cette aff'aire : qu'il
272 LA MINORITE DE LOUIS XIII.
n'y avait pas d'inquiétude à avoir; que la reine, dans ses
conversations, s'était toujours montrée disposée à conserver
son rang au grand-duc, si l'on en venait à la conclusion des
choses; que, du reste, elle parlerait à la reine quand celle-ci
serait de retour à Paris *.
Cette courte indication et une autre dont il résulte que
le marquis d'Ancre vantait à tout propos les avantages de
l'alliance avec Philippe III, sont à peu près les seules traces
que nous trouvions, dans les dépêches florentines, d'une
intervention des deux époux dans les négociations des
mariages espagnols. En revanche, Concini se payait grasse-
ment des petits services qu'il avait rendus, par de nouveaux
accroissements d'honneurs et de puissance. Il acheta les
gouvernements de Péronne, Roye et Montdidier en Picardie,
se fit nommer lieutenant du roi dans cette province, et,
pour s'y implanter plus solidement encore, il négocia l'achat
du gouvernement d'Amiens avec M. de Trigny, qui en était
titulaire. Concini offrait 125 000 francs; il n'eut pas même à
les débourser, car M. de Trigny mourut, et la reine donna
gratuitement la charge au marquis Concino. « D'où l'on peut
conclure que Dieu protège ce seigneur, écrit Scip. Ammi-
rato, puisque n'ayant pas acheté ce gouvernement pour je
ne sais quels motifs un de ces derniers mois, il l'a eu main-
tenant pour rien. Comme Amiens est la cité et forteresse
principale de la Picardie, on peut dire que le sieur marquis,
en étant lieutenant royal de cette province et en y détenant,
outre son marquisat, d'autres places, est maître de tout, et,
à l'occasion, peut faire la barbe au gouverneur de la pro-
vince '. »
En considérant la direction donnée aux affaires intérieures
on reconnaîtra que Concini sans doute ne fut pas étranger
à la retraite du surintendant des finances; mais on sait qu'il
se serait fort volontiers entendu avec lui et qu'il aurait
1. Scip. Ammirato, 26 avril iGii.
2. Scip. Ammirato, 19 février. 22 juin lôii.
l'assemblée de SAUMCR. 2/3
usé de son crédit pour le maintenir aux affaires, si l'ami de
Henri IV avait consenti à une association qui répugnait
à sa conscience. Le marquis d'Ancre ne lui fit pas une
guerre ouverte; il le ménagea au contraire le plus longtemps
possible. A lui seul, d'ailleurs, il n'eût pas réussi à le renver-
ser, et il fallut une entente générale de la reine, des princes,
des ministres, unis par le commun désir d'avoir les coudées
franches dans le maniement des finances et la direction des
aff"aires politiques, pour que le marquis se décidât, par une
intervention d'ailleurs tardive, à lui donner le coup de grâce.
Si le marquis d'Ancre ne joua en réalité qu'un rôle secon-
daire dans cette révolution ministérielle, il faut dire aussi
qu'il ne prit aucune part aux manœuvres assez délicates par
lesquelles il fallut en atténuer les inconvénients pendant tout
le cours de l'année léii.
Privé de la surintendance des finances, du gouvernement
de la Bastille, Sully restait encore gouverneur du Poitou,
grand maître de l'anillerie; et sa chute avait produit un tel
efi"et sur le parti protestant, qu'il en redevint naturellement
le chef, à un moment où le monde réformé s'agitait en
France. Il n'était pas possible de tenir complètement secrètes
les négociations engagées en vue des mariages espagnols,
surtout avec un intermédiaire aussi indiscret que Botti, dont
le zèle exagéré retardait et compliquait les choses, au lieu
de les avancer '. Il avait encore trouvé moyen, pendant que
la cour était à Paris, de se mettre imprudemment en vue,
malgré la mort toute récente de sa mère ", au sujet de
laquelle Marie de Médicis lui faisait porter par Bonneuil de
justes condoléances dont il se vanta et qui étaient comme
une invitation déguisée à se tenir un peu à Técart. Il n'en
fut rien. Non seulement il allait lui-même offrir à la reine
en grand apparat une caisse qu'il avait reçue de Florence et
qui contenait deux habits pour le roi, en drap léger et garnis
1. Scip. Ammirato, 3o mai 1611.
2. Matteo Botti, i" mai iGii.
18
274 ^-^ MINORITÉ DE LOUIS XIII.
d'or, dont la reine se plaisait ensuite à faire l'étalage dans le
grand salon; mais il sollicitait, avec tant d'instance qu'il
était impossible de la lui refuser, la permission de faire faire
les portraits du roi et de madame sa sœur, les commandait à
un peintre <( plus estimé, disait-il, que Scipione Gaetano »,
peintre dont il a oublié de dire le nom, sans négliger cepen-
dant de préciser que ces portraits lui avaient coûté cinquante
écus pièce, et, après en avoir fait faire l'exposiiion au Louvre ,
tout comme celle des beaux habits, en envoyait deux au
duc de Lerme et deux au comte Orso. Ils étaient si bien
réussis, paraît-il, qu'on en détruisit un certain nombre
d'autres qui auraient donné une idée moins flatteuse des
enfants royaux. Quelque temps après^ le courrier Bissi reve-
nait après avoir porté les portraits, qui furent, dit-il, reçus
avec plaisir et en échange desquels on avait promis d'envoyer
ceux des infants espagnols ' . L'ambassadeur d'Espagne n'avait-
il pas raison de se plaindre que le secret fût mal gardé ' ?
Or ces mariages espagnols et ce projet d'alliance avec la
fille de Philippe III semblaient une menace dirigée contre
les protestants. La sortie du conseil d'un des leurs, et du
plus considéré, les laissait sans appui dans le gouvernement.
Depuis longtemps ils s'inquiétaient de voir la cour pencher
de plus en plus ostensiblement du côté des Jésuites.
Lorsque, à la tin de l'année 1610, parut ce livre du cardinal
Bellarmin " qui fut immédiatement supprimé par un arrêt du
Parlement, et dont le premier président de Harlay avait
flétri les doctrines ultramontaines en disant que « c'était un
nouveau couteau pour assassiner le roi ^ », la reine et son
conseil privé, ne voulant pas s'opposer ouvertement à l'arrêt
qui venait d'être rendu, avaient trouvé cet expédient d'auto-
riser la vente du livre par un privilège ou permission quel-
1. Matteo Botti, 3o mai. 3 et 4 juin, 11 juillet 16 11.
2. Scip. Ammirato, 6 juin 1611.
3. Tractatus de potestate summi pontificis in rébus temporalibus.
4. Andréa Cioli, 4 décembre 1610.
l'assemblée de saumur. 273
conque, sans faire mention de la décision contraire des
juges; puis un arrêt du conseil avait suspendu la publication
et l'exécution de Tarrèt du Parlement \ C'était pour le
nonce un triomphe qui ne pouvait manquer de froisser le
parti protestant.
On attribua non sans raison à ces inquiétudes et à ces
susceptibilités un incident fort grave qui eut lieu à la fin
du mois de mars 161 1. Le grand écuyer, M. de Belle-
garde, faisant une tournée dans son gouvernement, après
en avoir visité toutes les places, parut devant la principale,
Bourg en Bresse, qui avait pour gouverneur un huguenot,
M. de Boisse. M. le Grand était à peine arrivé avec son
escorte sur la contrescarpe de la forteresse que force coups
de mousquets furent tirés par la garnison ; quatre morts,
plusieurs blessés restèrent sur le terrain. M. de Boisse était
le seul des gouverneurs particuliers qui ne se fût pas porté
à la rencontre du gouverneur général de la province; il
avait prétexté une indisposition, et lorsque Bellegarde
l'envoya prévenir de sa venue, il essaya de faire comprendre
à son envoyé qu'il ferait mieux de renoncer à ce dessein.
N'ayant pas réussi de cette manière, il s'y opposa par la
force. L'affaire causa beaucoup d'émotion à la cour. On
ne douta point que de Boisse, en proie aux soupçons
dans lesquels étaient depuis quelque temps tombés tous ceux
de sa religion, ne se fût porté à cette extrémité par crainte
de se voir enlever sa forteresse. Il y avait là un symptôme
grave. D'autres gouverneurs protestants de forteresses,
n'ayant pas encore l'occasion de résister ouvertement aux
représentants de l'autorité royale, se fortifiaient. On citait
notamment celui de Châtillon sur Indre, que l'on disait
avoir été épaulé et renforcé par Du Plessis-Mornay ^
L'affaire de Bourg en Bresse tourna plus en douceur
r. Scip. Ammirato, 7, 10 décembre 1610.
2. Ambass. vénit., 6 avril. — Scip. Ammirato, 29 mars. — Botti,
9 avril 1611 (voir le catalogue).
276 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
qu'on n'aurait pu le croire, après un pareil éclat, et reçut
bientôt une solution au moins provisoire. La régente
envoya sur les lieux l'homme des situations délicates,
M. de la Varenne; grâce à son habileté, M. de Boisse con-
sentit à se conformer aux ordres de la reine : il laissa
pénétrer dans sa forteresse M. le Grand et lui jura mênie
fidélité comme au gouverneur de la province '.
Il y avait donc dans les cinq cents églises réformées une
certaine effervescence, quand, sur l'invitation même de la
cour, fut convoquée d'abord à Chàtellerault une assemblée
régulière des députés de la religion réformée, à TefFet de
renouveler leur députation permanente de trois délégués qui
résidaient pendant trois ans auprès du gouvernement pour
servir d'intermédiaires entre leur parti et la couronne. En
attendant la réunion de cette assemblée, le gouvernement
ne voulait arriver à aucune conclusion formelle relative-
ment aux mariages espagnols, car il avait peur des protes-
tants -. Sully, appelé à l'assemblée par ses coreligionnaires,
pouvait facilement y prendre une influence prépondérante
et susciter des embarras à la régente. Les ministres de la
reine crurent parer à ce danger en tenant le duc de Sully
sous la menace discrète, mais assez persistante, d'une revi-
sion de ses comptes. « Ce qui donne le plus d'ennuis à
Sully, écrit Scip. Ammirato, peu de temps après la chute
du ministre, c'est de savoir qu'il y a ici des gens de finances
qui ne font autre chose que de rechercher de quelle façon
les finances ont été administrées depuis dix ans qu'il en a
été le chef. Il a augmenté son bien d'un million et demi,
et davantage, et si l'on trouve des voleries, comme chacun
le dit, on s'arrangera de manière à lui faire son procès et à
le mettre en tout et pour tout à bas, ce qui n'est pas estimé
chose bien difficile ; car il parait que les ministres qui gou-
vernent actuellement, non seulement prendraient plaisir à
1. Scip. Ammirato, 26 avril 1611.
2. Matteo Botti, 16 février, 2 mars iCii.
l'assemblée de saumur. 277
une pareille ruine, mais seraient disposés à la favoriser et à
la fomenter, ainsi que les princes. Le comte de Soissons
s'acharne de tout son pouvoir après lui; et voilà ce que
retirera Sully d'avoir voulu trop dominer et tyranniser *. »
Sully ne se laissa cependant pas intimider, pensant trouver
au sein de ses coreligionnaires un abri assuré contre la tem-
pête; la reine hésitant à décider si elle lui permettrait ou
lui défendrait d'assister à l'assemblée, adopta le moyen
terme de le mander à la cour pour s'expHquer avec lui.
« M. l'abbé du Bois, lisons-nous dans une dépêche de
Scip. Ammirato, qui est venu hier matin chez moi, m'a dit
qu'il avait appris que la reine avait envoyé mander monsei-
gneur de Sully, et hier, étant allé visiter M. de Beaune, il
m'a confirmé la nouvelle, en ajoutant que ce n'était pas
pour une autre raison que celle-ci, à savoir que cet homme,
désespéré du mal qui lui a été fait, et désespéré à la pensée
qu'il en peut recevoir encore davantage, ses ennemis ne
cessant de s'acharner après lui, ne manquait pas de nouer
des trames avec les hérétiques pour tenter quelque nou-
veauté dans leur assemblée, ce qui pourrait peut-être lui
réussir; parce que, outre l'autorité qu'il a, il possède encore
beaucoup d'argent, ayant, à ce qu'on dit, un million d'or
comptant avec lequel il peut leur donner toute espérance
d'aide, en cas de besoin. M. de Beaune m'a encore dit qu'il
pense que Sully n'a d'autre but, en s'attachant à ces trames,
que de montrer qu'il peut faire du mal et s'arranger ainsi
de manière à être estimé davantage en cour, ayant lui-
même connu par expérience que, dans ce pays, on ne tient
compte que de ce qui peut nuire. Et Sa Majesté l'ayant
appelé, il ne manquera pas de venir, et il lui sera ainsi très
facile d'améliorer sa condition ". »
Ce n'est sans doute pas ce qu'espérait Sully et comme il
ne cachait pas son intention de ne reparaître à la cour
1. Scip. Ammirato, 26 feviier 16 11.
2. Scip. Ammirato, 26 avril 1611.
278 LA MINORITÉ DK LOUIS XIII.
qu'une fois l'assemblée terminée ', la reine se décida à auto-
riser son départ pour Chatellerault; mais le messager porteur
de cette résolution n'était pas encore parti, qu'arriva une
lettre de Sully. Enumérant non sans hauteur les services
qu'il avait rendus à la couronne, il faisait à la reine les
plus chaudes instances pour qu'il lui fût permis de se
trouver à cette assemblée qui sollicitait instamment sa pré-
sence. Le ton de la lettre, Tardeur que Sully mettait à for-
muler sa demande inquiétèrent. Marie de Médicis retint le
courrier prêt à partir, convoqua le conseil et finalement on
décida que l'assemblée ne se tiendrait plus à Chatellerault,
qui était dans le gouvernement du duc de Sully, mais à
Saumur. L'ordre de transfert fut signé à Fontainebleau le
2 mai 161 1 ^ Cela fait, la reine répondit à Sully qu'elle
tenait de ses services passés le plus grand compte ; quant à
intervenir à l'assemblée, elle s'en remettait sur ce point à
sa discrétion. L'ambassadeur vénitien à qui nous devons ces
détails, qui ne sont pas relatés ailleurs, ajoute :
« Le messager a rapporté qu'au reçu de cette réponse et
de cet avis, le duc resta tout sens dessus dessous et ne pro-
féra aucune parole. Ira-t-il ou n'ira-t-il pas? Sa décision sur
ce point reste en suspens. Mais quelle que soit la résolution
qu'il lui plaise de prendre, la reine a pris des précautions
telles que, s'il y va, il ne pourrait, quand même il le vou-
drait, rien faire de nuisible.
« Le duc d'Épernon, général de Tinfanterie française,
envoyé par la reine en Guienne, était d'avis de répandre
dans des endroits bien choisis un bon nombre de troupes,
avec lesquelles on pourrait tenir en bride les résolutions de
cette assemblée. Le duc du Maine s'y opposa, en montrant
qu'une pareille mesure ne ferait qu'éveiller les soupçons et
empirer les choses, et cet avis prévalut. A cet égard, tcfus
les princes se montrent d'une seule pièce : ils parlent fort
1. Ambass. vénit., i5 juin 1611.
2. Mercure françois, t. II, p. yS.
l'assemblée de saumur. 279
gaillardement à la reine en l'engageant à tenir bon et à
n'accorder rien de plus à ceux de la religion. Le nonce
l'encourage par ses représentations, et l'ambassadeur d'Es-
pagne répète l'offre déjà faite de mettre en branle, s'il en est
besoin, toutes les forces et la puissance de son roi. M. de
Vitry affirme dans ses dépêches du 4 qu'il a constaté chez
le roi d'Angleterre la résolution de les contenir dans de
justes limites, de telle sorte que la reine, engaillardie de
tous les côtés, se trouve très réconfortée et que ceux de la
religion se montrent depuis quelques jours beaucoup plus
humbles. Aussi chacun se promet-il une bonne issue de
cette affaire, qui est considérée comme le plus périlleux
écueil de la présente minorité *. »
Le gouvernement de la régente était trop circonspect
pour aborder de front l'écueil qu'il redoutait : il essaya de le
tourner. Opposer à l'influence menaçante de Sully l'autorité
d'un coreligionnaire considérable non moins par sa situa-
tion de prince indépendant que par son crédit à la cour, et
par ce moyen diviser l'assemblée, tel fut le but des ministres
de Marie de Médicis. Le duc de Bouillon, sur le point de
partir à la fin du mois d'août pour sa principauté de Sedan,
avait reçu la visite de Matteo Botti et lui avait donné l'as-
surance qu'on n'entreprendrait dans cette assemblée aucune
nouveauté fâcheuse : « Vous pouvez vous tenir l'esprit en
repos, lui avait-il dit; car dans les assemblées particulières
on n'entend parler de rien. » En effet, l'agitation n'était pas
très vive dans ces assemblées préparatoires, mais elle tendait
à s'accroître en raison des intrigues des partisans d'un
retour aux affaires du duc de Sully. Bien que les faveurs
signalées de la reine pour le duc de Bouillon l'eussent rendu
quelque peu suspect aux huguenots ", il était cependant
capable de tenir Sully en échec sur le terrain politique. Son
voyage à Sedan n'était qu'une feinte habile pour se faire
1. Ambass. vénit., 17 mai 161 1.
2. Scip. Ammirato, 2Ô avril i6ii.
28o LA MINORITE DE LOUIS XIII.
rappeler; la régente n'y manqua point. Le duc revint à la
cour au milieu du mois de mai; il en repartit le 15 pour se
rendre à Saumur, « sous une si bonne impression et avec
une telle satisfliction de la reine, dit l'ambassadeur vénitien,
qu'il a promiis de faire de grandes choses et de se déclarer
contre quiconque tenterait à l'assemblée quelque nou-
veauté. Le duc de Sully, mû plus par esprit d'émulation à
l'égard de Bouillon que par toute autre considération, a pris
la résolution d'aller à l'assemblée, et la guerre née entre
eux produira un excellent effet, en tenant Bouillon d'autant
plus ferme dans ses résolutions. On a quelque idée de revoir
les comptes de l'administration de Sully, ce qui serait lui
rogner les ongles de telle sorte qu'en aucun temps il ne
pourrait plus jamais nuire *. »
L'envoi du duc de Bouillon à Saumur pouvait, plus que
la divulgation d'intentions malveillantes à l'égard de Sully,
servir les intérêts du gouvernement. Peut-être n'était-il pas
prudent de mettre à une trop rude épreuve le loyalisme
de l'ex-surintendant. Son ressentiment pouvait l'entraîner à
céder aux suggestions des ambitieux et des fanatiques de son
parti et à confondre ses intérêts personnels avec la cause de
la religion réform.ée. Jusqu'à quel point le grand ministre de
Henri IV sut-il résister à cette tentation et s'abstenir de
rechercher dans les clameurs et les revendications d'une
assemblée poUtico-religieuse non seulement une protection
contre des menaces plus feintes que réelles, mais encore
une force d'opposition capable de le ramener à la direction
des affaires? c'est là qu'est, à vrai dire, l'intérêt principal de
l'assemblée de Saumur. Sur ce point les dépêches diploma-
tiques nous donnent des renseignements plus circonstan-
ciés, plus vivants, plus impartiaux que les pièces officielles
et les Mémoires du temps ".
1. Ambass. vénit., i"' juin iGii. Cf. Matteo Botti, 21 juin 161 1.
D'EsTRÉES, Mémoires.
2. Voir surtout pour cette assemblée le Mercure français^ recueil
l'assemblée de saumur. 281
Les assemblées provinciales, en délibérant sur le choix de
leurs députés à l'assemblée générale, avaient rédigé des
cahiers de réclamations pour la satisfaction desquelles la
présence des grands personnages du parti protestant, tels
que Sully, Bouillon, Lesdiguières, invités par leurs coreli-
gionnaires à se rendre à Saumur, à côté et pour ainsi dire
au-dessus des délégations régulières, semblait être un gage
des plus sérieux. On s'était largement donné carrière dans
la voie des exigences. Les Réformés ne demandaient pas
seulement la prorogation de l'édit de 98, l'augmentation du
nombre de leurs places de sûreté et du chiffre des subven-
tions qui leur avaient été accordées pour les frais de leur
culte; ils voulaient une participation encore plus large aux
fonctions publiques et émettaient la prétention de disposer
des charges et offices qui se trouvaient pour le moment en
la possession des Réformés, dans la crainte qu'après leur
mort on ne les transférât à des catholiques. « C'eût été là,
fait justement observer l'ambassadeur vénitien, partager
avec le roi l'empire et la majesté \ »
Les préoccupations des églises protestantes n'étaient pas
sans quelque rapport avec la situation qui avait été faite à
Sully par la privation d'une partie de ses charges et leur
répartition entre des personnages catholiques. Il était cer-
tain que c'était sur ce point que porteraient les efforts de
leur agitation.
En attendant l'arrivée des deux conseillers d'État que la
cour envoya comme commissaires du gouvernement,
M. de Boissise, catholique, et M. de BuUion, protestant,
ofticiel, qui ne donne que des documents choisis et atténués, t. II,
p. 73 et suiv.; les Mémoires de Rohan, gendre de Sully, dignes de con-
tiance quoique naturellement favorables à l'ancien surintendant; les
Mémoires de Richelieu, entachés de partialité contre Sully et de pas-
sion contre le parti protestant; Levassor {Histoire de Louis XIII),
écrivain anticatholique, mais bien informé, t. I, p. 73 ; et une étude
spéciale sur la question dans Anquez, Histoire des assemblées politi-
ques des Réformés de France^ p, 227 et suiv.
I. Ambass. vénit., i^' juin 1611 .
282 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
rassemblée s'ouvrit le 27 mai et constitua son bureau.
L'antagonisme déclaré de Sully et du duc de Bouillon, qui
se manifesta de prime abord par des querelles de préséance
et dont on eut de la peine à faire cesser les éclats, non sans
laisser leurs esprits fortement aigris, rendait impossible le
choix de l'un ou de l'autre pour la présidence de l'assem-
blée. Le duc de Rohan, pour servir de couverture à son
beau-père, se mit sur les rangs; mais il fut écarté.
L'assemblée tint à prouver qu'elle ne voulait, en commen-
çant, prendre parti ni pour ni contre la cour, « en déférant
à une grande majorité la présidence à Du Plessis-Mornay,
gouverneur de la place de Saumur, avec des démonstra-
tions manifestes d'une confiance médiocre à l'égard de
Sully et d'une défiance marquée contre Bouillon, comme
étant trop disposé à donner satisfaction à la reine, et gagné
par elle * ».
Dévoué corps et âme à son parti, irréductible et intransi-
geant sur les questions de doctrine, mais étranger aux pas-
sions de la cour loin de laquelle il vivait, et serviteur désin-
téressé de la couronne, l'ancien ministre et compagnon
d'armes de Henri IV pendant les années mauvaises, était
vraiment digne d'exercer les fonctions de modérateur qui lui
furent confiées.
Dans la première séance, les soixante-seize députés prê-
tèrent solennellement le triple serment d'union, de discré-
tion et d'inébranlable constance à poursuivre la confirma-
tion de leurs droits. On y parla avec une grande véhémence
contre les moyens de corruption que l'on savait avoir été
préparés et mis dans la main d'un personnage qui montrait
faire plus de cas de son intérêt que de la religion. Le duc
de Bouillon laissa glisser prudemment ces paroles proférées
pour le piquer au vif. Elles enflammèrent cependant les
esprits et donnèrent occasion à Sully de faire une longue
I. Ambass. vénit., 14 juin 161 1. Il résume le premier rapport
envoyé par Boissise et Bullion.
l'assemblée de SAUMUR. 283
doléance à propos de la récompense qui avait été réservée à
ses services passés; il ajouta que son exemple devait servir
de miroir à tous les autres; car il n'avait pas été déposé de
ses charges pour d'autres raisons que sa religion et la
méchanceté de ses ennemis dont il attendait un traitement
pire encore, si on ne lui donnait protection. L'assemblée
s'émut à ces paroles et affirma sa volonté de ne point
l'abandonner '.
Bien différent est le ton de Sully dans l'équivoque et pré-
cautionneuse harangue que donna au public le Mercure fran-
çois. Là, en effet, c'est à l'instigation des députés lui deman-
dant d'insister pour avoir la récompense de ses charges
plutôt en sûreté et honneur qu'en profit et utilité, et déclarant
l'intérêt du sieur duc de Sully conjoint avec celui des
égHses, que l'ancien surintendant prend la parole pour
s'excuser, demander conseil, s'interroger sur le point de
savoir si à son intérêt particulier est bien réellement joint
celui du public, disculper la reine et enfin terminer par
ces paroles : « Je proteste ici devant Dieu et cette assemblée
que je suis tout résolu, s'il est trouvé bon et jugez utile au
public, de ne faire jamais instance aucune de mon rétablis-
sement, ni de ma récompense, pourvu que je sois assuré
d'être laissé en repos et que l'on ne m'empêchera en la
libre et entière fonction et exercice des charges qui sont
restées à mon fils et à moi, ni privé des gratifications que
j'ai obtenues de mes rois par leurs libéraUtés et par mes
services ».
On sent dans ce discours l'arrangement après coup, les
atténuations qui, dans une publication presque officielle,
parue plusieurs mois après l'assemblée, furent apportées au
langage réel de Sully, probablement d'un commun accord
avec lui, lorsqu'il eut pris le parti de se tenir tranquille.
« J'ai vu couchée 4)ar écrit, dit l'ambassadeur vénitien, la
I. Ambass. vénit., 14 juin. Il dit, en donnant ces détails, analyser
le second rapport de Boissise et Bullion. Cf. Matteo Botti, 21 juin 161 1.
284 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
substance de sa démonstration et la réponse qui lui a été
faite par l'assemblée : la première séditieuse et imprudente,
l'autre très modérée et de nature à lui enlever l'espérance
qu'il avait peut-être de se faire remettre en place par l'auto-
rité de ladite assemblée '. » C'est exactement l'inverse de la
manière dont les faits sont présentés dans le Mercure françois^
qui met les intentions violentes dans les actes de l'assemblée
et les paroles modérées dans la bouche de Sully, tandis que,
en réalité, ce fut Sully qui s'emporta et l'assemblée qui se
conduisit prudemment ".
Les commissaires du gouvernement, introduits dans
l'assemblée le 6 juin, assurèrent les députés de la bienveil-
lance de la reine, dont elle avait déjà donné des preuves
nombreuses à l'égard des Réformés; et ils engagèrent
l'assemblée à procéder dans le plus bref délai à l'élection
des délégués chargés de porter à la reine leurs requêtes, et
à se dissoudre ensuite. Les membres de l'Assemblée répon-
dirent en rendant, pour sa bienveillance, de très humbles
grâces à Sa Majesté, vis-à-vis de laquelle ainsi que du roi
ils seraient toujours très dévoués et très fidèles. Ils ajou-
tèrent qu'ils feraient en sorte de lui complaire en se sépa-
rant le plus tôt possible; mais les affaires étaient impor-
tantes et ne pouvaient s'expédier avec la rapidité qu'ils
souhaitaient eux-mêmes. Ils allaient se consulter pour la
nomination de leurs députés et feraient tout ce qu'ils pour-
raient pour lui donner satisfaction en toutes choses ^
Cette réponse dilatoire fut tout ce que purent obtenir les
conseillers d'État Boissise et BuUion, revenus à la charge
pour obtenir la dissolution de l'assemblée dans les séances
des 17 et 18 juin. Les députés continuaient imperturbable-
1. Ambass. vénit., ii juillet 1611.
2. « Le lundi 20 (juin), on m'a donné la proposition faite par le
duc de Sully à l'assemblée de Saumur. Rien de si vain ni de si mal
pour un homme d'esprit et d'Estat comme il est. » L'Estoile, t. XI^
p. 124.
3. Ambass. vénit., 11 juin 1611.
lVssemblée de saumur. 285
ment l'élaboration de leur cahier général et décidèrent le
23 juin que ce document serait porté à Paris par une
délégation spéciale. Les commissaires du gouvernement,
qui en avaient reçu copie, s'empressèrent de devancer les
envoyés de l'assemblée pour rendre compte verbalement
de leur mission.
Ils exposèrent à la reine qu'ils avaient trouvé des dis-
cordes et des dissensions chez les chefs, et chez les autres
un grand désir de paix et de repos. Ils chargèrent grave-
ment le duc de Sully qui, par ses harangues et ses démons-
trations séditieuses, avait fait son possible pour soulever les
esprits et montré la pire volonté (che con renghe et uffttii
seditiosi hahhia procurato di concitare et mostrato pessima
volunta) *.
Ils ne se louèrent naturellement point de Rohan, mais
vantèrent hautement la prudence de Bouillon et sa fidéUté à
l'égard de la reine. Ils ajoutèrent que dans les environs
de Saumur s'était fait un rassemblement assez considérable
de gens de la religion et de la suite des membres de
.l'assemblée, comme pour épauler ces derniers et garantir leur
sécurité; mais que, depuis la fin des délibérations, ils allaient
se séparant, en même temps que diminuait le nombre des
députés. La reine écouta attentivement le rapport, lut sur-
le-champ le résumé des instances de l'Assemblée et le
remit entre les mains de Villeroy, en lui ordonnant de se
trouver sans perdre de temps avec les autres membres du
conseil, afin de leur communiquer cette pièce ainsi que les
faits exposés par Boissise et Bullion.
Villeroy se rendit immédiatement avec Jeannin auprès
du comte de Soissons, puis du duc de Mayenne, qui se
trouvaient un peu indisposés. Pour le moment, la seule
décision prise fut que la reine enverrait des courriers aux
princes et ministres absents, et particulièrement à Condé,
I. Ambass. vénit., i3 juillet i6:i.
286 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
pour leur faire part des requêtes de rassemblée de Saumur
et leur exprimer le désir, quand les affaires de leurs gou-
vernements le permettraient, de les voir assister à la déli-
bération relative aux réponses à faire, ce dont elle désirait
s'acquitter le plus tôt possible. A cet effet, Villeroy adressa
le 2 juillet des dépêches au prince de Condé, au conné-
table, au duc de Guise, au duc dEpernon, à quelques
autres. Le 5, le connétable fut à Paris, le duc de Nevers s'y
rendit aussi; mais les autres se trouvaient à de trop grandes
distances pour venir en temps opportun. Le Conseil se mit
à l'œuvre sans plus tarder.
La reine déclara aux ambassadeurs qu'elle était résolue
à ne rien accorder qui pût porter préjudice à son fils, ce
qu'elle avait laissé entendre d'assez bonne heure pour qu'on
ne le trouvât pas étrange. « Je sais bien, disait-elle encore
à Matteo Botti, que ces hérétiques ont de mauvaises inten-
tions; mais ils sont hors d'état de faire le mal qu'ils vou-
draient ; car, sans compter tous les princes, leurs voisins
veulent la paix dans leurs propres villes *. »
Les requêtes des huguenots se réduisaient en somme à
réclamer l'exécution de l'édit de 98 , en vertu duquel ils
demandaient principalement : la restitution des places qui
leur étaient sorties des mains , leurs gouverneurs s'étant
faits catholiques ; la liberté d'exercer toute charge et office
dans toute l'étendue du royaume; le payement intégral de
la somme à eux accordée par les articles secrets signés
du feu roi, ainsi que de tout l'arriéré; la continuation des
places qui leur avaient été assignées au delà du terme
préfixé, qui devait échoir dans un peu plus d'une année;
l'institution, dans les principales villes d'étude, de collèges
pour l'éducation de leurs enfants, avec les moyens d'entre-
tenir ces établissements.
Disposé à céder sur des points secondaires, le gouver-
I. Ambass. vénit., i3 juillet. — Matteo Botti. ii juillet 1611.
l'assemblée de saumur. 287
nement avait des objections graves à élever contre un grand
nombre de ces demandes. La première ne pouvait causer de
difficulté, car les places en question n'avaient pas grande
importance ; la seconde devait être repoussée par cette con-
sidération caractéristique, à savoir que, tous les offices étant
vénaux en France, les réformés feraient une bourse com-
mune et finiraient à la longue par s'emparer de toutes les
charges; pour la troisième, on trouverait moyen de s'arran-
ger; à la quatrième la reine pouvait faire une réponse facile
en disant qu'elle n'avait pas le pouvoir de disposer de places
fortes au delà du temps de sa régence; quant à la cinquième,
on ne pouvait y faire droit que dans une mesure très restreinte,
et seulement dans les endroits où s'exerçait la religion
réformée *.
Le 4 juillet, les délégués, au nombre de cinq, arrivèrent
à Paris pour soutenir en forme les requêtes de l'assemblée.
« C'était, dit Scip. Ammirato, une cabale mixte composée
de ministres, de gentilshommes et de bourgeois. » Ils se
présentèrent à la reine et lui adressèrent une harangue pleine
de révérence ^ Voyant leur attitude soumise, et réfléchissant
au peu de place que le personnage de Sully tenait dans les
revendications écrites de l'assemblée de Saumur, les ennemis
de Sully s'enhardirent, et s'indignant de ce que Boissise et
Bullion avaient rapporté à son sujet, ne parlaient de rien
moins que de le mettre en jugement sous l'accusation de
lèse-majesté. « Il n'a point paru bon à la reine, dit à ce
propos l'ambassadeur vénitien, d'entrer dans ces vues; mais,
dans un autre temps, il pourra peut-être en coûter cher au
duc d'avoir parlé ^. »
Scip. Ammirato écrivait peu de temps après à son gouver-
nement qu'il avait vu la copie d'une seconde harangue de
M. de Sully à l'assemblée « dans laquelle, dit-il, se découvrent
1. Ambass. vénit.. i3 juillet 1611.
2. Scip. Ammirato, 3 juillet 161 1.
i. Ambass. vénit., i3 juillet 1611.
288
LA MINORITE DE LOUIS XIII.
sa passion et en même temps sa crainte, qui se manifeste
de plus en plus, s'il faut croire ce que j'ai vu dans une lettre
de quelqu'un qui se dit son serviteur à un huguenot et
dans laquelle il est rapporté qu'il s'est retiré à la Rochelle
avec quarante charrettes remplies des meilleurs meubles
qu'il avait à Sully. Son fils est à Poitiers, au siège de son
gouvernement *. » La seconde harangue de Sully, telle
qu'elle est insérée dans le Mercure français^ paraît certes plus
timorée que passionnée. Quant à cette retraite, qui aurait
été presque un acte de rébellion, si le bruit qui en courut
est une indication certaine de la tension des rapports entre
Sully et le gouvernement, il est juste de dire que nous ne
trouvons nulle part qu'elle ait reçu même un commence-
ment d'exécution.
Cependant le Conseil avait travaillé à la réponse à faire
aux délégués et, le 24 juillet, le chancelier, les ayant réunis,
leur déclara que S. M. la reine les maintiendrait dans
le même état et les mêmes termes que le feu roi; qu'en
outre, à l'effet de les gratifier , elle prorogerait pour
cinq années encore l'occupation des places qu'ils possé-
daient, et accroîtrait de 15000 écus (50000 francs) la
pension destinée à leurs ministres, à la condition qu'ils fus-
sent soumis au choix et à la nomination de Sa Majesté. Le
chancelier n'ayant rien ajouté d'autre, un des délégués prit
la parole pour dire que l'assemblée les avait envoyés por-
teurs de diverses instances relatives aux intérêts publics et
particuliers, et formulées par écrit pour être placées sous
les yeux de la reine; en conséquence ils suppliaient qu'il
leur fût fait réponse non pas d'une manière générale, mais
article par article. Le chanceUer répondit que l'Assemblée
avait été demandée et accordée uniquement pour l'élection
des députés qui devaient résider pour leurs affaires auprès
de Sa Majesté. L'élection faite et l'assemblée dissoute, on
I. Scip. Ammirato, 2 août 161 1.
l\ssemblée de saumur. 289
ferait à ces derniers une réponse en forme et point par
point. Toutefois, quant aux instances des particuliers, il
n'appartenait pas à l'assemblée de les présenter. Ils n'avaient
qu'à venir eux-mêmes les exposer à la reine et seraient
écoutés avec bénignité. Brûlart conclut en déclarant aux
délégués, que n'ayant rien d'autre à leur dire, pour le
moment, il les engageait cependant à rapporter ce peu de
paroles à l'assemblée, comme témoignage de la bonne
volonté de Sa Majesté à leur égard.
Les délégués durent partir, « assez mal satisfaits, dit
l'ambassadeur vénitien, de la réponse qui leur avait été
faite au nom de la reine, comme étant trop générale et peu
carrée (mollo générale et poco quadrata) », — <( contents
cependant, dit d'autre part Scipione Ammirato, au moins
pour leur particulier; car ils ont eu de bonnes pensions * ».
Ce dernier détail concorde fort bien avec la mauvaise
impression qu'à leur retour à Saumur les délégués donnè-
rent d'eux-mêmes à l'assemblée où on les reg arda comme
suspects de trahison et d'apostasie ^, et avec la démarche
pressante que la reine, partie pour Saint-Germain le
26 juillet, fit faire auprès du duc de Bouillon aussitôt après
le départ des délégués.
Le duc était malade à Brunoy; la reine lui dépêcha
M. de la Varenne sous prétexte de le visiter, mais avec des
instructions secrètes et de l'argent pour le répandre parmi
les membres de l'assemblée. Elle ordonna en même temps
à M. de Bjuillon de se disposer à partir pour Saumur avec
charge d'obtenir le plus tôt possible la dissolution de ces
Etats généraux du protestantisme.
Il y avait eu dans le Conseil des avis très divers sur la
nature de la réponse faite aux délégués : les uns la trou-
vaient trop sèche et offrant trop de matière aux récrimina-
tions; d'autres, comme le connétable, s'étaient opposés
1. Ambass. vénit., 10 août. — Scip. Ammirato, 2 août 161 1.
2. Anquez, op. cit., p. 2 38.
19
LA MINORITE DE LOUIS XIII.
290
avec beaucoup de chaleur au changement des gouverneurs
catholiques dans les places de sûreté. Il fallait, coûte que
coûte, obtenir que la prolongation de rassemblée n'enve-
nimât pas la discussion des questions pendantes. On n'igno-
rait pas à la cour que, malgré Tattitude assez humble et
effacée des délégués de l'assemblée, ils avaient, sous main,
donné communication des résolutions prises à l'ambassadeur
d'Angleterre et à celui des Etats-Généraux de Hollande,
se plaignant particulièrement que la prorogation des places
de sûreté pour cinq années fût trop courte; car ils l'avaient
demandée pour dix ans, afin de ne pas être forcés d'en
demander le renouvellement dans un temps où, à cause du
jeune âge du roi qui serait à peine sorti de minorité, les
controverses sur ce point présenteraient plus de danger.
Bien que l'ambassadeur d'Angleterre assurât les ministres
de la ferme résolution qu'avait prise le roi son maître
de ne pas troubler la paix du royaume, on pouvait craindre
à la cour que des complications étrangères ne vinssent
encore s'ajouter aux préoccupations causées par la situation
intérieure \
Ce n'est pas sans grande difficulté que le gouvernement
obtint de l'assemblée qu'elle voulût bien se dissoudre. Les
opposants demandaient que BuUion leur donnât lecture des
réponses à leurs cahiers avant de procéder à l'élection des
six candidats parmi lesquels la reine aurait à choisir les
deux députés généraux qui résideraient auprès d'elle; Bul-
lion faisait de l'élection la condition préalable de toute
communication ultérieure.
Les députés s'obstinant à ne pas se séparer, la reine dut
écrire (27 août) une lettre comminatoire pour leur enjoindre
de se conformer à ses ordres, sous peine d'être déclarés
rebelles au roi et poursuivis comme tels. Par une autre
lettre adressée dans toutes les provinces aux églises des
I. Ambass. vénit., ii août i(3ii.
l'assemblée de saumur. 291
huguenots, elle faisait connaître ses intentions en même
temps que son commandement, disant qu'elle voulait leur
conserver tous leurs avantages et leur accorder même
quelque chose en plus, mais que si l'assemblée ne se sépa-
rait pas, elle les considérerait comme rebelles ^ Enfin, pour
en finir avec l'opposition, la régente fit savoir qu'elle recon-
naîtrait comme légitime l'élection qui serait faite même
par la minorité favorable aux vues du gouvernement et
dont les chefs étaient Bouillon et La Force, lesquels décla-
rèrent ne vouloir pas faire autre chose que ce que Leurs
Majestés commandaient.
On ne saurait douter que le chef de la majorité oppo-
sante ait été le duc de Sully. « Parmi tous les huguenots,
écrit Scipione Ammirato, il ne doit guère y avoir que Sully
qui ait exhorté à ne pas obéir à Leurs Majestés. » Et l'am-
bassadeur vénitien, plus positif encore, dit de son côté :
« Le duc de Sully, au lieu d'obéir à la dernière lettre écrite
par la reine à ceux de l'assemblée de Saumur, lettre
dans laquelle Sa Majesté leur commandait de se séparer
sous peine d'être tenus pour rebelles à la couronne,
voulait mettre la chose en délibération; mais M. de Châ-
tillon, La Trémouille, La Noue et tous les autres, dirent
que là où il s'agissait de leur fidélité à l'égard de Sa Ma-
jesté, ils ne voulaient pas qu'elle fût mise en doute " ».
En même temps que la majorité semblait abandonner
Sully, des manifestations extérieures contribuaient encore
à la rendre moins indocile aux ordres de la régente. Au
reçu de la lettre adressée par la reine aux églises réformées,
celle de Charenton, qui, représentant la communauté pari-
sienne, jouissait d'une grande influence dans le parti,
envoya un courrier à ses députés pour leur ordonner
d'obéir à la reine ^. La même injonction était faite en
1. Scip. Ammirato, 3o août 161 1.
2. Scip. Ammirato, i3 sept. — Ambass. vénit., 21 septembre i6ii.
3. Scip. Ammirato, 3o août 1611.
2q2 LA MINORITÉ DE LOUIS XIl
même temps par un des chefs les plus aui
tants, qui s'était tenu, par politique, éloig]
le maréchal de Lesdiguières, au nom des égl
L'assemblée nomma donc ses six cane
le 12 septembre, lorsqu'elle eut reçu le
duquel de Rouvray, beau-frère de Tur
Du Plessis, et La Milletière étaient nomr
raux ". Mais l'agitation ne se trouva point
Les mandataires de l'assemblée se char
tenir en portant la controverse avec la
des intérêts généraux dans celui des intéi
des ambitions personnelles. On peut en ju
de l'ambassadeur vénitien :
(( Les députés de l'assemblée de Saun
les instances qu'ils ont faites à la cour
accorde tous les privilèges qu'ils prétenden
gaillardement sur deux points en particu
tion de Sully dans ses charges et la prom
de la connétablie pour le duc de Bouillon
tentative il n'y a aucun espoir de succèî
pour tâcher d'empêcher le procès qu'on pr
et parer de la sorte à sa ruine totale; car il
que, si l'on poursuit l'affaire, elle tourn
contre lui les ministres, la cour, les gens (
dans un autre temps, il a tous traités de
dernière assemblée, entamés et offensés
tion. L'autre prétention a également beau
et parce que le duc de Bouillon est de h
que cette charge est également ambitionn
l'assemblée de sa u mur.
prise en considération de ces deux demandes auprè
reine. Or comme elles sont absolument contraires à la
de Sa Majesté, elles lui donnent beaucoup de toi
ainsi qu'à ces messieurs de son conseil; car ces ne
instances font craindre que les mauvais offices di
n'aillent prenant pied et que leur parti ne vienne
fomenté par quelque prince mal content de ce goi
ment et par quelque autre de la religion, et qu'avec k
il ne sorte de là quelque nouveau trouble. Ces inqu
ne sont pas sans fondement, puisque, après la diss
de cette assemblée, alors que Ton croyait que tou
prétentions seraient assoupies, on voit que les (
parlent plus vivement que jamais. On attend dei
Fontainebleau le prince de Condé, de retour de son ^
nement de Guienne; samedi doit y arriver le duc d'É
et M. le Grand \ »
Cette dépêche est instructive à plus d'un titre; c
nous montre le double jeu du duc de Bouillon qui,
vant la politique de la cour, avait également réussi à
au service de son ambition l'actif mécontentement d
protestant; et elle révèle, en même temps que la pers
des craintes ou des efforts du duc de Sully pour se i
cher au pouvoir, le jeu des intérêts d'un certain non
personnages qui, pour être restés à l'écart du confti
avaient pas moins surveillé fort attentivement les
ments, pour en tirer parti.
Lorsque la régente adressa aux princes et aux plus
294 L'^ MINORITÉ DE LOUIS XIII.
arrière-pensée que les tuteurs plus ou moins bien inten-
tionnés de la couronne laissaient la régente se débrouiller
elle-même au milieu des embarras d'une situation difficile.
Ils évitaient ainsi de se compromettre, de s'associer aux
fautes que Ton pourrait commettre, tout en se réservant le
droit de les signaler et de s'en plaindre au besoin. Marie de
Médicis, pour qui cette tactique n'était déjà plus nouvelle,
avait fait tout son possible pour la contrecarrer.
Dès le commencement de Tannée léii, le prince de
Condé avait pris dans le Conseil une attitude hautaine et
désagréable, cherchant noise à tout propos et contredisant un
chacun. La reine, pour le tenir en respect, avait pris l'habi-
tude de se lever de bonne heure et d'assister aux séances
du Conseil. La mauvaise humeur de Condé redoubla ^ S'ima-
ginant alors que la province fournirait plus ample matière à
son besoin d'intrigues et de domination, il manifesta le
désir de se rendre dans son gouvernement. La reine déclara
qu'elle ne voulait point qu'il y allât. « Q.u'il y aille ou qu'il
reste, écrit Scip. Ammirato, on croit que ce prince est plus
capable de montrer sa mauvaise volonté que de faire aucun
mal '. »
Dans le même temps, le duc de Guise demandait à partir
pour la Provence; le duc de Nevers solUcitait la permission
d'armer ses navires et d'aller faire, on ne savait trop où,
quelque entreprise contre les Infidèles, et il annonçait l'inten-
tion de consacrer à cette œuvre une somme de 300 000 écus ^ ;
le prince de Vaudemont, qui avait fait un séjour auprès de
la régente, regagnait la cour de Lorraine; le duc de Bouillon
demandait à se rendre à Sedan, et le duc d'Épernon à
Angoulême. Dans l'impossibilité d'empêcher cette désertion
générale des princes et grands seigneurs dans leurs gouver-
nements, la régente prit le parti de l'autoriser.
1. Scip. Ammirato, 4 février 161 1.
2. Scip, Ammirato, 21 mars 1611.
3. Scip. Ammirato, ibidem.
L^SSEMBLKE DE SAUMUR. 295
« Lundi se rendit à la cour le prince de Condé, écrit
l'ambassadeur vénitien le 4 mai léii. Il exprima si chau-
dement à la reine son désir de se transporter dans son
gouvernement de Guienne, que Sa Majesté, voyant qu'Elle
ne pouvait plus, sans le mécontenter gravement, lui refuser
cette autorisation comme elle avait fait jusqu'à présent, la
lui a donnée, à la condition pour lui d'être de retour au
bout de trois mois. Le départ du prince pour cette province
donne bien à réfléchir, d'autant plus qu'il n'y va point,
paraît-il, complètement satisfait; mais comme la plus
grande partie de ces peuples-là sont huguenots et qu'il se
montre de plus en plus contraire à leur parti, il ne pourra
pas acquérir auprès d'eux grand crédit. D'autres ne man-
quent pas de faire, à propos des choses qui se sont fraîche-
ment passées, quelques considérations sur le voisinage de
ce pays et de TEspagne; mais je ne trouve pas à cela grand
fondement. De même le duc d'Épernon a obtenu la per-
mission d'aller à sa maison dans sa province. Guise, à cette
heure, doit être à Marseille. Soissons ne bouge pas et croît
chaque jour en grâce et en autorité auprès de la reine.
Nevers est en Champagne, mais sera bientôt ici. Avant le
départ des princes, la reine leur a fait toucher du doigt
qu'en raison de l'accroissement des pensions elle restait
chaque année découverte de 200 000 écus, d'où la néces-
sité de les réduire. Celles des princes leur seront main-
tenues : quant aux autres, elles seront réduites, les
unes d'un quart, les autres de moins *. » Cet appel in-
direct fait au désintéressement avait peu de chance d'être
écouté.
La bride lâchée à tous ces princes généralement animés
d'intentions peu favorables pour les huguenots n'avait pas
été sans inquiéter les députés réunis à Saumur et sans con-
tribuer à rendre leurs déUbérations moins calmes. On ne
I. Ambass. vénit , 14 mai. — Cf. Scip. Ammirato, 3o avril 161 1.
296 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
savait pas trop à quoi s'en tenir sur les intentions du prince
de Condé. La cour pouvait se demander s'il ne lui prendrait
pas fantaisie de se rapprocher des huguenots pour jouer le
rôle des anciens Condés, mais c'est une illusion qu'on n'eut
guère du côté des réformés. Au commencement de son
voyage vers le Midi, le prince manifesta l'intention d'entrer
dans Saint-Jean-d'Angély, occupé par les huguenots, sous
le prétexte d'exhumer le cadavre de son père demeuré là
au sépulcre depuis sa mort en 1588. A cette nouvelle,
l'assemblée expédia immédiatement le gouverneur de la
ville, qui était au nombre de ses membres, afin qu'il fût
présent pour veiller à la sûreté de la place \ Condé ne par-
donna pas aux huguenots ce manque de confiance; mais il
n'avait pas lieu d'être beaucoup plus satisfait de la cour à
cet égard, si l'on en juge par le second incident qui se pro-
duisit sur son passage. Le duc d'Épernon avait invité le
prince , qui traversait son gouvernement , à passer par
Angoulême. Condé accepta, et le duc se mit en devoir de
réunir un grand nombre de cavaUers pour aller à sa ren-
contre, mais dans l'intervalle M. le Prince apprit que d'Éper-
non avait été envoyé en Angoumois pour le mieux surveiller
et qu'il ne servait à autre chose qu'à lui faire la garde
{che non serviva ad altro che afargli la guardia); alors, quand
il fut près d'Angoulême, il se fit excuser auprès du duc
d'Epernon de ne point passer par là et prit plus au large le
chemin de Bordeaux ^ En route il faillit périr après s'être
baigné tout en sueur dans une rivière. Il avait déjà, pendant
cette marche accidentée, tâché de se remettre bien en cour,
en écrivant à la reine des lettres remplies de témoignages
de dévouement et de soumission^ lui rendant compte du
progrès de son voyage et se déclarant prêt à revenir au pre-
mier signe d'elle. La reine se montra tellement satisfaite de
ces démonstrations que, voulant couper court au bruit que
1. Ambass. vénit., ii juin 1611.
2. Scip. Ammirato, i5 juillet 1611.
l'assemblée de saumur. 297
le prince n'était pas très bien disposé à son égard, elle
montra ces lettres à plusieurs personnes pour que le contenu
en fût divulgué '.
Averti sans doute de la bonne impression produite par
sa correspondance ", Condé pensa pouvoir se venger agréa-
blement du duc d'Épernon. Le 2 juillet il écrivit de nouveau
à la reine pour lui annoncer son arrivée à Bordeaux où il
avait été reçu avec beaucoup d'honneur, et, après avoir
encore enchéri sur ses précédentes protestations, il dénonça
le gouverneur de TAngoumois comme faisant sous de mau-
vais prétextes une réunion de noblesse et de gentilshommes
plus nombreuse que ne le comportait le service de Sa Majesté.
Ces insinuations firent quelque impression sur l'esprit tou-
jours soupçonneux de la reine, et elle eut un instant la pensée
de rappeler d'Épernon. Mais promptement rassurée sur ses
intentions et informée du mécontentement de Condé à son
égard, elle se contenta d'envoyer de nouveaux ordres aux
gouverneurs des places de la province pour augmenter
leurs garnisons et redoubler de vigilance ^
Condé eut bientôt l'occasion de prouver qu'il était aussi
peu tenace dans ses inimitiés que médiocrement attaché à
ses résolutions. Le duc d'Epernon ayant à se rendre dans
une de ses maisons situées au delà de Bordeaux, voulut
passer par cette ville. Condé lui envoya dire qu'il ferait
fermer les portes devant lui ; d'Épernon répondit avec beau-
coup de flegme « qu'à des serviteurs du roi comme lui on
ne fermait pas les portes, et que, au surplus, c'était avec sa
maison seulement qu'il voulait passer par Bordeaux ». Il ne
fallait que savoir tenir tête au prince pour le faire plier. Un
ami commun s'entremit et non seulement d'Épernon passa
par Bordeaux, mais, sous le prétexte d'une partie de chasse,
Condé s'arrangea de manière à revenir par la route que
1. Ambass. vénit., 29 juin 161 1.
2. Matteo Botti au grand-duc, 11 juillet iGii.
3. Ambass. vénit., i3 juillet 1611.
298 I''^ MINORITÉ DE LOUIS XIII.
devait suivre le duc. Ils se virent et dînèrent même
ensemble *.
Ce rapprochement et cette réconciliation de personnages
qu'elle avait voulu tenir désunis ne furent sans doute pas du
goût de la reine. D'ailleurs le prince de Condé ne se fit
pas faute de laisser entendre au gouvernement qu'il fallait
toujours compter avec lui. Peu de temps après son arrivée
à Bordeaux, il voulut visiter le Château-Trompette et y entra
avec un grand nombre des siens, puis il donna l'ordre au
lieutenant royal de faire sortir la garnison. Cet officier n'osa
pas désobéir au gouverneur de la province, premier prince
du sang; et, l'ordre ayant été exécuté, le prince se tourna
vers ceux qui l'accompagnaient et leur dit : « Vous voyez
que je suis le maître de la place. Mais Dieu me garde de la
tenir contre le vouloir de la reine. Ce que j'en ai fait, c'est
pour confondre mes ennemis et donner à Sa Majesté la
preuve de ma fidélité ^ » Alors il fit rentrer la garnison et
sortit incontinent. La régente s'efforça d'étouffer le scandale
de cette insolente bravade, et le prince ne s'en vanta pas
non plus dans les nouvelles lettres qu'il écrivit à la cour au
sujet de la consultation que Marie de Médicis avait demandée
pour la réponse à faire aux huguenots de Saumur.
Condé leur en voulait sans doute beaucoup de l'affaire de
Saint- Jean-d'Angély; car, à leur égard, il se montra sans
aucun ménagement. Ne pouvant ou ne voulant pas revenir
à Paris, il répondit à la communication qui lui fut faite des
requêtes de l'Assemblée par une lettre adressée à M. de
Beaumont et qui contenait son vote, à savoir, qu'il ne fallait
accorder aux huguenots rien de plus que ce qu'ils avaient
du temps du roi Henri IV. Le commentaire dont il accom-
pagnait son dire était encore plus significatif. Au rapport du
nonce, à qui M. de Beaumont fit part de la lettre, le prince
avait écrit que « si les huguenots voulaient tenter quoi que
1. Scip. Ammirato, 2 août 161 1.
2. Ambass. vénit., 27 juillet iGii.
l'assemblée de saumur. 299
ce fût contre Sa Majesté, il serait le premier à leur mettre
le couteau à la gorge » ; l'ambassadeur vénitien confirme
cette information, en ajoutant que la menace concernait
aussi « tout autre qui voudrait troubler le présent repos * ».
Pouvait-on se fier à ces démonstrations plus bruyantes
que sincères? Il est permis d'en douter lorsqu'on voit le
prince de Condé faire naître à Bordeaux même une agita-
tion au moins inutile en se portant candidat au titre de
maire. Il avait pour concurrent dans cette brigue assez
excentrique M. de Roquelaure ^, maréchal de France. La
reine réussit à faire élire M. Barrault, qui avait été ambassa-
deur en Espagne, connaissait le pays, et ne pouvait porter
aucun ombrage au gouvernement ^ Quant au prince de
Condé, il se rendit jusqu'à l'extrémité même de sa pro-
vince, à Rayonne ^ C'est là que les princesses, sa mère et
sa femme, le quittèrent pour se rendre à Cadillac où, avant
de retourner vers le Nord, elles furent festoyées par le duc
d'Épernon % remis décidément dans les meilleurs termes
avec toute la maison de Condé.
Pendant que le prince continuait encore à se faire attendre,
sa femme arriva à Paris le 30 aoùt^ au moment où des
discussions d'intérêts de famille survenues entre son père
le connétable et le duc de Guise et auxquelles se trouvèrent
1. Mons. Nun:{io mi ha detto che Condé ha mandata qui il suo voto
per 7ne:j^o di Mous, di Beaumont, che è, che non si concéda alli iigo-
notti cosa nessuna di piii di quel che havevano a tempo del Re
Avrigo IV. Et sua Signoria lUustrissima mi dice che ha visto la
lettera che Condé scrive a Beaumont, dove è che egli sara il primo
quando gli ugonotti vorranno far nulla contra S. M. che mettera
loro il cottello alla gola. (Scip. Ammirato, i3 juillet 1611.) Poi
scrisse qui (Condé) al Sig^ Beumont lettere piene di devotione et osse-
quio verso la Regina, et simili alValtre, nelle quali sen^a parola di
tal fatto si esibisce il primo à moversi contra ugonotti^ et ogn' altro
che volesse turbare la quiète présente. (Ambass. vénit., 27 juillet 1611.)
2. Voir sur ce personnage Tallemant des Réaux, Historiettes, t. I,
3. Ambass. vénit., lo août. — Scip. Ammirato, 16 août iGio.
4. Scip. Ammirato, 16 août 1611.
5. Malherbe à Peiresc, 14 août 161 1, p. 249.
6. Scip. Ammirato, 3o août 161 1.
300 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
mêlés des princes de la maison de Bourbon, jetaient de nou-
veau la perturbation au milieu de la cour et mettaient Marie
de Médicis dans le cas de se demander s'il ne valait pas
encore mieux tenir les grands éloignés d'elle que de les rap-
peler ou de les retenir à ses côtés.
Le connétable de Montmorency était, on s'en souvient,
accouru, ainsi que le duc de Xevers, au premier appel de
la reine quand le Conseil avait dû s'occuper de la réponse à
faire à l'assemblée de Saumur. Le duc de Guise revint aussi
de Provence à la fin de juillet; mais c'était moins pour
assister la régente que pour lui chercher une querelle assez
motivée d'ailleurs. Le duc de Guise avait, depuis quelque
temps déjà, obtenu de la reine, en faveur de son frère le
chevalier, des lettres pour le grand maître de Malte, à l'effet
de réservera ce jeune homme le premier des priorats vacants
dans le royaume. L'ordre de Malte était une admirable
école pour les jeunes gens de la haute noblesse qui vou-
laient devenir les chefs de la marine française. Presque aus-
sitôt après le départ du duc pour Marseille, le connétable
sollicita de la reine des lettres de même teneur pour son
petit-fils, fils du comte d'Auvergne. La reine, au commen-
cement, s'excusa, en disant qu'elle s'était déjà occupée pour
le même objet du frère du duc de Guise et aussi du cheva-
lier de Vendôme, frère du roi, en faveur desquels elle avait
écrit. Le connétable ayant insisté, la reine donna Tordre
d'écrire aussi, pour lui être agréable, mais en forme telle
qu'il ne fût point porté préjudice à ses dem.andes anté-
rieures. Le secrétaire qui fut chargé de porter ce message
prit en outre avec lui des lettres et recommandations par-
ticulières du connétable, tout ce qui, en somme, pouvait
servir la cause de ce dernier, aux dépens de celle des autres
intéressés. Le duc de Guise n'était pas sans quelque soupçon
de l'aventure, et il interrogea le courrier à son passage.
Celui-ci nia complètement son fait. Mais le gouverneur avait
donné l'ordre de surveiller son embarquement, et fit visiter
l'assemblée de saumur. 3oi
ses bagages, sous prétexte de contrebande. On saisit ses
lettres. Le messager étant venu se plaindre, le duc, en sa
présence, jeta au feu celles du connétable. Quant à celles
qui étaient signées de la reine, le duc étant le jour suivant
monté en poste, les porta lui-même à Sa Majesté vis-à-vis
de laquelle, en entrant, il se plaignit vivement que la grâce
faite à lui d'abord eût été révoquée en vue de complaire à
d'autres. La reine ayant dit qu'elle n'avait donné aucun ordre
à son préjudice, le duc lui présenta ses propres lettres, et,
comme il s'excusa humblement de les avoir interceptées,
Marie parut se tenir pour satisfaite.
Le jour suivant. Guise retourna auprès de la reine et, la
trouvant en conférence avec le comte de Soissons et le
chancelier, sans qu'il eût été, comme d'habitude, convoqué
par elle, il se monta la tête à la pensée qu'il était sans doute
question de ce qui s'était passé, et se mit, parlant à d'au-
tres seigneurs qui étaient dans la même chambre, à se
plaindre en termes très vifs que la reine, dans ses affaires
à lui, prît conseil de ses propres ennemis. Marie s'aperce-
vant de la colère de Guise, congédia le comte et le chan-
celier et appela le duc auprès d'elle, et, sur un ton tout dif-
férent de celui qu'elle avait pris le jour d'avant, elle lui
manifesta un très vif ressentiment pour avoir, en osant
retenir ses lettres, montré si peu de respect pour elle. Le
duc s'exprima toujours en termes remplis d'humilité à
l'égard de la reine, mais avec des paroles fort vives et
pleines de feu contre le comte de Soissons aux insinuations
duquel il fallait, disait-il, attribuer cette indignation de la
reine dont l'esprit était fort calme avant d'avoir parlé avec
lui; et il ajouta que, lorsqu'il s'agissait des affaires du comte
de Soissons, il se récusait toujours, ne voulant pas s'y
ingérer, et qu'ainsi le comte devait-il faire de son côté, sinon
qu'il en arriverait malheur.
Le comte de Soissons, averti de ces propos, envoya
immédiatement mettre au service du connétable, qui se
3o2 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
trouvait à Chantilly, toute sa puissance et celle de ses amis
contre le duc de Guise. Mais le vieil et prudent duc de
Mayenne, redoutant les désordres qui pouvaient naître
d'une rupture entre sa maison et celle du connétable,
prit aussitôt l'affaire en main, apaisa le connétable et
obtint du duc son neveu qu'il allât en personne le trouver.
L'entrevue se passa à Chantill}^, et les différends s'accom-
modèrent, à la satisfaction des deux parties '.
u Les querelles entre la maison de Bourbon et la maison
de Lorraine, dit l'ambassadeur vénitien, vont, on le voit
malheureusement, pullulant de jour en jour et, bien que
les villes et les Parlements soient fermement attachés à la
conservation de la paix, si on ne parvient pas à trouver
quelque moyen de les apaiser, elles pourront causer de
sérieux embarras, parce que, au plus petit mot, au moindre
soupçon, on fait de part et d'autre des rassemblements,
des escortes, ce qui sert d'aliment aux humeurs mauvaises
et peut donner occasion de pire encore. J'ai eu l'occasion
de voir le duc de Guise, qui parle très haut, et aussi le duc
du Maine, qui, bien que plus modéré, n'a pu me dissi-
muler qu'il craignait que, si la reine prend confiance dans
le conseil de certaines personnes, les choses ne puissent
certainement pas durer dans le même état de tranquiUité ". »
L'un et l'autre des prétendants à la commanderie avaient
dû s'effacer devant la candidature du jeune chevalier de
Vendôme que la reine avait, dès le mois de juin ^, résolu
d'éloigner de la cour, sous le prétexte de l'envoyer à Malte
gagner son grade supérieur dans Tordre. La tendre affec-
tion du jeune roi pour son frère bâtard offusquait la reine,
et comme sa politique maternelle, égoïste et imprudente,
s'appliquait à écarter de son fils toutes les influences capa-
bles d'agir sur lui en dehors de sa propre direction, le
1. Ambass. vénit., 24. — Scip, Ammirato, 3o août 1611.
2. Ambass. vénit., ibidem.
3. Ambass. venir., 29 juin 1611.
L'ASSEMBLÉE DE SAUMUR. 3o3
départ de Vendôme fut décidé, dans le temps même où,
cédant à des considérations analogues, Marie de Médicis
enlevait au roi son premier précepteur, M. des Yvetaux,
que le roi aimait, pour mettre à sa place M. Le Fèvre '.
Le départ du chevalier fut un peu retardé ■; mais Taîné des
Vendôme ayant fait du tapage dans Paris et, pour une
cause futile, provoqué en duel AL de Montbazon, la
régente, après avoir renouvelé les édits de Henri IV contre
les combats singuliers ^ saisit l'occasion qui s'offrait de se
débarrasser momentanément d'un aussi turbulent person-
nage, pressa le départ du chevalier pour Malte et engagea
son frère à l'accompagner. Le roi pleura abondamment
quand le jeune Alexandre prit congé de lui à Saint-Germain.
Il l'aimait de toutes ses entrailles {svisceramenté) *.
Les incidents récents qui avaient failli mettre aux prises
les Bourbons et les Guises et que le prochain retour du
premier prince du sang pouvait aggraver rendaient la reine
désireuse d'en finir avec la fâcheuse affaire qu'elle avait sur
les bras depuis près de six mois : celle des réclamations de
l'assemblée de Saumur auxquelles s'étaient si âprement
attachés les députés triennaux.
Du Plessis-Mornay n'avait pas attendu la dissolution de
l'assemblée qu'il avait présidée avec sagesse au point de
vue poHtique pour montrer qu'en ce qui concernait la doc-
trine et les fondements mêmes du protestantisme, il n'enten-
dait pas renoncer à une attitude énergiquement militante.
« Du Plessis-Mornay, celui qui est président dans l'As-
semblée, écrit Scipione Ammirato le 2 août 161 1, vient
1. Fu dimesso improvisamente il S. d'Ifito (Des Yvetaux) dal carico
di precettore del Re per ombra presa di lui in tvateria di religione,
et dato al signor di Fevro (Le Fcvre), gra)i litterato et bonissimo cat-
tolico,et al Re che Vamava se fatto creder altro. (Ambass. vénit., 27
juillet 1611.) — Cf. L'EsToiLE, t. XI, p. i33; Héroard, t. II, p. 71.
2. Scip. Ammirato, 2 août 161 1.
3. Ambass. vénit., i3 juillet. — Maiteo Botti, 20 juillet 1611.
4. Scip. Ammirato, 16 août 161 1.
304 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
encore de publier un grand livre in-folio qui est intitulé
le Mystère de V iniquité; ce livre ne contient pas autre chose
que les méfaits et les paroles mauvaises, que l'on a pu ras-
sembler dans des auteurs dignes de foi ou apocryphes, de
tous les souverains pontifes jusqu'à Alexandre VI; et en
démontrant leur accumulation, on en tire cette conséquence
que les papes sont l'Antéchrist, livre scélérat et pernicieux
au dernier degré par le temps qui court. On ne le vend pas
pubHquement; mais, de toute manière, en peut avoir qui
veut. Et ainsi, dans ce pays, non seulement il y a la liberté
de la conscience, mais encore celle de la langue et de la
plume *. »
Au regard de notre époque, il serait sans doute excessif
de prendre au pied de la lettre cette dernière réflexion,
bien qu'au même moment, le livre d'un protestant, nommé
Turquet, intitulé De la monarchie aristo-démocratique et
dirigé contre le gouvernement des reines et surtout des
étrangers, saisi, confisqué et étroitement défendu, con-
tinuât néanmoins à se vendre sans valoir à son auteur
d'autre désagrément qu'un court séjour à la Bastille, bientôt
suivi du pardon de la reine ". L'étonnement de notre diplo-
mate ne montre-t-il pas combien, même alors, la France
était en avance dans les voies de la liberté?
La reine avait bien obtenu du Parlement la suppression du
livre de Du Plessis-Mornay; mais sur ces entrefaites la popu-
lace de Rome insulta la maison du cardinal de Joyeuse parti
pour l'Italie dès le mois de février, assez mécontent du gou-
vernement qui promettait au fils du comte de Soissons la
main de son héritière Mlle de Montpensier^; pour manifester
son mécontentement à la cour de Rome le Parlem.ent leva
son arrêt, et le Mystère d'iniquité se propagea rapidement.
1. Scip. Ammirato, 2 août 161 1.
2. Mercure françois^ t. II, p. 87. — Richelieu, Mémoires, p. 41. —
L'EsToiLE, t. XI, p. 126, i3i, i33. — Malherbe à Peiresc, t. III, p. 232.
3. Scip. Ammirato, 17 janvier, i5, 19 février 161 1.
l'assemblée de saumur. 3o5
Pour prévenir tout redoublement d'agitation de la part
des huguenots, la régente et son Conseil prirent la résolu-
tion de fiiire connaître ofticiellement la réponse du gou-
vernement aux demandes des huguenots. Marie de Médicis
fit venir les députés et leur déclara qu'elle conserverait les
réformés dans le même état que du temps du feu roi et
que aux quatre-vingt mille écus alloués pour le maintien
de leurs églises et l'entretien de leurs ministres, elle en
ajoutait quinze mille autres. Puis elle les congédia, laissant
ainsi tomber les autres demandes. Aussitôt après on expédia
MM. de Vie, Caumartin et Boissise dans les provinces, le
premier en Poitou, l'autre en Languedoc et le troisième en
Guienne, pour publier la déclaration de la reine touchant
le maintien des huguenots dans tous leurs privilèges; ces
commissaires avaient en outre mission d'envoyer d'autres
personnes dans tous les endroits où il serait nécessaire de
faire cette publication.
Les députés, qui s'étaient leurrés de l'espoir de recevoir
satisfaction sur un grand nombre de points et qui parais-
sent avoir été également déçus quant au chapitre des avan-
tages personnels, ne cachèrent point leur mécontentement,
et déclarèrent qu'ils rapporteraient la réponse à messieurs
de l'assemblée, non plus réunis dans un lieu déterminé,
mais à chacun dans sa province. « Et ainsi, dit l'ambassa-
deur vénitien, on espère que sera terminée cette affaire *. »
Les garanties apportées officiellement jusqu'au fond des
provinces à la masse du parti qui n'avait pas, à vrai dire,
d'autre souci que de jouir en paix des précieuses conquêtes
de l'année 1598, ne laissaient plus évidemment aucun pré-
texte à la continuation du mouvement. La reine devait
avoir désormais facilement raison des hommes politiques,
seuls intéressés à entretenir le mécontentement.
Le maréchal de Lesdiguières était en route pour venir à
I. Ambass. vcnit., 20 novembre iGii.
20
3oÔ LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
la cour, où, depuis la fin du mois d'août, son gendre, le
duc de Créquy, faisait préparer ses logements ' ; il comptait
se poser en médiateur et en défenseur de la cause de Sully,
lorsque la reine fit connaître sa réponse aux huguenots.
Lesdiguières suspendit immédiatement son voyage. Mais la
régente, pour étouffer cette opposition nouvelle, envoya
immédiatement dire au maréchal qu'il pouvait venir allè-
grement et lui fit savoir que, ra3'ant toujours connu comme
un fidèle et bon serviteur de la couronne, elle voulait
reconnaître ses services en l'honorant du titre de duc et
pair de France. Ainsi le gouvernement réussissait fort habi-
lement à isoler Sully.
Ce n'étaient pas seulement les chefs qui l'abandonnaient.
S'étant retiré à Chàtellerault, il voulut y fortifier son hôtel
pour s'y trouver plus en sûreté; mais les bourgeois l'en
empêchèrent en lui signifiant très librement qu'il eût à se
désister d'entreprendre une semblable fortification, parce
qu'ils ne voulaient pas donner leur consentement à une
entreprise qui pouvait causer du mécontentement et du
préjudice à leur roi. Sull}- prit alors la résolution d'aller à
la Rochelle, et, pour se faire bien venir, avant d'entrer dans
la place, il prêta 600000 écus à la commune. Si ces faits
que rapporte l'anibassadeur vénitien sont entièrement vrais,
on se persuadera aisément avec lui que « Sully pouvait
reconnaître combien peu de place il tenait dans les préoc-
cupations et l'estime de ceux mêmes de sa religion ».
Un fait certain, c'est que tout le bruit fait autour de lui
s'apaisa comme par enchantement, non seulement du côté
des huguenots, mais aussi du côté de la cour, et on ne s'ex-
pliquerait guère que la régente ait désarmé vis-à-vis de
celui qui l'avait tenue presque sous la menace d'un soulè-
vement des protestants, si l'on ne savait ce gouvernement
très opposé aux mesures de rigueur et si l'on n'admettait
I. Scip. Ammirato, 3i août 161 1.
l'assemblée de saumur. 3 07
en outre une raison fort plausible donnée par Tambassadeur
vénitien :
« Les affaires de Sully, dit-il, restant dans le plus grand
péril, à cause de la ruine qui est suspendue sur sa tcte, sa
préoccupation principale est d'y remédier dans la mesure
du possible. C'est pourquoi il en est venu à la résolution
de se recommander à la protection du prince de Condé, du
duc de Guise et du marquis d'Ancre, à tous lesquels il a fait
présent d'une bonne somme d'argent à cet effet ^ »
Le rôle politique de Sully était désormais bien fini. Le
côté patriotique et libéral de son opposition disparaît trop
devant le souci de ses affaires personnelles. Il ne sut évi-
demment pas supporter la disgrâce avec la hauteur d'âme
qui, en face même de maîtres ingrats, sied aux grands ser-
viteurs de la chose publique.
Ainsi, on n'en vint aux extrémités ni de l'un ni l'autre
côté : après cinq mois de délibérations, d'allées et de venues
entre Saumur et Paris, on commença à se faire, du côté des
protestants, à l'idée de l'alliance espagnole ; on s'y contenta
aussi d'une retraite entourée sinon d'honneurs, au moins
de sécurité pour le duc de Sully, tandis que la régente, les
délégués triennaux une fois nommés, s'engageait à faire
de l'édit de Nantes formellement maintenu, une applica-
tion plutôt extensive que restrictive. Toute cette affaire
avait été conduite par des mains évidemment habiles.
Ce n'étaient toutefois pas celles du favori, qui, plus
impudent écumeur de mer qu'habile pilote , recueillait
sur les flots agités les épaves à sa convenance. D'autres
soucis que la politique générale préoccupaient son esprit.
Sa correspondance, généralement banale et futile, nous le
montre comme l'homme de confiance de la reine dans les
petites affaires. C'est lui qui est auprès du grand-duc de
Toscane ou du secrétaire d'État Belisario Vinta l'intermé-
I. Ambass. vénit., 2 novembre i6ir.
3o8 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
diaire des petites recommandations que la reine ne se
charge pas elle-même d'introduire en faveur de ses pro-
tégés italiens *; c'est encore lui qui, dans un post-scriptum
autographe (car il écrivait peu par lui-même) du 6 juillet,
remercie le gouvernement grand-ducal qui venait de faire
fondre la statue équestre de Henri IV destinée à figurer sur
le Pont-Neuf, et qui, au nom de Marie de Médicis, prescrit
d'embarquer l'œuvre de maître Jean Bologne sur un des
bateaux de Dieppe ou de Cannes qui se rendront à Livourne ^
Ce rôle familier du marquis d'Ancre ne l'empêchait pas
de consolider du mieux qu'il pouvait son établissement en
Picardie. Après la mort de M. de Trigny, gouverneur
d'Amiens, les habitants de la ville envoyèrent une dépu-
tation à la reine pour la prier instamment de faire démolir
la citadelle et de rétablir les choses en Tétat d'autrefois,
offrant une grosse somme d'argent comme don et une garde
bourgeoise suffisante pour garantir la sécurité et la tranquil-
lité de la ville. A ces bourgeois qui s'étaient jadis laissé sur-
prendre par l'Espagnol et qui depuis ont toujours consi-
déré d'un fort mauvais œil une citadelle plutôt dirigée
contre la ville que contre l'ennemi du dehors, la reine
répondit que, durant la minorité de son fils, elle ne se
croyait pas en droit d'innover à cet égard, et que ce serait
au roi, quand il serait devenu majeur, de leur donner cette
satisfaction; et elle confia, comme on le sait, le gouverne-
ment d'Amiens au marquis d'Ancre ^ Le comte de Saint-
Paul, qui exerçait le gouvernement de la province au nom
de son neveu mineur, le duc de Longueville, déclara qu'il
y avait là une atteinte à la situation et aux droits de son
pupille, et, soutenu d'ailleurs par l'opinion publique mécon-
1. Voir, à l'Appendice, lettres de la reine mère en date des 4, 3o août,
18, 22 novembre ibio; 27 janvier, i3, 28 février; 7, 14, 21, 23 mars; 14,
24 avril, 21, 23 mai; 18, 3o août; i3 septembre; 8, 21, 22 octobre;
6, 22 novembre; 3o décembre 161 1.
2. Concini, 4 juillet 1611.
3. Ambass. vénit., 29 juin 1611.
L'ASSEMBLÉE DE SAUMUR. SOQ
tente de voir confier une place aussi importante, Tune des
clefs de la France, à un étranger sans aucune expérience de
la guerre, gagna le lieutenant et plusieurs autres, s'intro-
duisit dans la place et manifesta l'intention de s'opposer
par la force à l'entrée du marquis d'Ancre. La reine voulut
être obéie, mais sans que son autorité courût aucun risque.
Elle dépêcha successivement au comte de Saint-Paul le con-
seiller d'État Caumartin et M. de Montigny pour lui faire
entendre raison.
Pendant ce temps, le marquis d'Ancre, qui venait d'acheter
le bailliage d'Amiens, prêtait serment devant le parlement
de Paris comme titulaire de cette juridiction secondaire ' ;
il traitait avec le commandant et la garnison de la citadelle
d'Amiens, et gagnait les autres gouverneurs des places fortes
de la province. Le comte de Saint-Paul se décida alors à
venir en personne exposer ses prétentions à la régente. Le
marquis d'Ancre se porta à cheval à sa rencontre; au bout
de deux jours les deux rivaux étaient devenus les meilleurs
amis du monde. On avait promis au comte de Saint-Paul
de lui donner le premier gouvernement vacant, et il est
permis de croire que les libéralités de la régente et le ver-
sement enfin accompli de la fameuse créance Corsini, dont
le marquis d'Ancre remercie avec effusion le grand-duc,
facilitèrent la terminaison amiable de ce conflit \ Pen-
dant que la. marquise allait prendre les eaux de Forges en
Normandie, « ce qui, sans doute, écrit Scipione, lui ser-
vira de médicaments et la remettra d'avoir été si longtemps
renfermée ^ », Concini partait pour Amiens avec une suite
de plus de cent chevaux et y était reçu avec de grands hon-
neurs. Sa femme revint au commencement du mois d'août,
se portant à merveille ''\
1. Ambass. vénit., i3 juillet. — Scip. Ammirato, i5 juillet 1611.
2. Ambass. vénit., 27 juillet. — Scip. Ammirato, 2 juillet iGio, 3o avril,
19 juillet, 2 août 1611.
3. Scip. Ammirato, 18 juillet 1611.
4. Scip. Ammirato, 16, 18 août 1611.
3lO LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
Lui-même rentra à Paris le 31 du même mois \ lorsque,
Tapaisement commençant à se faire du côté des protestants,
et le gouvernement ayant pris des résolutions fermes , il
devenait encore plus aisé pour le marquis d'Ancre de tirer
non sans profit son épingle du jeu. On apprenait, avec
étonnement, au milieu de septembre, que l'affaire de Bourg
en Bresse par laquelle avaient débuté les grosses difficultés
avec les protestants, et qu'on avait depuis laissée dormir,
recevait une solution imprévue, quoique très conforme aux
habitudes et aux tendances de la régente. M. de la Varenne
avait acheté, sans regarder au prix, le gouvernement de
Bourg, à M. de Boisse ". « On dit, écrit l'ambassadeur
vénitien, que l'achat a été fait sous main par le marquis
d'Ancre en faveur duquel sera faite une renonciation du
possesseur; car, dans la bonne fortune qu'il éprouve main-
tenant, il ne pense à autre chose qu'à s'établir et à s'affermir
bien le pied en France ^. «
Le scandale eût été cependant trop violent; la reine en
redouta les suites et manifesta l'intention de donner à l'acqui-
sition de La Varenne une autre destination qui pût paraître
une générosité mieux placée. « L'achat du gouvernement de
Bourg en Bresse fait par M. de la Varenne au sieur de Boisse,
que l'on croyait conclu à l'instance du marquis d'Ancre, écrit
l'ambassadeur vénitien quelques semaines après la dépêche
précédente, se trouve avoir été passé au compte de la reine,
laquelle a pris la résolution de faire démolir la forteresse, et
de ce qu'on pourra tirer des démolitions, à savoir environ
trente mille écus, elle en a fait présent au président Jeannin \ »
De toutes façons, la place échappait aux protestants. Ne
fallait-il pas maintenant pouvoir se retourner du côté des
ultra-cathoUques avec des gages dans les mains ?
1. Scip. Ammirato. 3i août 1611.
2. Scip. Ammirato, i3 septembre. — Matteo Botii au grand-duc^
15 septembre 1611.
3. Ambass. vénit., 21 septembre 1611.
4. Ambass. vér.it., 2 novembre i6n.
X
LES ENTREPRISES MATRIMONIALES ET LES DEUILS
DE LA FIN DE i6i i
Entrevue du prince de Condé et du comte de Soissons. — Leur rap-
prochement. — La régente voudrait faire approuver en bloc sa
politique au prince. — Entreprises matrimoniales. — La reine veut
marier le fils du connétable Henri de Montmorency, avec une
princesse de Mantoue, puis avec une princesse de Toscane. — Pour-
parlers engagés avec l'Angleterre pour faire épouser au prince de
Galles une seconde fille de Marie de Médicis. — Le duc de Savoie
recherche pour son fils la main de la princesse d'Angleterre. —
Marie de Médicis voudrait le marier avec une de ses cousines de
Toscane. — Opposition violente de la cour de Madrid au mariage
accordé entre le duc de Nemours et une princesse de Savoie. — Les
négociations pour les mariages espagnols continuent quoique avec
lenteur. — Marie de Médicis a le loisir de s'abandonner à ses goûts
artistiques. — Arrivée des viattoni de Montelupo. — Projet d'édifi-
cation du palais du Luxembourg. — Catastrophes de la fin de l'année
1611. — Mort de la duchesse de Mantoue, du duc de Mayenne, de la
reine d'Espagne, du duc d'Orléans. — La régente relancée à Fon-
tainebleau par Matteo Botti, qui veut la remarier avec le roi d'Es-
pagne. — Voyage de la duchesse de Lorraine en France. — Rapides
progrès dans les négociations pour les mariages espagnols. — La
cour d'Angleterre ayant demandé la main de l'infante pour le prince
de Galles, le gouvernement de Philippe III répond qu'elle est pro-
mise au roi de France. — Jacques I^r manifeste son mécontente-
ment à l'ambassadeur et à la cour de France. — Entrevue de Suze
entre le duc de Savoie et le maréchal de Lesdiguières. — Désespoir
de Charles-Emmanuel. — Rébellion de M. de Vatan. — Réunion des
princes et des grands officiers de la couronne à la cour pour les
derniers jours de 1611.
Les précautions que Marie de Médicis crut devoir prendre
pour ménager les susceptibilités du prince de Condé au
3l2 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
moment de son retour ne laissent guère de doute sur l'inquié-
tude que causaient à la reine les hardiesses d'une politique
personnelle- qui n'avait pas eu la sanction du premier prince
du sang, bien que celui-ci eût hautement déclaré qu'il vou-
lait être entièrement à la reine. Marie envova au-devant de
lui le comte de Soissons jusqu'à une maison de campagne
de M. de Beaumont, située à dix lieues de Fontainebleau,
avec l'ordre de rendre compte au prince de beaucoup
de choses qui s'étaient passées pendant son absence. Il
devait surtout l'informer que le grand-duc de Toscane
avait mis en avant un projet de mariage entre les couronnes
de France et d'Espagne et qu'à ce sujet il y avait eu force
allées et venues de courriers, que des deux parts on rencon-
trait des dispositions extrêmement favorables, et que, selon
toute apparence, cette grande affaire serait menée à bonne
fin K
Comment le comte de Soissons s'acquitta-t-il de sa mis-
sion? Que se passa-t-il dans l'entrevue entre les princes du
sang? Il y a lieu de croire que la confiance de la reine fut
complètement trompée , malgré la présence du marquis
d'Ancre qui avait, au dire de Richelieu, « persuadé à la
reine qu'il prendrait bien garde qu'il ne se passât rien entre
ces princes au préjudice de son autorité ». Il réussit d'étrange
façon; car les deux princes entrèrent en une si étroite union
« qu'ils se promirent réciproquement de ne recevoir aucun
contentement de la cour Fun sans Tautre , et que, si l'un
d'eux était forcé par quelque mauvais événement à s'en
retirer, l'autre en partirait en même temps, et n'y retour-
neraient qu'ensemble " ». Les deux princes, malheureu-
sement pour le gouvernement de la reine, devaient se
garder inviolablement la foi jurée.
La cause ou plutôt le prétexte de cette association évi-
demment dirigée contre la politique de la régente, c'étaient
1. Matteo Botti, 25 octobre 1611.
2. Richelieu, Mémoires, p. 44, 45.
LES ENTREPRISES MATRIMONIALES ET LES DEUILS. 3l3
précisément ces choses qui s'étaient passées pendant l'absence
du prince et pour lesquelles Marie de Médicis essayait, mais
vainement, d'obtenir son assentiment en bloc. Ce n'était
pas seulement vis-à-vis de l'Espagne, mais d'autres États
encore qu'en mère ambitieuse et en marieuse politique
acharnée, la régente s'était lancée dans des négociations
aventureuses que devaient forcément désapprouver les per-
sonnages en dehors desquels on les avait engagées.
Marie de Médicis était particulièrement férue de l'idée
d'établir avantageusement le fils du connétable de Montmo-
rency , Henri, celui dont Richelieu devait un jour faire
tomber la tête à l'hôtel de ville de Toulouse. C'était alors
un jeune homme de seize ans, d'une belle prestance et
d'une vive inteUigence. Il avait le titre de gouverneur de
Languedoc et l'expectative de celui d'amiral. Henri IV avait
voulu lui faire épouser une fille de Gabrielle; puis on Favait
marié pour la forme à une demoiselle de Scépeaux, mariage
qui fut plus tard déclaré nul. RempHe aussi de bonnes inten-
tions à l'égard de ce jeune homme, et désireuse de pourvoir
à l'établissement des filles de sa propre maison, la reine
avait, dès la fin de 1610, jeté les yeux sur la troisième sœur
du grand-duc de Toscane, Cosnie II; elle voulait la faire
venir à sa cour, l'adopter et la marier au fils du connétable.
Ce fut pendant quelque temps une véritable obsession;
et Marie recommandait de tenir au moins en espérance
le connétable dans le cas où la cour grand-ducale ne serait
pas bien disposée en faveur de ce mariage. Ce projet fut
abandonné*; la reine ne tarda pas à se tourner d'un autre
cote.
Sa famille était nombreuse. Vincent P"" de Gonzague, duc
de Mantoue, avait épousé, en secondes noces, sa sœur
Éléonor de Médicis; de ce mariage étaient nées deux filles,
dont la première avait épousé le duc de Bar, veuf de Cathe-
I. Matteo Botti, 6, 10, i3 octobre. — Andréa Cioli, 8 novembre iGio.
3 14 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
rine, sœur de Henri IV, qui était devenu depuis duc de
Lorraine sous le nom de Henri IL Marie de Médicis voulut
donner la seconde des princesses de ALintoue au jeune
Montmorency. Mais le nonce fit observer, au nom de la
cour ducale, que le duc de Mantoue hésitait à approuver
ce mariage, parce que, dans le cas où le fils du connétable
viendrait à mourir , sa veuve marcherait non seulement
derrière les princesses du sang, mais encore derrière toutes
les autres'. Les choses traînant encore en longueur, et le con-
nétable s'impatientant, se désolant même de ne pouvoir obte-
nir pour son fils la princesse de Mantoue -, la reine demanda
à son autre nièce, la duchesse de Lorraine, de venir faire
un séjour à la cour de France, espérant qu'elle pourrait
contribuer efficacement à la conclusion de cette union, et,
en attendant, pour amadouer la cour de Mantoue, on donna
au cardinal de Gonzague, frère du duc, la comprotection
de France à Rome avec une pension de 15 000 écus, dont
on lui servit le premier quartier ^.
Des pourparlers d'une nature beaucoup plus grave étaient
entamés à la même époque en vue de contre-balancer, par
une alliance diamétralement opposée, les inconvénients de
l'union avec l'Espagne. Marie de Médicis songeait à donner
sa seconde fille Christine au prince de Galles, fils aîné de
Jacques I". Cette idée semble lui avoir été inspirée par le
désir de s'opposer à une revanche que le duc de Savoie
cherchait à prendre vis-à-vis d'elle. La régente parla en
effet avec indignation au marquis Botti de la découverte
qu'elle avait faite, qu'un ambassadeur de Savoie avait pro-
posé au roi d'Angleterre de prendre une fille de Savoie pour
le prince de Galles et de donner une de ses filles pour le
prince de Savoie. Ces ouvertures faites par le comte de
Ruffia trouvèrent chez le roi d'Angleterre les plus fâcheuses
1. Scip. Ammirato, 25 mai lôii.
2. Scip. Ammirato, 3i août 1611.
3. Ambass. vénit., 1^' juin, 27 juillet 1611.
LES ENTREPRISES MATRIMONIALES ET LES DEUILS. 3 I 5
dispositions. Marie de Médicis en profita pour entamer
immédiatement avec le malheureux duc de Savoie, déjà si
maltraité par elle, une nouvelle lutte à Teffet de lui barrer
le chemin. La passion qu'elle y mit provenait non seule-
ment de ce qu'elle recherchait le prince de Galles pour une
de ses filles, mais aussi de ce qu'elle destinait in petto au
fils du duc de Savoie une de ses nombreuses cousines, sœur
du grand-duc Cosme II, celle-là même peut-être à laquelle
Marie de Médicis avait songé pour Henri de Montmo-
rency \
Les premiers échanges de vues qui eurent lieu à propos de
cette union matrimoniale de la France avec la couronne
d'Angleterre prouvèrent que la cour de Londres n'était pas
éloignée de se prêter à ce dessein; mais elle le trouvait en
somme peu compatible avec les projets de mariages espa-
o;nols dont le secret commençait à s'ébruiter. Botti suo:oréra
un expédient très commode en apparence. Puisqu'il y avait
en France, disait-il à l'ambassadeur d'Angleterre, deux prin-
cesses à marier, les deux puissances ne pouvaient-elles pas
s'arranger, l'Angleterre en prenant l'aînée pour le prince
de Galles, qui était plus âgé, et l'Espagne en jetant son
dévolu sur la cadette? et l'ambassadeur, avec une réserve
toute diplomatique, avait répondu que ce serait là un bon
arrangement
Le roi d'Angleterre était plus pressé de marier sa fille
que son fils. Les prétendants ne manquaient point. La main
de la princesse Elisabeth Stuart était demandée à la fois par
le comte Maurice de Nassau, par le comte palatin Frédéric
et par le prince de Savoie. Des trois candidats celui qui
paraissait avoir le plus de chances était le second, prince
encore tout jeune, qui avait pour tuteurs le duc de Deux-
Ponts, le prince d'Anhalt, le comte Maurice et le comte
1. Les sœurs du grand-duc de Toscane s'appelaient Leonora, Cathe-
rine, Claudia, Magdalena.
2. Mi disse il medesimo ambasciator liaver risposto che qiiesio saria
buon temperamento, (Ambass. vénit., i3 juillet lôii.)
3l6 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
Jean de Nassau. Celui qui en avait le moins était le Savoyard,
dont on disait avec raison qu'il recherchait deux femmes à
fois : une Française et une Anglaise *.
Qjuelque minces que fussent les chances de cette ambition
matrimoniale, le duc de Savoie se montra fort scandalisé
des propositions qui lui furent faites pour marier son fils
avec une Médicis, d'autant plus que cette union, qu'il con-
sidérait comme au-dessous de lui, bien que Henri IV ne
l'eût point dédaignée, lui enlevait ses dernières espérances
d'une alliance avec la France '.
En effet, M. Jacob, l'ambassadeur de Savoie, ayant été
trouver Villeroy après la dissolution de l'assemblée de
Saumur, pour lui déclarer que le moment était venu d'ar-
river à une conclusion pour l'exécution de la parole donnée
par la reine à son maître, puisque Fobstacle derrière lequel
s'était retranchée Sa Majesté pour ne pas terminer l'affaire
était levé, Villeroy s'efforça de persuader Jacob de la bonne
volonté de la reine à faire plaisir au duc, mais en ajoutant
qu'il n'était pas conforme à l'intérêt et désirable pour le
repos du royaume que le mariage avec le duc de Savoie fût
entièrement terminé pendant la minorité du roi. Jacob ayant
insisté sur la parole donnée par le feu roi et ne pouvant tirer
autre chose de Villeroy que des généralités fort éloignées
des termes précis de ses représentations, envoya à Turin
son secrétaire pour informer le duc de la situation et
demanda son rappel ^
L'ambitieux Charles-Emmanuel se trouvait à ce moment
dans une situation des plus humiHantes. Évincé par la
France, il voyait la cour d'Espagne contrecarrer même le
projet de mariage avec une princesse de Toscane, qu'il ne
regardait que comme un pis aller. Mais le gouvernement
de Philippe III ne s'en tenait pas là : il faisait en même
1. Matteo Botti, 12, i3 août 1611.
2. Matteo Botti, 12, i3 septembre 1611.
3. Ambass. vénit., 3 octobre 1611. Ap. B. T.., De dissolutio)W..., p. 40.
LES ENTREPRISES MATRIMONIALES ET LES DEUILS. 3lJ
temps opposition à un mariage déjà presque conclu entre
Henri de Nemours, ce chef d'une branche cadette de la
maison de Savoie établie en France, et Catherine, fille
du duc Charles-Emmanuel. Ainsi de quelque côté qu'il
voulût placer ses enfants, le duc de Savoie trouvait porte
close.
Philippe III notifia son opposition formelle au mariage
du duc de Nemours, par une lettre adressée à son ministre
auprès de Charles-Emmanuel. Le ministre, en la commen-
tant, représenta au duc de Savoie que le roi son maître était
grandement mécontent qu'il prétendît marier une de ses
filles à Nemours, qui n'était pas prince libre, mais son sujet
et celui de la France, et cela au grand déplaisir du souverain
pontife, des princes voisins, et même des sujets du duc, et
que Sa Majesté voulait, en conséquence, que Son Altesse
mît de côté ce projet, et envoyât sa fille en Espagne où le
roi la marierait comme il convenait. Le duc répondit que
la chose était déjà tellement avancée qu'il ne pouvait recu-
ler; qu'il enverrait le comte de la Motte en Espagne exposer
au roi ses raisons, persuadé qu'après s'en être pénétré il se
tiendrait pour satisfait et donnerait son approbation à cette
alUance. Quant à la satisfaction du pape, il n'en pouvait
douter, puisque, à la première requête, Sa Sainteté avait
accordé les dispenses nécessaires. En ce qui était des ducs
de Modène et de Mantoue, ses voisins, il savait que ce
mariage était à leur goût. Quant au reste, il n'en avait cure
et encore qu'il n'eût pas à tenir compte de ses sujets, il
avait cependant constaté chez eux un grand contentement
et des manifestations de réjouissance. Nemours n'était sans
doute pas un prince indépendant, mais il était son parent
et appartenait à la même maison que lui-même. Que si
Sa Majesté voulait lui faire l'honneur en même temps que
le bien de marier une de ses filles, il était prêt à envoyer
en Espagne ce qui lui restait . Le ministre d'Espagne
répondit que la princesse que voulait son maître était celle-là
3l8 LA MINORITE DE LOUIS XIII.
même que le duc avait le dessein de marier à Nemours et
qu'il eut en conséquence à l'envoyer sans faute.
Cette impérieuse communication fut immédiatement
portée à la connaissance du duc de Nemours, qui entra
dans une furieuse colère. L'un de ses gentilshommes,
nommé M. de la Grange, courut à la maison du résident
espagnol, et entrant brusquement, lui dit avoir appris qu'il
se permettait de mal parler de son maître le duc de Nemours
et qu'il eût à bien prendre garde à ses paroles, s'il ne vou-
lait pas recevoir des coups de pistolet, et il sortit.
Le résident jeta les hauts cris, clamant que la foi publique
avait été violée. A tout ce bruit s'émurent le nonce, l'am-
bassadeur de Venise et le secrétaire de France pour faire
donner une satisfaction à l'Espagnol; et ils avaient déjà
décidé que La Grange irait apporter des excuses. Mais le
représentant de Philippe III fit savoir que pour lui il n'avait
aucun besoin de réparation; mais qu'il était nécessaire d'en
donner une au roi et à son Conseil, qu'il avait déjà informés
du fait.
Le duc de Savoie, trouvant fort mauvais le procédé de
La Grange, voulait le jeter au fond d'un cachot. Mais le
secrétaire de France, en ayant été informé, courut immé-
diatement faire opposition à cette mesure, disant que le
coupable était un gentilhomme français, et que c'était au
roi de France et non à Son Atesse de le châtier, qu'il fallait
par conséquent le renvoyer en France. Le duc voulait néan-
moins le punir, disant que sans doute il était Français, mais
que le méfait avait été commis chez lui et qu'il lui appar-
tenait d'en faire justice. Le ministre français mit fin à l'inci-
dent en déclarant que si on mettait La Grange au fond
d'une tour, il entendait partager sa captivité.
Le fils de Jacob fut envoyé à la cour de France pour
rendre compte à la régente de ces événements et savoir si
elle entendait qu'il fût donné suite, malgré l'opposition de
l'Espagne, au mariage de Nemours. Au fond, le cabinet de
LES ENTREPRISES MATRIMONIALES ET LES DEUILS. SlQ
Turin eût été enchanté de provoquer sur cette question un
désaccord entre la cour de Paris et celle de Madrid. La
reine aurait bien voulu rester neutre; mais pressée par le
gouvernement de Philippe III de joindre sa défense à celle
de l'Espagne, elle écrivit au duc de Nemours pour l'engager
à se désister de ses prétentions et fit subir à Lyon un court
emprisonnement au sieur de la Grange '.
Cest qu'en somme elle songeait avant tout à son objectif
principal qui était en Espagne, et en vue duquel n'avaient
cessé d'être entretenues officieusement et en dehors de l'am-
bassadeur de France en Espagne, M. de Vaucelas, parent de
Sully, de patientes négociations. Botti avait été charge par la
reine d'écrire au duc de Lerme pour lui donner l'assurance
que l'affaire serait conclue aussitôt après la fin de l'assemblée
des huguenots, et le mettre au courant de quelqu'une des
belles réponses du roi lorsque, en présence de l'ambassadeur,
la reine faisait à ce dernier la grâce de plaisanter avec son fils
en matière de mariage et de femmes ■. La correspondance
des Florentins au sujet de ces mariages est loin de rester
inactive ^ L'ambassadeur d'Espagne se plaignait cependant
de voir les choses traîner en langueur \ C'était bien à
dessein.
Le souci de ces grandes affaires laissées en suspens
n'empêchait pas Marie de Médicis de poursuivre la satisfac-
tion de son goût très vif pour les bâtisses, les objets d'art,
les instruments de science. Au milieu du mois d'août, Botti
veut lui faire une surprise : il a reçu de Florence le dessin
des carreaux de fliïence de Montelupo qu'on destine à la
reine de France ^ et en même temps un télescope ou, pour
1. Matteo Botti, 24 octobre. — Scip. Aininirato, 23, 26 octobre lôii.
— B. Z., De dissolutione..., appendice, p. 92.
2. Matteo Botti, 14, i3 juillet 1611.
3. Matteo Botti, i'" septembre, 28 septembre (i"" dép.). — Scip. Am-
mirato, 22, 26 septembre, 11 octobre 1611.
4. Matteo Botti, 4 août 1611.
5. Matteo Botti, 12 janvier 1611.
320 LA MINORITE DE LOUIS XIII.
parler le langage du temps, une grande lunette à la Galilée '.
Il se rend au Louvre au moment où Marie de Médicis
venait de rentrer de promenade. Pendant qu'elle est encore
dans ses appartements privés, le marquis Botti place sur la
table du grand cabinet les deux objets. L'évêque Bonsi, qui,
deux mois plus tard, allait être promu cardinal et recevoir du
roi la barrette rouge dans la chapelle de Fontainebleau -,
était présent. La reine entre, accompagnée de la marquise
de Guerche ville et, regardant du côté de la table, s'écrie
en parlant à Botti : « Q.uelles sont ces belles choses ?
Vous avez toujours quelque plaisir à me faire! » Le mar-
quis lui montre le dessin du carrelage; elle fait asseoir tout
le monde et se répand en extase et en admiration au point
qu'elle n'aurait pu, au dire de Botti, qui invoque d'ailleurs
sur ce point le témoignage de Bonsi, montrer plus de joie
si les carreaux eux-mêmes étaient arrivés et s'ils avaient été
tout de diamants, de rubis et d'émeraudes. Marie de Médicis
alors ne tarit plus sur ses projets; il lui faut de ces car-
reaux non pas pour deux chambres seulement, mais pour
un beaucoup plus grand nombre; elle veut acheter une
maison à Zamet, faire bâtir, et il lui faudra non seulement
de ces carreaux artistiques, mais d'autres plus communs,
pour parer des salles et chambres ordinaires. Puis Sa Majesté
se lève, prend la grande lunette, se dirige vers la fenêtre et
met un genou en terre pour mieux voir la lune; elle trouve
l'instrument excellent, bien meilleur que celui qu'on lui
avait précédemment envoyé. La reine se redresse et se met
à se promener dans son cabinet jusqu'à l'arrivée du roi et
d'une foule de seigneurs ^.
Elle n'a désormais plus de repos que ces fameux carreaux
de briques ne soient arrivés; elle en parle tous les jours à
1. On lui en avait déjà envoyé un Tannée précédente. Voir Andréa
Gioli, l'j septembre lOio.
2. Scip. Amniirato, 20 octobre 1611.
3. Matteo Botti, 18 août i6ir.
LES ENTREPRISES MATRIMONIALES ET LES DEUILS. 32 i
Botti et à d'autres, s'informant en même temps de ce que
devient la statue équestre de Henri IV, qu'elle faisait fondre
à Florence et que le marquis d'Ancre avait déjà réclamée
en son nom par une lettre du 4 juillet 161 1 \ Quant aux
briques, Botti répond qu'elles ont été embarquées il y a déjà
quelque temps, qu'elles sont en route et ne tarderont sans
doute pas à arriver; mais le cheval {il cavallo) ne pourra
partir de Florence que s'il survient une grosse pluie pour
grossir l'Arno ".
Enfin la reine va être satisfaite en partie. Le bateau qui
porte les carreaux est arrivé par Rouen à Paris vers le
10 septembre. Botti fait immédiatement dresser chez lui
avec ces carreaux un carré de huit brasses qu'il donne
l'ordre de transporter le lendemain dans le grand cabinet
de la régente.
Marie se montra aussi joyeuse et charmée que « s'il lui
était arrivé la flotte des Indes et la caravane d'Egypte ».
Elle ne voulut pas qu'on enlevât le cadre avant que tous les
seigneurs de la cour l'eussent admiré; elle envoya dire à
la reine Marguerite et au comte de Soissons de venir le
matin suivant voir une si belle chose et faisait elle-même
aux arrivants les honneurs de ce remarquable morceau;
dans son enthousiasme, elle en vint à dire que des oiseaux
en incrustation de marbre, qui servaient à la décoration du
parquet de la pièce où elle se trouvait, n'étaient pas aussi
beaux. Elle chargea l'ambassadeur de remercier chaude-
ment le grand-duc et renouvela l'expression de son désir
d'en avoir encore pour six ou douze chambres ^
Marie de Médicis pensait, en obtenant de l'assemblée
de Saumur sa séparation, avoir assuré pour longtemps la
paix du royaume, et déjà accompli de grandes actions \
1. Voir l'Appendice, p. SyS.
2. Matteo Botti, i" septembre ibir,
3. Matteo Botti, i5 scpte:iibre 1611.
4. S. M., a quel c'ie io sento, si inghilfera a murare assai lungamente
21
32 2 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
L'idée de bâtir lui vient naturellement. Son choix se fixe
décidément sur le terrain de l'hôtel du Luxembourg; elle
veut V élever un palais, soit pour ses fils cadets, soit pour
elle-même après sa régence. L'endroit est en très bon air;
il y a de vastes terrains, on pourra très commodément y
bâtir et faire des jardins. C'est à une reproduction du palais
Pitti de Florence qu'elle songe, elle veut en faire venir un
modèle et demande à l'ambassadeur s'il court le risque
d'être abîmé en le faisant venir par la poste. Puis elle se
décide, ce qui était plus sûr, à envo3'er au delà des Alpes
M. de Métezeau, architecte du roi, pour prendre exacte-
ment le plan de cet édifice dont l'aspect au moins sur les
jardins devait être en eflfet assez fidèlement reproduit par
la façade du palais du Luxembourg qui donne aussi sur les
jardins. Métezeau reçut l'ordre de partir de Fontainebleau
en toute hâte et d'être de retour dans un petit nombre de
semaines. Marie de Médicis voulait finir quesia inacchina en
quatre ans et y faire venir une très belle eau. 200 000 écus
étaient prêts pour commencer les travaux*.
Au milieu d'une parfaite quiétude, Marie de Médicis était
plongée dans ces pensées qui reléguaient les affaires d'État
au second plan, lorsque une série de deuils, qui la touchè-
rent comme reine, comme femme et comme mère, vinrent
jeter la perturbation dans ses desseins politiques en même
temps que la consternation dans son âme. Eléonore de
Médicis, duchesse de Mantoue, sa sœur, mourut au milieu
parendoglî d'aver doppo questa assemblea stabilita la quiète di questo
regno et discorre con gran gusto di questa et d'altre grandi a^ioni
che gli pare d'aver Jatte. {Ibidem.) — La Maesta délia Regina ha
compro Yhostel de Luxembourgh nel foborgo di San Germano, per
3o 000 scudi, et essendo in bnoni^sima aria, et essendo anco in luogo
motto largo, et cosi con granJissima commodita di fabbricare et di
fare dei giardini, la Maesta sua ha detto chc vi vuole spendere fino a
40 000 scudi et farlo un palay:{0 regio. ;Scip. Amaiirato, 28 sep-
tembre 1611.)
I. Matteo Bolti, 11. — Scip. Ammirato, 20 octobre lôii. — De Gisors»
le Palais du Luxembourg.
LES ENTREPRISES MATRIMONIALES ET LES DEUILS. 323
de septembre 1611. La nouvelle en fut apportée le soir du
20 septembre; Mme Concini ne l'apprit à la reine que le
matin du 22. Marie de Médicis se mit à fondre en larmes,
disant qu'en trois années elle avait perdu les personnes qui
lui étaient les plus chères : le grand-duc Ferdinand, le roi
son mari, et sa sœur '. On fit à la duchesse un service public
à Notre-Dame, un service privé aux Feuillants le i" octo-
bre et la cour se transporta aussitôt après à Fontainebleau.
A peine y était-elle installée que l'on apprit coup sur coup
la mort du duc de Mayenne, à qui sa femme Henriette de
Savoie ne survécut que quelques jours et celle de la reine
d'Espagne, Marguerite d'Autriche, à la suite de couches, le
13 octobre ".
Le premier de ces événements faisait disparaître de la
scène un modérateur habile entre les partis et fut généra-
lement déploré ^. La reine, pour montrer combien elle
aimait et estimait le feu duc, fit venir son fils, et, après lui
avoir adressé des paroles pleines de courtoisie et empreintes
d'une singulière affection pour sa maison, lui confirma la
totalité de la pension annuelle de 30000 écus dont jouis-
sait son père *.
Le second de ces événements funestes laissait vacante
une place de reine.
On aurait pu croire que, sous l'impression de tant de
funèbres nouvelles, se ralentirait un peu l'activité des entre-
prises matrimoniales de la reine et de son entourage. Mais
ne donnaient-elles pas matière à de nouvelles combinaisons
pour l'inventif et inévitable Botti? L'ambassadeur d'Espagne
à Paris venait à peine de recevoir de son maître une lettre
« à faire pleurer les pierres » % que le marquis de Campi-
glia songeait à remarier Philippe IIL
1. Scip. Ammirato, 28 septembre. — Ambass. vénit., 5 octobre 1611.
2. Scip. Ammirato, 20, 2b oct.. — Maiteo Botti, 24, 25 octobre 1611.
3. Matteo Botti, 11 octobre 1611.
4. Ambass. vénit., 2 novembre 1611.
5. Matteo Botti, 25 octobre 1611.
324 I^-^ MINORITÉ DE LOUIS XIII.
« Il résulte d'avis très certains, écrit-il au grand-duc de
Toscane, que, si le roi d'Espagne veut reprendre femme,
il ne serait point opposé à l'idée de choisir la princesse
d'Angleterre. Quant à la reine de France, je rappelle à
Votre Altesse ce que je lui ai écrit une autre fois, à savoir
qu'elle ne se remarierait point, même pas avec le roi d'Es-
pagne, si la reine venait à mourir. Mais les occasions font
quelquefois changer d'opinion, bien qu'en l'espèce, je ne
le croie point. Je suis même d'avis que Sa Majesté ferait
volontiers quelque démarche en faveur d'une des sœurs de
Votre Altesse. Mais il faut toujours songer que le tout
dépend entièrement de Villeroy \ » Une fois lancé sur
cette piste nouvelle, Botti ne s'arrêtera pas facilement en
chemin.
Malgré la perte récente qui la frappait plus directement
encore que la régente, la duchesse de Lorraine, fille de la
feue duchesse de Mantoue, ne remit point la visite qu'elle
devait faire à la cour de France. Elle arriva à Fontainebleau
le 29 octobre au soir. La reine alla au-devant d'elle en
carrosse et le roi à cheval jusqu'à plus d'une lieue du châ-
teau. A quarante pas environ de la reine, la duchesse mit
pied à terre, ce que firent de leur côté la régente et le jeune
Louis XIIL Après s'être embrassées cinq ou six fois, Marie
de Médicis et sa nièce remontèrent en carrosse et rentrèrent
à Fontainebleau où la duchesse accompagna la reine jusqu'à
sa chambre, se rendit ensuite à son appartement; après
s'y être reposée une demi-heure, le moment du dîner étant
arrivé, elle alla donner la serviette à la reine et rentra elle-
même dîner dans son appartement; elle avait avec elle le
comte de Vaudemont^ et quelques autres cavaliers; trois
jours après, arriva le cardinal de Gonzague. La reine
mena sa nièce à la chasse et chercha à lui rendre aussi
1. Matteo Botti, 24 octobre 1611.
2. François de Lorraine, comte de Vaudemont, fils de Charles III,
duc de Lorraine, et de Claude de France.
LES ENTREPRISES MATRIMONIALES ET LES DEUILS, 325
agréable que possible le court séjour qu'elle fit à Fontaine-
bleau *.
L'opinion de la cour ne pouvait attribuer à cette réunion
de famille d'autre objet que la continuation de ces pourpar-
lers de mariage engagés depuis quelque temps déjà pour la
jeune princesse de Mantoue. Déjà il ne s'agissait plus pour
elle, paraît-il, du fils du connétable, mais du nouveau duc
de Mayenne; ce bruit, si inconsistant qu'il fût, n'en inécon-
tentait pas moins le vieux Montmorency, qui était déjà tout
prêt à se tourner vers le comte de Soissons et à lui deman-
der sa fille pour son fils.
Botti ne tenait plus en place à Paris. On parlerait de
mariages à Fontainebleau et il n'y serait pas! Voilà qui
n'était point à faire. Aussi, sans être invité, sous prétexte de
présenter ses condoléances à l'occasion de la mort de la
duchesse de Mantoue, le marquis de Campiglia, escorté
du résident Ammirato et accompagné du sous-introduc-
teur des ambassadeurs ", M. Girault, se rend-il à Fontai-
nebleau avec tout son train ordinaire, à savoir deux litières,
un carrosse à six chevaux, un autre à quatre et un à deux,
plus quatre chevaux de selle, « en y comprenant, écrit
mélancoUquement Scip. Ammirato, le mien qui n'est pas
à moi ^ ».
A l'annonce de cet arrivage la régente fait dire au per-
sonnage de venir comme marquis Botti et non comme
ambassadeur et de remettre à son retour à Paris les condo-
léances, vu qu'elle n'a aucun ministre auprès d'elle, et lui
1. Scip. Ammirato, 3 novembre i3ir. — Bassompierre, Mémoires,
t. I, p. 298.
2. L'introducteur en titrj était M. de Bonneuil.
3. Voir, à l'Appendice, la curieuse dépêche de Scio. Ammirato en
date du 3 août 1611 au secrétaire d'Etat, dans laquelle, après des ren-
seignements détaillés sur les affaires de la cour et particulièrement
sur les petites commissions dont il s'est chargé pour le secrétaire
d'Etat Vinta, il termine en priant ce dernier d'avoir l'inspiration de
vouloir bien lui faire payer une bonne fois son cheval qui n'est pas
à lui.
320 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
assigne pour logement le palais du connétable. Marie de
Médicis lui fait très bonne mine, lui ordonne de se couvrir
et parle pendant une demi-heure avec lui. Le soir, Tam-
bassadeur prend part au jeu de la reine avec la princesse de
Conti, le cardinal de Gonzague, le marquis Concino et
Bassompierre; il lui présente galamment une bonne pro-
vision de gants d'Espagne et des pastilles, et le marquis
Concini l'emmène souper avec lui. Ainsi aucun bonheur
n'a manqué à Botti. Cependant Scip. Ammirato, qui relate
ces détails officiels, n'omet pas de raconter, mais en chiffres,
qu'à la nouvelle de la venue de Botti, la régente, à ce que
lui avait rapporté M. Girault, s'était mise dans une furieuse
colère en criant qu'il n'avait pas d'affaires si pressantes qu'il
ne pût bien attendre deux jours \
On comprendra encore mieux le sentiment de Marie de
Médicis, quand on saura que Botti, en venant, n'avait pas
d'autre idée que de relancer la malheureuse reine sur le
chapitre du futur mariage du roi d'Espagne. C'est ce qu'il fit
pendant la demi-heure de conversation qui lui fut accordée.
A ses insinuations indiscrètes et pressantes, la régente
répondit qu'elle se trouvait trop bien dans sa condition
présente pour penser à en changer; qu'une fois la minorité
du roi terminée, elle serait encore pendant de longues
années maîtresse plus absolue que jamais et que, plus tard,
elle serait si vieille que ce serait folie de songer à se rema-
rier, et qu'ainsi l'occasion se trouverait perdue. La régente
se moquait agréablement de l'ambassadeur; mais lui ne
perdait pas le fil de ses malices et, par le chemin détourné
de ses finasseries, suggérant successivement à la reine l'idée
d'un convoi du roi d'Espagne soit avec une princesse
anglaise, soit avec la princesse de Savoie que Philippe III
réclamait à sa cour, en arrivait à conclure que le meilleur
des mariages pour le roi veuf serait avec une des sœurs du
I. Ammirato, 8 novembre iGii. — Matteo liotti, lo novembre 1611.
LES ENTREPRISES MATRIMONIALES ET LES DEUILS. Zl']
grand-duc, « les personnes de ces princesses étant extrê-
mement désirables pour être belles, vertueuses et admira-
blement élevées ». Marie de Médicis ne pouvait qu'ap-
prouver un pareil langage, tout en répondant non sans
ironie à l'ambassadeur « que ce serait là une très grande
et très belle aventure pour qui saurait y réussir * ».
Le roi était reparti pour Paris ainsi que la duchesse
de Lorraine et le prince de Vaudemont le jour même de
l'arrivée de Botti à Fontainebleau. La reine mère les suivit
de près. La duchesse sembla vouloir prouver qu'elle n'était
pas venue pour un autre motif que celui de faire une
visite à sa tante, en demandant presque aussitôt à repartir,
Marie de Médicis la retint. A cause de ce retard, la
duchesse put être témoin d'un nouveau malheur qui, en
frappant la famille royale, ébranla du même coup la tran-
quillité de l'État.
Le jeune roi venait d'être un peu malade; il avait eu
un assez violent mal de gorge, et la reine n'avait pas voulu
qu'il revînt à Paris pour la Toussaint toucher les écrouelles
suivant l'usage des rois de France, de peur que le froid
et la fatigue n'aggravassent le mal *; la régente n'était pas
contente de la santé de ses autres enfants, qui étaient à
Saint-Germain, et notamment de celle du duc d'Orléans.
Pour les avoir plus près d'elle et les mettre dans un air
moins vif, elle avait résolu de les établir à l'ancien palais
du Luxembourg et était partie les chercher avec le cardinal
de Gonzague et la duchesse de Lorraine, lorsque éclata
comme un coup de foudre la triste nouvelle qu'Ammiraîo
relate en ces termes :
« Dieu nous soit en aide à tous ! Cette nuit, trois heures
avant le jour, est mort le duc d'Orléans à Saint-Germain;
Leurs Majestés, Mme la duchesse de Lorraine et AL le
1. Matteo Botti, lo novembre 1611. — Voir cette dépêche in extenso
à l'Appendice, p. 384
2. Ambass. vénit., 2 novembre iGii.
328 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
cardinal de Gonzague étaient là. Ainsi la pauvre reine,
qui était toute joyeuse d'être avec ses enfants et ses
neveux, s'est trouvée assister à la mort de son second enfant
mâle, lequel, bien qu'il ait été continuellement mal por-
tant, ne paraissait cependant pas destiné à une vie aussi
courte.
u Sa Majesté sera ici ce soir, et à quel point inconsolable,
Dieu le sait, quoiqu'elle soit raisonnable et prudente, et
il faut considérer que cette perte est aussi de grande consé-
quence pour l'Etat.
« On dit que la maladie a été une convulsion des mem-
bres avec de très grands accidents qui le tenaient comme
mort \ »
La reine envoya M. de Bonneuil à tous les ambassa-
deurs pour leur faire part de la mort du duc d'Orléans, et
le roi fut ramené à Paris. Le 22 novembre on emporta
sans pompe à Saint-Denis le corps du second fils légitime
de Henri IV. La duchesse de Lorraine et le duc de Vau-
demont restèrent encore un peu pour consoler la reine
qui resta plusieurs jours sans se laisser voir. « Nous
sommes en deuil jusqu'à la gorge, écrit Scipione Ammirato ;.
aussi bien me semble-t-il que depuis que je suis en France
je n'ai jamais été que vêtu de noir -. »
La duchesse de Lorraine partit le 29 novembre, après
avoir reçu de la reine en cadeau un diamant de la valeur
d'environ 10 000 écus, et laissant toutes les dames de la
cour enchantées de sa personne, de sa bonne grâce, de
ses façons libres et familières, beaucoup plus françaises
qu'italiennes ^.
1. Scip. Ammirato, 17 novembre 1611. — Cf. Héroard, t. II, p. 88.
2. Matteo Botti ; Scip. Ammirato, 22 novembre 1611.
3. Tiitte queste dame son rimaste innamorate delV humanita e cor-
tesia di S. A., essendo riuscita nel procédera liberamente et con gran
familiarita molto piii fran:^ese che i'.aliana. (Scip. Ammirato, 29 no-
vembre 16 II.)
LES ENTREPRISES MATRIMONIALES ET LES DEUILS. 829
La reine se trouvait isolée des siens en face des diffi-
cultés nouvelles de la situation. Elles la préoccupaient
vivement; car la mort du duc d'Orléans, en rapprochant
encore du trône les princes du sang, devait naturellement
grandir leur importance et aviver leurs prétentions. Le
prince de Condé avait fait une courte apparition à la cour
le 16 octobre et s'était ensuite retiré à Valéry pour aller
de là passer la revue de sa compagnie de gens d'armes,
pendant que le comte de Soissons se rendait en Normandie
pour y tenir les États de la province \ Depuis, les événe-
ments l'avaient rappelé à Paris où Ton attendait aussi,
non sans appréhension, le retour de Soissons. On remar-
quait que le cortège du prince de Condé grossissait de jour
en jour et il était à craindre qu'il ne se liguât prochaine-
ment avec Soissons pour avoir plus de part au gouver-
nement. L'un et l'autre étaient en effet très jaloux des
ministres, qui leur paraissaient en faire un peu trop à
leur fantaisie, et Soissons avait une antipathie particulière
contre le chanceUer.
Nevers était déjà de retour à la cour. Marie de Médicis
envoya dire au duc d'Epernon d'y revenir également pour
tenir le comte de Soissons en respect. On ne doutait point
que, le duc d'Orléans mort, le comte ne recommençât à
importuner la reine pour qu'elle donnât à son fils la fille
du duc de Montpensier. « On croit bien, écrit Scipione
Ammirato, qu'il ne pourra l'obtenir; car cela ne ferait guère
le compte de Sa Majesté d'augmenter la puissance de
Soissons de 72000 écus de rentes en duchés, marquisats,
comtés; Guise et d'Epernon s'opposeront de tout leur pou-
voir à ce mariage. On pense que la reine veut la marier
au duc d'Anjou ^ ».
1. Ambass. vénit., 2 novembre 1611.
2. Scip. Ammirato, 22 novembre i6ir. — Le duc d'Anjou, Gaston,
bientôt duc d'Orléans, épousera en etlét un jour, après bien des
vicissitudes, et contraint par Richelieu, cette riche et désirable héritière
qui mourra en donnant le jour à la célèbre Grande Mademoiselle.
33o LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
La politique étrangère et matrimoniale de la reine allait
offrir aux princes mécontents un terrain d'opposition fort
commode.
Les négociations pour les mariages d'Espagne, qui s'étaient
toute cette année traînées en longueur et n'avaient abouti
qu'à la souscription de part et d'autre et à la ratification de
promesses secrètes, firent tout à coup un progrès considé-
rable, u Le roi est malade, la reine est morte, le duc de
Lerme n'a pas été et n'est pas encore bien », écrivait Scip.
Ammirato pour expliquer qu'il fallait encore prendre
patience, lorsqu'on apprit tout à coup par un courrier qui
passait en Flandre que le roi et le duc de Lerme étaient
guéris, et que, sous très peu de jours, arriverait en France
une réponse relative aux mariages, à l'alliance, et au temps
où l'on enverrait les épouses à leurs maris.
Une intervention imprévue avait déterminé ces décisions
rapides. Depuis quelque temps le roi d'Angletetre s'inquiétait
des bruits persistants qui circulaient relativement à des pro-
jets de mariage entre les couronnes de France et d'Espagne,
et il avait donné Tordre à son ambassadeur en France de
(( bien ouvrir l'œil « {che stasse molto ben oculato) et de faire
toutes les investigations possibles pour s'assurer de la vérité.
L'ambassadeur y mit beaucoup de zèle; on l'appréciait
beaucoup à la cour de France où, à la fin de septembre, le
jeune roi et la reine mère avaient consenti à être parrain et
marraine d'un enfant que l'ambassadrice lui avait donné
sur le sol français. Ses relations familières nuisaient peut-
être à la clairvoyance politique de l'ambassadeur, mais
facilitaient ses entretiens avec Marie de Médicis *. Il s'en-
quit à plusieurs reprises auprès de la reine et des
ministres qui l'assurèrent toujours du contraire, en disant
I. VAmbasciatore di lughilterra ha havuto un bambino et avendo
pregato il Re di essere compare, et la Regina comare, loro Maesta
r/ianno fatto tenere a battesimo et domenica furno in casa dell.
ambasciatove, che fece iina superbissima cola^ione. (Scip. Ammi-
rato, 28 septembre iGii.)
LES ENTREPRISES MATRIMONIALES ET LES DEUILS. 33 I
que ces pratiques n'avaient pas d'autre objet que de
gagner du temps et d'amener tranquillement le roi hors de
sa minorité.
Ces assurances n'ayant pas complètement satisfait Jac-
ques P"", ce prince résolut d'éclaircir le mystère par un
autre moyen; et, se rappelant l'offre qui lui avait été suc-
cessivement faite par les deux ambassadeurs d'Espagne qui
avaient résidé auprès de lui, de l'infante d'Espagne pour le
prince son fils, il donna l'ordre à M. de Digby, son ambas-
sadeur à la cour de Madrid, non seulement de manifester
le désir qu'on en vînt à l'effectuation de ces avances, mais
d'en faire une instance en forme et de lui expédier immé-
diatement la réponse. Digby exécuta les ordres de son
maître vis-à-vis du duc de Lerme et du roi lui-même; mais
il ne put cacher à Jacques P% dans sa réponse, qu'il avait,
après avoir exposé l'objet de sa mission, découvert une
grande hésitation dans l'esprit du roi et du duc; on lui
répondit que, sans doute, telle avait toujours été l'intention
de Sa Majesté; mais que, pour l'effectuer, il était néces-
saire, à cause de la religion, d'obtenir le placet du pape;
il fallait donc différer la réponse. Pendant ce délai, on
essaya à la cour d'Espagne d'amuser l'ambassadeur au
moyen d'autres négociations ; force fut néanmoins d'en
venir à lui dire que, le roi d'Angleterre n'ayant pas prêté
roreille aux premières offres qui lui avaient été faites, on
avait pris des engagements pour l'infante en France; mais
que, si le roi voulait se contenter de la seconde infante,
on la lui donnerait, sans aucun désavantage au regard de
l'aînée, à laquelle on ferait faire une renonciation de tous
■ses droits de succession à la couronne.
Jacques P"", sur le coup de cette réponse, tint un lan-
gage acerbe à l'ambassadeur d'Espagne et se plaignit
amèrement à celui de France que la régente n'eût répondu
à tout ce qu'il avait fait, lui, depuis la mort du roi son
mari, pour le service de son fils et la tranquillité du
332 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
royaume, qu'en poussant aussi loin ses pratiques avec
l'Espagne, sans lui en rien communiquer, en affirmant
toujours à son ambassadeur le contraire de la vérité et
en faisant tout pour la lui cacher. L'ambassadeur d'Angle-
terre tint à Villeroy, avec beaucoup de véhémence, un lan-
gage semblable. Le vieux ministre continua à nier, mais
avec moins de fermeté qu'auparavant et en entrant dans
des considérations qui équivalaient à un aveu, disant que,
quand bien même on contracterait avec l'Espagne des Hens
de parenté, ils ne prévaudraient jamais sur la raison d'État
qui tenait la France unie à l'Angleterre; qu'il y avait d'autres
filles de France, et que la reine tenait le plus grand compte
des démonstrations amicales faites par le roi d'Angleterre
pendant la minorité de son fils et lui en avait la plus grande
obligation.
Ces bonnes paroles ne calmèrent pas le ressentiment
du roi Jacques I". Son ambassadeur eut Tordre de revenir
à la charge et de déclarer que, puisque la régente lui
témoignait si peu de confiance, il ne voulait plus que son
fils, le duc d'York, continuât d'avoir la charge de capitaine
de la compagnie de gens d'armes écossais entretenus par
la couronne de France.
Les représentations si vives du roi d'Angleterre firent
beaucoup d'impression sur l'esprit de la reine. Elle en
craignait les suites pour l'autre projet de mariage qu'elle
avait en tête, et pensait avec raison que le mécontentement
du roi d'Angleterre pourrait ranimer l'opposition du parti
protestant toujours puissant et inquiet et fournir des armes
à la ligue des princes du sang, sans compter qu'au point
de vue extérieur, un refroidissement avec l'Angleterre et
par suite l'inévitable relâchement des liens d'amitié avec
les Etats-Généraux, qui se montraient déjà peu satisfaits de
la politique suivie par la France à leur égard depuis la mort
de Henri IV, amèneraient dans la situation internationale
de la France un afFaibHssement que les inclinations espa-
LES ENTREPRISES MATRIMONIALES ET LES DEUILS. 333
gnoles de la régente ne l'empêchaient cependant pas de
considérer comme très grave \
Mais les résolutions décisives étaient déjà prises. Après
avo r enfin accompli à Paris l'office de condoléances à
propos de la mort de la duchesse de Mantoue -, Botti alla
voir l'ambassadeur d'Espagne, qui lui dit avoir reçu des
ordres suffisants pour conclure le mariage de la première
fille de France avec le prince d'Espagne \ C'était au
moment où l'on célébrait à Paris un service mortuaire en
l'honneur de[la reine d'Espagne, mère de la jeune fiancée.
Botti, qui avait encore été chargé de remettre à la reine une
nouvelle lettre de condoléances à propos de cet autre événe-
ment funèbre, alla se promener à Saint-Germain et à Saint-
Cloud, ne voulant pas, pour des raisons de préséance, assister
au service, abstention qui dut lui être fort pénible \ Ce n'est
pas à dire qu'il perdit son temps pour cela; car il écrivit à
différents cardinaux pour leur donner avis de la conclusion
définitive des mariages ^ et mêlant, suivant son habitude,
à la négociation des grandes affaires le souci des petites
attentions pour la régente, il écrivait au grand-duc pour
lui demander « un peu de cette quintessence d'ambre que
Ton fait dans sa galerie , ce qui serait sans doute fort
agréable à Sa Majesté, non seulement à cause du goût
très vif qu'elle a pour les odeurs, mais parce qu'elle se
ferait honneur de cette nouvelle invention auprès des
princes et des princesses de la cour ^ ».
Toute cette politique à l'eau de rose avait cependant
abouti à ce résultat qu'il ne restait plus à régler qu'une ques-
tion entre la cour de France et celle d'Espagne, celle de
1. Matteo Botti, 24 octobre, 22, 23 novembre. — Ambass. véiiit.,
iG novembre 1611.
2. Matteo Botti au grand-duc, 26 novembre l'Jii.
3. Matteo Botti, 6 décembre 1611.
4. Scip. Ammirato, 20 décembre; Matteo Botti, 23 décembre i6ir.
5. Scip. Ammirato, 23 décembre 1611.
6. Matteo Botti, 20 décembre 1611.
334 ^^ MINORITÉ DE LOUIS XIII.
l'époque ii laquelle viendrait en France la princesse espa-
gnole. La régente voulait abréger les délais, et comme on
lui objectait qu'à cause de la mort de la reine, le roi vou-
drait sans doute garder plus longtemps sa fille auprès de lui,
Marie de Médicis déclarait que c'était une raison de plus
pour la lui envoyer; car elle lui tiendrait lieu de mère *.
La cour d'Espagne fit connaître sa résolution au milieu de
décembre. Elle demandait que la reine voulût bien admettre
que l'on n'enverrait les jeunes épouses qu'après les treize ans
ou au moins les douze ans accomplis de l'infante, ce qui
remettait à deux années plus tard l'échange des princesses ^.
A ce moment la reine avait déjà parlé de ces mariages à
tant de personnes que la nouvelle était devenue publique ^.
Il avait fallu faire tomber les dernières illusions du duc
de Savoie. Cette mission incomba au maréchal de Lesdi-
guières. Ce fut une scène tragi-comique. Au commence-
ment de l'entrevue que le prince et le gouverneur du Dau-
phiné eurent à Suze, Charles-Emmanuel n'avait pas encore
perdu tout espoir. Lesdiguières lui ayant dit de ne pas
compter pour son fils Victor-Amédée sur un mariage avec
la fille aînée de France, car on voulait la marier en Espagne,
et l'ayant pressé de marier le prince ailleurs, Charles-
Emmanuel répondit qu'il ne marierait pas son fils tant que
la première fille de France ne serait pas la femme du prince
d'Espagne \ Il rappela que, pour marier son fils à une fille
de France, il avait perdu l'amitié du roi d'Espagne; il offrait
de liguer toute l'Italie avec la couronne de France; il
demandait qu'au moins on n'en vînt pas à la conclusion
dernière sans l'avoir entendu, offrant de venir en poste à
Paris et de faire tout ce que la reine voudrait. Devant ces
instances et ces supplications, Lesdiguières, qui avait des
1. Matieo Botti, lo novembre 1611. Voir l'Appendice.
2. Matteo Botti, 23 décembre 1611. (2" dépêche.)
3. Matteo Botti, 23 décembre i6ir. ^3" dépêche.)
4. Matteo Botti, 4 décembre 1611.
LES ENTREPRISES MATRIMONIALES ET LES DEUILS. 335
ordres formels, dut, pour en finir avec le duc qui le pres-
sait terriblement, se résoudre à lui dire que <' puisque ni
ce que la reine avait dit à son ambassadeur, ni ce qu'il disait
en ce moment à Son Altesse ne suffisait à le désabuser, il
se demandait s'il se rendrait à l'évidence même en voyant
couchés ensemble dans le même lit le prince d'Espagne et
Madame de France ». A cette ironie toute militaire, mais
décisive, le duc se mit à pousser des hurlements, à s'arra-
cher la barbe et à pleurer de rage \ Quand il se fut un peu
calmé et que, de nouvelles lamentations à propos de l'inter-
diction faite au duc de Nemours d'épouser une de ses filles
ayant pris fin, le maréchal de Lesdiguières put continuer
l'entretien en se rabattant sur le chapitre des compensa-
tions, il trouva naturellement chez son interlocuteur de très
fâcheuses dispositions à l'égard du projet de mariage de
son fils avec une princesse de Toscane ^ Mais le vieux rou-
tier dressa l'oreille quand le duc lui parla d'une princesse
de Mantoue et de la possibilité d'arrondir le Piémont par
des emprunts au Montferrat, possession de la maison de
Gonzague, et qu'un envoyé du duc de Mantoue se trouva
là fort à point pour lui faire des propositions dans ce sens
et lui montrer des écritures.
L'afi"aire n'eut aucune suite; mais elle inquiéta beaucoup
le marquis de Campiglia, qui, préoccupé avant tout de
placer les filles de son maître, avait vu dans cette combi-
naison nouvelle une petite perfidie de la régente. Mais il ne
désespérait pas de la ramener elle et le gouvernement à de
meilleurs sentiments.
« Je crains bien que Votre Altesse, écrit-il au grand-duc,
n'ait jamais trop en sa faveur pour chose que ce soit, M. de
Villeroy, sans un beau diamant, ou tout autre présent; car,
dans ce pays, c'est plus que jamais l'usage, et cela ne se fait
pas au poids d'une once; si bien qu'à ce point de vue, c'est
1. MatteoBotti, 20 décembre 1611. — Ap. B.Z., De dissoliitione..., p.qS.
2. Cf. Scip. Ammirato, 3o décembre iGii.
336 LA MINORITE DE LOUIS XIII.
peu de chose que la cour ottomane. Les occasions se trou-
vent et peuvent être fréquentes; et l'autorité de cet homme
me paraît être plus grande que jamais, et pour bien des
choses, il me semble ne lui manquer de roi que le nom. Et
quant à moi, je crois que dans les matières dont je parle,
à savoir celles d'État, la reine croirait plus ce que lui dirait
Villeroy que ce qu'elle verrait de ses propres yeux *. »
La reine aurait pu faire et fera bientôt plus mal. Car
c'est évidemment grâce à la dextérité de cet homme d'État
que la complication de tant d'événements et l'enchevêtre-
ment des manifestations d'une politique contradictoire
n'avaient abouti h aucun éclat dangereux.
L'année 1611 se serait terminée dans le plus grand calme
sans un acte de rébellion tout local qui ne prit d'impor-
tance qu'en raison même de la tranquillité générale. Un
gentilhomme protestant du Berri, nommé M. de Vatan
(Florimond Du Puy), donnait asile à des gens qui volaient du
sel aux entrepositaires de la gabelle, et qui le revendaient
ensuite à bon compte. M. Robin, créature de Concini, à
qui avait été adjugée, au milieu de l'année, la ferme du sel,
fit mettre la main sur quelques-uns de ces larrons, et obtint
des aveux complets : ils révélèrent l'appui qu'ils trouvaient
auprès de M. de Vatan. Mais celui-ci fit forcer une maison
de campagne appartenant à Robin et enlever son fils, qui
était âgé de dix ans, en déclarant que l'enfant subirait le
même sort que les prisonniers ". Alors (( cette brute de
M. de Vatan (questa bestia di quel mons. Vatan) se fortifia
dans son donjon et annonça qu'il attendrait le canon ^. Le
Conseil envoya un exempt avec des lettres royales pour
faire rendre l'enfant; l'exempt fut menacé du bâton. On
décida alors d'envoyer le grand prévôt avec cinquante
1. Matteo Botti, ibidem, et 3o décembre iGii.
2. Scip. Animirato, 22 novembre 1611.
3. Scip. Ammirato. 7 décembre iGii.
LES ENTREPRISES MATRIMONIALES ET LES DEUILS. 33/
archers, quatre compagnies des gardes et du canon devant
le château; et, comme M. de Vatan ne voulait le rendre
qu'avec la vie sauve pour la petite garnison, Tassant fut
donné. M. de Vatan se fit prendre, s'en remettant à la misé-
ricorde du roi. On pendit sur-le-champ vingt-deux ou vingt-
neuf des siens. Quant à lui, bien qu'il n'eût pas exécuté
son horrible menace et que Ton eût essayé de le sauver en
le faisant passer pour fou, il devait être décapité en place
de Grève le 2 janvier 16 12, par arrêt du Parlement '.
L'horizon n'était pas absolument dégagé de nuages en
ces derniers jours de l'année léii. Les princes du sang ne
cachaient point leur mécontentement de voir que des
affaires de la plus haute gravité eussent été traitées en leur
absence. Le prince de Condé continuait à faire profession
d'obéissance et de dévouement absolu à la reine, mais sa
sincérité était plus que douteuse; le comte de Soissons, qui
était parti dans son gouvernement, assez mécontent que la
reine lui eût refusé deux cent mille écus qu'il réclamait
pour le payement de dettes contractées par son père au ser-
vice du Tiers-Parti % trouvait à son retour une autre cause
de désappointement. Lorsque, après la mort du duc d'Or-
léans, Mlle de Montpensier alla voir la reine avec tout le
grand deuil et l'équipage ordinaire des veuves, la reine tout
émue se couvrit le visage de son mouchoir et la dispensa
de porter cet habillement : « Tant y a, écrit Malherbe à
son correspondant Peiresc, qu'elle est de nouveau promise
à Monseigneur qui est à cette heure. De quoi la reine l'as-
sui"a qu'elle ne seroit pas tant respectée qu'elle l'étoit de
feu Monsieur, d'autant qu'il ne la baisoit jamais sans lui
demander son congé , et que cettui-ci n'en feroit pas de
I. Scip. Ammirato, 28 décembre i6ii. — Cf. Mercure français, t. II,
p 298; Bassompierre, Mémoires, t. f, p. 299; Héroard, Journal^ t. II,
p. 94; Malherbe à Peiresc, t. Ill, p. 254, 25 novembre 1611.
2. Celui du cardinal de Bourbon sous la Ligue.
22
338 LA MINORITÉ DE LOUIS XIII.
même. )^ (25 novembre.) Le connétable était également très
peu satisfait d'avoir vu s'évanouir ses espérances d'un
mariage de son fils avec une princesse de Mantoue, sans
compter que la question de l'élargissement du comte d'Au-
vergne, son gendre, n'avait pas fliit un pas, bien que la
reine lui eût iécemment promis de traiter cette affaire en
Conseil. Le duc de Savoie, Soissons, Montmorency, ces
trois pères désappointés, pouvaient se donner la main.
D'autre part, on ne savait pas jusqu'à quel point la mort
du sage duc de Mayenne ne modifierait pas l'attitude jus-
qu'alors très conciliante de la maison de Guise, en laissant
la bride sur le col aux jeunes fous de la famille.
Toutes ces raisons déterminèrent la régente à faire venir
auprès d'elle les maréchaux et les officiers de la couronne
par l'autorité desquels elle avait le dessein de faire valider
ses résolutions, et particulièrement celles qui étaient rela-
tives aux mariages espagnols; dans le cas où elle se heurte-
rait à Topposition des princes, elle voulait donner par la
présence de ces deux personnages du poids et de la force au
conseil des ministres qui gouvernaient alors.
Tous les grands dignitaires de l'Etat se trouvèrent donc
réunis à Paris au moment où se faisait l'état des finances,
c'est-à-dire l'établissement du budget des recettes et des
dépenses, la répartition des pensions et gratifications, et à
la veille du jour où le gouvernement de la régente allait être
dans la nécessité de montrer au soleil les résultats de sa
politique étrangère.
APPENDICE
CATALOGUE
CITATIONS, EXTRAITS
DES CORRESPONDANCES RELATIVES A LA MINORITÉ DE LOUIS XIII
EXISTANT A l'(( ARCHIVIO MEDICEO »
Ces documents sont classés à Florence sous les rubriques
et cotes ci-dessous indiquées.
Dispacci del Segretario Scipione Ammirato il gtovine rimasto
in Francia a supplire al résidente cav^^ Camillo Guidi che per
causa di sainte era dovuto tornare a Firenxe-dal di j décembre
i6op. (Legazione di Francia, Fil:(a 4622.)
Dispacci di Matteo Botti marchesc di Cajnpiglia résidente in
Francia pel grand-duca Cosimo II di Medici, diretli alla Segre-
tario di Stato in Firen^e. (Legazione di Francia, Fil:(a 4624.)
Lettere del s'' Cavalière Andréa Cioli scritte di Francia dal di
4 di Giugno 16 10 a tutto Gennajo 161 1. {Fil^a 4626.^
Lettere délia Regina Maria di Francia alla famiglia Gran
Ducale di Toscana di Lug. 16 10 — )o Giug. 161 j. (Le-
gazione DI Francia, Fil:(a 472^.)
Lettere del Marescial d'Anchre e sua tnoglie al Gran Duca e
Cor te di Toscana. {Fil^a 4J48,)
340 APPENDICE.
1. BoTTi AU GRAND-DUC DE ToscANE. Paris, 15 mai 1610.(4624.) •
2. BoTTI — — 16 — — —
I. Ammirato au secrétaire d'État
V IN TA.
—
15
—
—
(4622.)
2. Ammirato
—
—
2
juin
—
—
3. BOTTI AU GRAND-DUC.
—
3
—
—
(4624.)
I. ClOLI —
Turin
, 4
—
—
(4626.)
2. ClOLI —
Lyon
7
—
—
—
3. Ammirato au secret.
d'État.
Paris,
12
—
—
(4622.)
3. ClOLI AU grand-duc.
—
15
—
—
{4626.)
4. ClOLI AU SECRET. d'ÉtAT.
—
19
—
—
1
4. Ammirato —
—
19
—
—
(4622.)
4. BoTTI : —
—
19
—
—
(4624.)
5. BOTTI AU GRAND-DUC.
—
19
—
—
—
6. BoTTI AU SECRET. dÉ'tAT.
—
20
—
—
—
$. ClOLI —
—
21
—
—
(4626.)
6. ClOLI —
—
22
—
—
—
7. BoTTI —
—
22
—
—
—
5. Ammirato —
—
24
—
—
(4622.)
7. ClOLI —
—
24
—
—
(4626.)
8. CiOLi —
—
26
—
—
—
9. ClOLI —
—
28
—
—
—
6. Ammirato —
—
28
—
—
(4622.)
8. BoTTI AU GRAND-DUC.
—
30
—
—
(4624.)
10. ClOLI AU SECRÉTAIRE d'ÉtAT.
—
30
—
—
(4626.)
II. ClOLI —
—
ler
juillet
—
—
9. BOTTI —
—
2
—
—
(4624.)
12. ClOLI —
—
2
—
—
(4626.)
7. Ammirato —
—
2
—
—
(4622.)
13. ClOLI —
—
5
—
—
(4626.)
14. ClOLI AU GRAND-DUC.
—
5
—
—
—
10. BOTTI AU DUC DE LeRME.
—
5
—
—
(4624.)
8. Ammirato au secret.
d'État.
—
10
—
—
—
1$. ClOLI —
—
10
—
—
(4626.)
I. Le premier chiffre à gauche est un numéro d'ordre pour les
dépêches de chaque correspondant; le dernier à droite indique la
filza ou liasse où se trouve à l'Archivio de Florence le document
cité.
APPENDICE. 341
I. Marie de Médicis a la grande-duchesse Marie-Madeleine de
Toscane. Paris, 11 juillet 1610. (4729.)
Ma cousine, vous avez grande raison de croire que en la perte
incroiable que j'ay faicte, je ne pouvois recepvoir consolation que de
Dieu. C'est à Luy que je faiz mon addresse en ceste mienne affliction,
car sans la grâce et assistance de sa divine bonté, je ne pourrois sup-
porter la doulleur que j'endure de ce funeste et misérable accident. Je
vous remercye de l'office de condoléance que vous m'avez voulu
rendre sur ce subject, qui m'est ung tesmoignage de l'amitié et bienveil-
lance que vous m'avez tousiours portée, dont vous m'avez tousiours
rendu des effectz. Je vous prie de la continuer cy après a l'endroict du
Roy monsieur mon filz et de moy, et faire estât de la mienne, de
laquelle vous prendrez une entière asseurance par celle cy. Je ne feray
plus longue lettre que pour prier Dieu, ma cousine, qu'il vous ayt en
sa sainte et digne garde.
Escrit à Paris le ii°^« jour de juillet 1610.
Votre bien bonne cousine ^
Marie * .
II. BoTTi AU grand-duc. Paris, 12 juillet 1610. (4624.)
9. Ammir.\to AU SECRÉTAIRE d'État. — 13 — — —
16. CiOLi AU GRAND-DUC. Paris, 13 juillet 1610. (4626.)
Relation sur l'état de la France.
Serenissimo mio Signore et Padrone unico,
Se ben' hora in questo Regno che puo render conto de danni délia
guerra et degli utili délia pace^ pone maggiori le speranze di duratione
di pace che i pericoli di rottura di guerra, dovendosi nondimeno rime-
diare sempre al maie perché tanto più si possa godere il bene, et
essendo la pace il fine di ogni buon governo, va pensando la Maesta di
questa prudentissima Regina al rimedio dei pericoli, per sempre più
assicurarsi nelle speranze, et per conseguenza nel quieto possesso délia
pace. In queste tre parti, clero, nobiltà et popolo, par che si possa
dividere la Francia. Il clero che è in numéro considerabile, oltre alla
ripugnanza délia sua professione, non puo, ne per interesse délie loro
comraodità, ne per zelo délie religione, voler guerra, perche in essa
I. Nous mettons en italique ce qui, dans les lettres de la reine,
est de la main de Marie de Médicis.
342 APPENDICE.
non sarebbon padroni délie entrate délie lor Badie et Benefitii; et per
essa hanno più volte et frescamente provato che la religione in
cambio di crescere, si va più losto in diversi modi sminuendo. La nobiltà
si distingue in due parti, cioe ne' benestanti et ne' malestanti. I primi, per
non metiere il loro in compromesso et per non esser disagiati et privi
de loro commodi, ne anche loro posson volerla; ma bene si puo dubi-
tare che i malestanti c' inclinino per migliorar conditione, et per non
essere in tanto molestati dai lor creditori, che in tempo di guerra non
ardiscono di farlo. Il Popolo ancora si suddivide in quello délie città et
Terre, et in quello délia campagna ; et e ben vero che il primo, si puo
tener per fermo che ami la pace perche i Parlamenti, i Giudici, et i
Procuratori, che ascendono a numéro incredibile, per la guerra non
possono tirare innanzi i guadagni del loro essercitio, perche mancano
in tal tempo le liti civili, che gliene somministrano; et i faccendieri,
artisti et bottegari che hanno in questo tempo di pace ben' avviate le
cose loro, hanno anch' essi cagione di desiderarne la continuatione per
non perdere i loro avviamenti. Ma del secondo non puo già esserci tanta
sicurezza, perché avvezzi i contadini a tribolar sempre per la campagna
ed oppressi dalle gravezze et dalle essecutioni, che per causa di esse
contro loro si fanno, si puo dubitare che facilmente si lasciassino
tirare. Et benche la seconda parte del primo popolo, cioé i faccendieri,
gli artisti et i bottegari sentino più degli altri l'incommodo délie grosse
gravezze che sopportano, sanno perô che tornerebbe loro più grave il
danno délia guerra ; onde neanche per questo possono applicarci
l'animo. Da i Principi del Regno, che considerati come transcendenti
non son compresi in questa divisione, ma, come motori son ben
cagione di questi pensieri, hanno a nascere i garbugli che potrebbono, se
non ci si provvedesse, disturbar la pace. Hor per rimedii salutari ven-
gono in campo questi :
Il primo, che risguarda la nobiltà, sarà il moderare le concession! ai
Principi, et di quella parte di augumento di pensioni che ragionevol-
mente si puo loro negare, coma irragionevolmente la pretendono et
chieggono, servirsi per distribuirla per le provincie alla seconda parte
délia nobiltà, cioé à malestanti, et non già a tutti, che sarebbe irapos-
sibile, ma a quelli Duchi, Marchesi, Conti et altri signorotti che sono
sparsi per tutto il Regno, et hanno qualche seguito di Gentilhuomini
malestanti come loro; ma questo bisogna ben' applicarlo, con moite
avvenenze et non a un tratto.
Il secondo : il ievar qualche gravezza à popoli, et massime a quelli
délia campagna, perché, mediante questo loro alleggerimento, vende-
rebbero men care le loro fatiche, et i frutti che raccolgono, da che ver-
rebbero anche sgravati quelli délie Città et Terre, etc.
Il terzo , che insieme con il secondo , risguarda il Popolo, sara le
scemare il numéro eccessivo degli essecutori di Giustitia chiamati Ser-
genti, che sono per tutto il Regno, perche d'un essecutione che faccino a
un pover'huomo per due scudi se ne vengono a loroquattro; et questo,
dicono che saia un notabilissimo alleggerimento, et le cose del publico
APPENDICE. 343
non ne riceverebbono un pregiuditio al mondo, perché il numéro di
costoro e grande fuor di modo; et cosi resterebbe questo governo
libero da ogni sospetto di perturbatione, con félicita et gloria délia
maesta délia Regina. Et queste o altre provisioni riusciranno tutte giove-
voli perche il Principe di Spagna non ha mal' animo egli; che se fosse
il contrario, che Iddio ce ne guardi, ne queste, ne altre basterebbono.
Se a quest' hora sarà comparso costà, corne si puo qui credere, Hippo-
lito Dei., V. A, Sereniss» haverà sentito, per le lettere che mandai per
sua mano, un' altro discorso, et dall' uno et dall' altro vedra che si
puo fare buon giuditio délia tranquillità del présente Governo. Ma
l'universale par che dubiti dell' opposito, dando une gran noia la pros-
sima venuta di questo Principe di Condé, per il gran partito che
sempre piu si afferma essere stabilito di esso, di casa Guisa et delli
Eretici. Et a V. A. S^a con humilissima rcverenza, etc. Di Parigi li
13 di Luglio 1610.
Andréa Ciolï.
17. CiOLi AU GRAND-DUC DE Toscane. Paris, 13 juillet 1610. (4626.)
18. ClOLI AU SECRÉTAIRE D'EtAT ViNTA. —
13
—
—
—
19. ClOLI
— —
13
—
—
—
20. ClOLI
— —
16
—
—
—
21. ClOLI
— —
16
—
—
—
10. Ammirato
— —
18
—
—
(4622.)
22. ClOLI
— —
18
—
—
(4626.)
II. Ammirato
— —
18
—
—
(4622.)
23. ClOLI
— —
19
—
—
(4626.)
12. Ammirato
— —
22
—
—
(4622.)
24. ClOLI
— —
23
—
—
(4626.)
25. ClOLI AU GRAND-DUC. —
28
^"^
—
—
13. Ammirato AU SECRÉTAIRE d'État. Paris, 28 juillet 1610. (4622.)
.... In verita fin hora, Condé mostra d'essere soddisfattissimo di Sua
Maestà et non si sente che faccia le domande impertinenti che fece
Soissone, et si crede che la Regina con levarsi certi sospetti et ombre
che ha havutô, se lo renderà tutto suo; et l'ombre sono con Soissone et
Espernone, dei quali non si fîda, et cosi vederli tanto favoriti, gli si
accresce il sospetto et non mancono di quelli che fanno ogni opéra per
nutrirglielo nell' animo, perché oltre allô essere stato avvertito quando
ritornô, che nello entrare suo in Parigi, questi due, con consenso délia
344 APPENDICE.
Regina, lo volevano fare prigione, et ci devono essere ancora altri che
vorrebbero vedere novità che li mettono paura con dire che non sià
sicuro.
.... Conti pare che, per essere egli sordo, et nella maniera che è, et cosi
quasi inhabile a g'Overnare, nondimeno con un buon luogotenente, ei
potrà cosi essere bene atto, corne sia Condè, et altri che nei governa-
menti, non si impacciono di nulla, o di poco; et il consiglio che harà
sempre di casa Guisa senza la quale ei non sarebbe che un huomo col-
lerico, lo farà sempre stimare per quello che è, et farà apparire le sue
azioni fatte con discorso et ragione, come deve essere stato questo dis-
sentimento con Soissone per il Governo di Normandia.
26. Andréa Cioli au grand-duc de Toscane. Paris, 3 1 juillet 1610(4626).
I. Marie de Médicis au grand-duc. Paris, i« août 1610. (4729.)
Mon cousin,
Le seigneur Don Antonio De Medicis * mon frère m'attouche de si
près, que J'ay tout subiect de le favoriser et aider en ce qui regarde le
bien de ses affaires. J'ay appris comme feu mon oncle le Grand-Duc
ayant ordonné qu'il fust satisfaict de cent mil escuz qu'il luy debvoit,
vous aviez depuis sa mort commencé à les luy faire paier par mois, ce
a esté discontinué depuis quelque temps en çà. Je vous ay bien voulu
faire celle cy en sa recommandation pour vous prier de commander
qu'il reçoive entièrement la dicte somme dont il a bien besoing pour la
commodité de ses affaires particulières. J'ay tant pris d'asseurance en
l'amitié et affection que vous m'avez tousiours portée et faict paroistre
en tout ce que j'ay désiré de vous que je me promectz que vous aurez
agréable la prière que je vous en faiz, et d'aultant plus que la chose me
semble juste et raisonnable. Je tiendray en mon particuHer et singulier
plaisir le secours qu'il en recepvra de vous. Sur ce je prie Dieu, mon
cousin, qu'il vous tienne en sa sainte et digne garde. Escrit a Paris le
premier jour d'aoust 1610.
Vous savei come je affectionne mon frère Don Antonio. Je vous prie de Luy
donner contentement de ce qui luy est deuh.
Votre bone cousine,
Marie.
I. Frère bâtard de la reine.
APPENDICE.
14. Ammirato au secrétaire d'État. Paris,
27. ClOLI — —
27 bis. CiOLi — —
12. BOTTI — —
1 3 . BOTTI — — '
14. BoTTi au grand-duc. —
15. Ammirato au secrétaire d'État. —
28. ClOLI — —
29. ClOLI — —
30. ClOLI — —
15. Botti — —
31. ClOLI — —
16. Ammirato — —
16. Botti au grand-duc. —
32. CiOLi AU secrétaire d'État. —
17. Ammirato — —
18. Ammirato — —
19. Ammirato — —
17. Botti au grand-duc. —
33. CiOLi au secrétaire d'État. —
18. Botti — —
20. Ammirato — —
345
3
août
1610
. (4622.)
3
—
—
(4626.)
3
9
10
—
—
(4624.}
II
II
— ~
—
(4622.)
II
II
——"
___
(4626.)
12
12
—
—
(4624.)
14
—
—
(4626.)
18
—
—
(4622.)
18
—
—
(4624.)
24
—
—
(4626.)
24
—
—
(4622.)
25
—
—
—
29
—
—
—
29
—
—
(4624.)
29
—
—
(4627.)
29
—
—
(4624.)
30
—
—
(4622.)
3. Marie de Médicis au grand-duc. Paris, 31 août 1610. (4729.)
Mon cousin,
Comme la nouvelle que vous m'avez donnée par votre courier de
l'heureux accouchement de ma cousine votre femme ', m'a esté plus
agréable qu'aucun autre bon succez qui vous aist peu arriver, j'ay bien
voulu m'en conjouir avec vous par ceste lettre en vous renouvelîant les
assurances de la continuation de la bonne volonté que je vous porte,
et à tout ce qui vous appartient. Vous priant croire que je désire la vous
tesmoigner par effect, ainsy que vous cognoistrez aux occasions qui
se présenteront. Je prie Dieu, mon cousin, qu'il vous ayt en sa très
sainte et digne garde. Escript à Paris le 31™^ jour d'aoust 16 10.
Votre bonne cousine^
Marie Régente.
Brulart.
I. Marie-Magdeleine.
346 APPENDICE.
34. CioLi AU SECRET. d'État Vinta. Paiis, 4 septembre 16 10. (4626.)
21. Ammirato — — 5 — — (4622.)
35. CioLi — — 8 — — (4626.)
36. ClOLI — — 12 — — —
37. CioLi au GRAND-DUC DE Toscane. — 12 — — —
38. CiOLi AU secrétaire d'État. — 13 — — —
39. CiOLi — — 14 — — —
40. ClOLI AU grand-duc. — I 5 — — —
41. ClOLI — — 16 — — —
42. ClOLI au secrétaire d'État. — i8 — — —
43. ClOLI au GRAND-DUC. — I9 — — —
19. BOTTI — — 19 — — (4624.)
20. BoTTi AU GRAND-DUC DE ToscANE. Paris, I9septembre 1610.(4624.)
Le trince de Condé a été à Nancy où les princes lui ont envoyé des
lettres, des messages; ils ont fait par écrit la convention de rester unis
ensemble. La reine redoute cette ligue secrète qui a pour but de le faire agir
au gré des princes . Soissons et d' Epernon forment bande à part. Le roi d^ An-
gleterre a écrit à Guise, son parent, pour lui recommander les hérétiques. —
Conde vuol ancora in questo la preeminenza et ha affirmato a piu
d'une che e necessario che tutti questi eretici habbino un capo di-
chiarato, et che sia cattohco.
Il duca de Nivers non entrô in questa unione per disgusto, ma
per esser genero del duca di Umena, et il contestabile suocero ; il
principe di Conti per esser cognato del duca di Guisa et Sugli suo
grande amico; et il duca de Buglione per esser parente et amico
grande del prince di Conde, et TAldighiera tirato da Buglione che
si imparenta seco, e da Sugli, corne ancora da Crechi suo genero,
perche doppo la prima unione di questi principi hanno procurato di
tirare ancora molti sig" principali et uno di questi e stato Crechi et
infin nella soldatesca che si mando a Giuliers, procurorno d'havere
dal la loro tutti i capi principali.
Il miglior modo da romper questa lega ho stimato che sia il pro-
curar di levarne il duca di Guisa, che si tira dietro, oltre a tutti i
principi Loreni, Conti, Nivers, e Sugli, come ho detto di sopra. Il
mezzo da conseguir questo fine, ho creduto che sia che la Regina si
contenti che la principessa di Montpensiero si possa rimaritare contro
la promessa che haveva fatta al re morto, quando concluse il matri-
monio tra la sua figliuolina et il duca d'Orliens, et che il duca di
Guisa sia aiutato da S. M^-^ a haverla per moglie, come ha sempre desi-
APPENDICE. 347
derato, cosi per la sua gran richezza corne per la sua gratia, modestia,
e bellezza piu che ordinaria et con questo notabil benefizio, il detto
duca si faccia spiccare con tutto il suo seguito da Conde et altri colle-
gati, come sara, seguendo questo parentado, che tengo per certo che
seguira et con questa conditione espressa, perche la Regina non sola-
mente si contenta, ma ne fa ogni opéra.
.... Il duca e la principessa si piacciono et si trattengono insieme piu
hora che mai et il cardinal di Gioiosa suo zio e del quale ella e e herede,
quando io ce l'ho consigliato, ha mostro di compiacersene particolar-
mente per liberar la regina dal pericolo di questa lega.
L'altro miglior modo di romperla e stato di obbligarsi Sugli, che
puo assai con l'Aldighiera, con Buglione, e con tutti gl'altri eretici, e
con Guisa ancora; et l'occ^^ di poterlo farc ci e stata grandissima,
perche essendo in prigione un cassiere d'uno appaltatore, ha scoperto
per difendersi a un di questi tribunal! che Sugli havessi havute gran
somme di denari dal suo Padrone; la Regina gli ha potuto salvare la
roba e la riputazione con fare intendere al detto tribunale che questi
danari havevono servito per servitio del Re suo marito, e che S. M**
lo sapeva benissimo, e pero comandava che non si ricercassi altro.
19 sept. 1610. (4622.)
— — (4626.)
22.
Ammirato au secrétaire d'État Vinta.
19
44.
ClOLI —
20
45.
ClOLI —
24
46.
ClOLI AU GRAND-DUC.
27
47-
ClOLI AU SECRÉTAIRE d'ÉtAT.
28
48.
ClOLI —
30
23.
Ammirato —
30
49-
ClOLI —
2
50.
ClOLI —
Monceaux
•: 4
24.
Ammirato —
Paris,
4
21.
BOTTI AU GRAND-DUC.
Monceaux
:, 6
25-
Ammirato au secret.
d'État.
Paris,
7
51-
ClOLI —
Monceaux
-. 7
52.
ClOLI —
—
9
22.
BoTTI au GRAND-DUC.
—
10
23.
BoTTI —
(2edép.) —
10
26.
Ammirato au secret.
d'État.
Paris,
10
26 bis. Ammirato —
—
II
27.
Ammirato —
—
12
24.
BOTTI —
—
13
— — (4622.)
2 octobre 1610. (4626.)
— (4622.)
— (4624.)
— (4622.)
— (4626.)
— (4624.)
— (4622.)
— (4624.)
348 APPENDICE.
25. BoTTi AU SECRET. d'État. Monccaux, 13 octobre 16 10 (4624.)
26. BOTTI AU GRAND-DUC.
—
15 —
—
—
28. Ammirato AU
SECRET.
d'État.
Paris,
I) —
—
(4622.)
29. Ammirato
—
—
20 —
—
—
53. ClOLI
—
—
27 -
—
(4626.)
30. Ammirato
—
—
27 —
—
(4622.)
54. ClOLI
—
—
29 -
—
(4626.)
31. Ammirato
—
—
31 —
—
(4622.)
27. BoTTI au GRAND-DUC.
Paris,
ler novembre
—
(4624.)
5 5 . ClOLI AU SECRET. d'ÉtAT.
—
2 —
—
(4626.)
56. ClOLI
—
—
9 —
—
—
S7. CioLi
—
—
12 —
—
—
58. ClOLI
—
—
16 —
—
—
59 bis. CiOLi
—
—
17 —
—
—
32. Ammirato
—
—
17 -
—
(4622.)
59. ClOLI
—
—
18 —
—
(4626.)
60. ClOLI
—
-—
20 —
—
—
61. ClOLI AU SECRET. d'État ViNTA. Paris, 21 novembre 1610. (4626.)
Questa mattina, conforme alla resolutione che hieri accennai nella
4a lettera, ho parlato al Sig"" Marchese alla presenza dell' Ammirato
nella maniera che segue per l'appunto.
« Sigr Marchese, io voglio dir quattro parole a V. S. 111^^ non come
Andréa Cioli, ma come segretario del Gran Duca mio signore, il cui
interesse mi muove; et perô Ella mi concédera che per servizio di
S. A. Serenissa io parli liberissimamente, come son tenuto, et come
intendo di fare, acciô in un medesimo tempo Ella mi riconosca per
altrettanto huomo da bene, quanto son vero et fedel servidore dell'
A. S. )) Et rispostomi egli ch' io gli farei servizio a procéder seco nel
modo che dicevo, poiché più caro suole haver questo che il parlarsi
in sua assenza, etc., seguitai di dirgli che essendomi finalmente
chiarito sopra quali negotii fondava S. S. 111™^ il far riscuotere a
S. A. il suo credito et il fare anche pagare Zamet, trovavo che i suoi
trattamenti o erano irriuscibili, o molti lunghi se riuscibili, o poco
honorevoli se riuscibili et lunghi, et gliele provai con il discorrer
sopra la vana proposta del Fabbroni ', et sopra il suo negotiare con
I. Dans ses dépêches du 16, du 17 et du 18 novembre 1610, Andréa
Cioli avait fait part au secrétaire d'État des mystérieuses propositions
d'un certain Lcrenzo Fabbroni da Marradi, qui se faisait fort de pro-
APPENDICE. 349
Mosset, huomo vile di nascita, et fino a un certo tempo di profes-
sione ancora, perché é stato sarto et si chiamava prima Montalbano,
et non tanto stimato per il mestiero che egli fa hora di Partisante;
che l'andarlo a trovare a casa di notte et di giorno non convenisse
a un ambasciadore. Et poi anche entrai in ponderargli una buona par-
tita degli errori et leggerezze commesse da lui nei negotii principali
et da me scritti nel puro modo che di mano in mano parte ne li intesi
et parte veduti ; concludendogli infine che con gran detrimento délia
sua fama, et per conseguenza con pericolo di grave pregiudizio délia
dignità del Serenissimo Padrone, che più importa, si era gia incomin-
ciato a parlar contro di lui, et in Corte, et per le case degli Ambas-
ciadori, et che pero Tavvertivo a pensare a casi suoi, perché io ero in
obbligo di pensare ai rimedii, et gliene protestavo alla presenza dell'
Ammirato acciô non potesse mai con ragione dolersi di me in conto
veruno. Il m.archese, tutto cambiato di colore et di giovialità di volto,
come V. S. puô credere, quanto ai negotii impresi da lui per far pagare
il Grand Duca et Zamet, rispose, prima, ch' io ne havevo saputo parte
ma non tutto; e poi tutto negô et disse che io non havevo potuto
intendere il vero, perché di giâ la sua proposta era accordata, haven-
dola concessa la Regina, et approvata Villeroy, il Cancelliere, il Car-
dinale di Gioiosa, monsign. d'Alincourt, et Monsig. di Piseulx; et
qui, dicendo io sempre che non havevo punto di fede in quel che
egli a 19 soldi per lira et a sette ottavi, come egli diceva, teneva per
fermo, et che ben presto si vedrebbe chi di noi rimarrebbe ingannato,
perché io non parlavo senza fondamento, occorsero moite repliche dall'
una banda e l'altra da rimanerne ciascuno piccato, et io fui costretto,
perché egli mi domando (non voglio uscire dalle parole proprie), se le
tenevo per « coglione », a dirgli che non Io tenevo per coglione ma per
huomo da poter fare délie coglionerie quanto un' altro, perché tutti
gli huomini sono sottoposti a farne, et più si conoscono quelle degli
altri che le proprie, et che io non mi arrogavo di conoscer le sue,
ma sentivo che da altri erano state pur troppo conosciute, e almeno
per tali reputate; et egli punse bravemente me con dire di essersi
avvisto che, o per invidia, o per malignità, io havessi per maie ch' egli
tirasse a porto cosi buon negotio. Nel che io riscaldatomi, seben mi
astenni dal dargli mentita formata, perché non mi si possa mai dire
che in maniera veruna io habbia nociuto al servizio del Padrone, mentre
per quello mi metto a fare ciô che forse altro non farebbe, rispon-
dendogli perô ch' egU era stato il primo ad haver questa opinione di
me, et ch' ell'era falsissima, gli provai per discarico mio questa falsita
di sorte che gli convenne in ultimo confessarla, et domandarmene,
con sommessione, perdono; che tali proprie parole furono le sue.
Et quanto agli errori et leggerezze nei negotii principali, dette moite
curer au roi d'Espagne et à la cour de France les moyens de grossir
leurs revenus. 11 avait remis à Cioli des écritures qui, après examen,
parurent à ce dernier sans aucune importance.
350 APPENDICE.
risposte che per brevità le lascio, et vorrei che altri le raccontasse,
et solamente questo é necessario ch' io dica, che in scusa di non
haver servata la segretezza, il che non ha potuto negarrai, per haver-
gliene io provato con la commemoratione dei suoi ragionamenti a
tavob et in carrozza, senza guardare che vi fussino foresiieri, corne
l'Alciati et aliri, disse allora, et anche poi dopo che fummo tornati
dalla messa, che non a caso, ma per interesse del Sereniss» Padrone
haveva tenuto quel ragionamenti, perché non voleva che altri, et par-
ticularmente i Nuntii, si attribuiscono parte délia gloria. Et mi fa
hora stupire a mostrar di non conoscere l'error gravissimo dell' avcr
pubblicato per fatte cosi gran cose non fatte; anzi, sempre dicendo che
egli sa molto bene quel che si fà, voleva che io gli credessi ch' egli
havesse santificato. Et eccone anche un altra piu grossa : per provarmi
che non sia stato maie il non tener guardata la segretezza, mi fece
leggere il decifrato délia lettera scirittagli uhimamente da S. A. con la
venuta di Silvio, et senza voler far caso délie chiare parole che contro
di lui vi sono in questo proposito, dove si dice • cosi fosse costà servata
la segretezza, e simili, si attacca a quelle che nel medesimo periodo
seguono, dove si tocca (pare a me) la poca fede che ha il Papa nella
conclusione et altri; et quasi rigettando la colpa addosso a S. A. fa
questo bello argomento : u Io proposi a S. A. esser bene che per il sud-
detto rispetto anche nelle Gazzette se ne parlasse, et ciô segui :
adunque S. A. Io fece fare perché le piacque il mio consiglio. » Oh!
Dio, voletene più? Io non voglio raccontar' altro perché cerio c'impaz-
zirei. Et dove é ita la prudenza et la gravita délie negotiationi délia
serenississima casa de Medicis! Oh sigr Caval« hora so che più che
mai conosco la perfezzione délia dottrina di V. S. et credono loro
Altezze di oriovare al lor servitio con il tenerraene lontano? non Io
credo già io, et perô replico a buona cera che innanzi voglio darmi ad
altro mestiero, che acconsentire a questo, et fin da hora chieggo
liceniia.
Ho fatto la sopra narrata passata con il Sign»" marchese, per conto
délia quale starô parecchi giorni per la mala via, et per le cagioni spie-
gate a lui, et anche tocche hieri a V. S. nel fine délia suddetta 4a let-
tera, et soprattutto perche Loro Altezze non havessino a restar mal
sodisffatte di me quando io havessi solamente atteso a scrivere senza
cercare nel medesimo tempo di procurarvi quel remedii che fussino
stati quà possibili. Et perche questa mira et questo pensiero io Tho
sempre maggiore, havendo visto che tal mia diligenza non é stata
bastante perche non ho mai potuto con le mie ragioni convincere il
sigr marchese inebriatosi nella speranza délia riuscita di quel che
tratta in questa benedetta materia pecuniaria, che sia bene esseguire
intanto, per rispetto del tempo che passa, le commissioni reiteratedi S. A.
come cose che non repugnano aile sue trattationi. Sono stato questa
sera dal sigr marché Concino per veder se le piaceva di finir di dirmi
quanto mi accennô hier mattina. et havendomi confidentemente detto
di haver saputo dalla Regina propria che il signr marchese Botti va
APPENDICE. 35 r
hora trattando di far pagare il gran duca sopra le partite casuali, et la
Poletta, ma che la medesima Regina ha poi anche soggiunto che non
si puô fare : et anche confermatomi quel che un' altra voira mi disse,
et che io scrissi costà, se maie non mi ricordo, cioe che il sig"" mar-
chese non conosce gli humori de Franzesi, et de ministri in partico-
lare, et molto meno quello délia Regina, mi ha saggiunto hora. Et in
uliimo rispostomi che io farô bene a parlar di nuovo a S. M^ poiche
gliene ho chiesto parère per haverne anche 1' aiuto, io son resoluto di
farlo con il medesimo pretesto pero che Taltra volta feci, che non
intendo di pregiudicare a quel che meglio per servizio di S. A., et per
sodisfazzione di S. M^ il signr marchese habbia proposto et tratti, et
la supplichero a non permettere che hora, nel tempo del suo governo,
questo servidore di S. A. vada peggio che non e andato fin' hora,
s'Ella non si compiaccia che vadia meglio. Ma Iddio sa quanto io sia
travagliaio dal timoré del non errare, et V. S. di gratia habbia pietà di
me con il levarmi da questo pericolo. Et mi ha detto anche il sigr
Concino di havere interrogato la Regina sopra la lega con Spagna, et
che sua maestà gli ha detto che il signr Botti glie ne ha parlato sei
giorni sono, et non prima, et che non é tempo hora di trattar di
leghe. Et il signore Iddio ci aiuti. Di Parigi li 21 novembre 1610, etc.
Andréa Cioli.
62. Cioli AU secret. d'État Vinta. Paris, 21 novembre 1610. (4626.)
lUmo mio Signore,
Habbia, di gratia, pacienza V, S. et supplichi per me i sereniss» Padroni
ad haverla ancor loro nel sentire per complimento deH'historia quel
che mi è occorso questo giorno di piu con il signr marchese, con
il quale perô tuttavia riraango in pace, perché sempre faccio riparo
alla rottura con il replicare che gli parlo corne Segretario, etc., et che
come Andréa Cioli gli son servidore. Questa mattina, poco innanzi
air hora del desinare, arrivati da lui l'Ammirato et io, Io trovammo
che ei stava aspettando con una lettera in mano del signr Segretario
Picchena, portata, per quanto afFermô. nella sua venuta, dal Padre
Stefano. Lesse in essa queste, o poco difïerenii parole : « Vien costa
il Padre, etc., raandato da madama Serenissima nostra Padrona per
servizio délia sua causa con Zamet, délia quale porta tutte le scritture,
et tiene ordine da S. A. di governarsi nello esseguire le sue commes-
sioni in tutto, et per tutto, secondo il parère di V. S. Illn^^ et non
altrimenti. » — u Non son gran parole queste (soggiunse poi il Sign"" Mar-
chese). — Grandissime (risposi io) et in virtù di esse dico hora ch'ella ha
ragione a farli fare quel che a Lei pare, ma egli, che ha la sua instrut-
tione di molto diverso tenore, non ha già il torto a mostrar dispia-
cere che V. S. Illma gl'impedisca le sue operationi, et mérita Iode di
352 APPENDICE.
modesto nell' averla obbedito senza aver visto cotesta lettera, si corne
forse meriterebbe biasimo se doppo haverla veduta non havesse volute
conformarsi con la volontà di Lei . » Et cosi valsosi il Signr Marchese
di questa occasione, disse che hieri non si era finito di lavare il bucato,
et che perô siccome egli voleva per la parte sua finir di dire liberamente
tutto quel piu che gli occorreva, che cosi desiderava che facessi io,
acciô non restasse alcuna macchia ne dall' una, ne dalF altra banda :
<< Io non ho che dir' altro (risposi io) per la parte mia et non ho
bisogno di far bucato, perché corne Andréa Cioli sono nel medesimo
grado di suo servidore di prima, et corne segretario del nostro Prin-
cipe ho detto tutto quello che m'è parso potere importare ail' intente
di S. A. nel quale, corne taie, dirô anche di mano in mano tutto quel
più che bisogni, ma confido che non bisognerà, perché V. S. lUm^ farà
capitale di quanto ho detto. — No, no (soggiunse egli); io so che voi
direte anchè altro quando haverete sentito me. Has-erei creduto per
l'amicitia che é fra noi, et per l'affezzione che sapete che vi ho portata
sempre, per il quai riguardo potete ricordarvi che S. A. scrisse di
haver mandate quà più volentieri voi, che altri, che voi haveste dovute
procéder meco d'ahra maniera che non havete fatto, et nondimeno io
per il medesimo rispetto, et perche ho cara la vostra grandezza, non
ho volute scrivere a S. A. quel che havrei scritto senz' altro, se altra per-
sena che voi fosse stata » ; et qui fermosi. — « le non ho che rispondere
a V. S. lUma^ dissi io, s'Ella non si dichiari meglie »; onde egli dichia-
randosi soggiunse, « che io havevo mostro seco una peca confidenza,
et che non essendogli costa celate nulla, io non doveve ciô fare, et che
se con altri che meco egli havesse havuto a trattare, haverebbe scritto
a S. A. o che mi desse altr' ordine, e che richiamasse lui; ma che non
haveva volute farlo per la sudetta censideratione dell' amicitia nostra. —
Ringratie V. S. Illma délia sua certesissima volontà (risposi ie), ma non
già deir effetto, perché se ciô EU' havesse scritto, sarebbe stata causa
del mie ritorno tante da me desiderate; et di gratia facciale, già che
non l'ha fatto. — Non le veglio fare (diss' egli) perché vi replice che vi
porto affezzione, et che desidero egni vostro augumento ; et se che
dalla vostra dimora ve ne potrà venire; et io, per procurarvele, et in
questa certe et nella nostra, farô per voi tutti gli effitii che vorrete. »
Anche in questo io le ringraziai délia buena volentà, ma quanto ail'
efïetto, gli dissi, che non voleve che si affaticasse punto, perché qui
io non pretendeve nulla, et cestà le mie azzioni havevane a parlar
per me : « Et prego Iddio (seggiunsi) che viva il Signr Cavalière
Vinta mie benefattere, perché in tutte le cose ha sempre da essere
egli il mie unice intercessore et non altri, come infine ad hora e stato.
— Almene ricenoscete il buen' anime mie (diss' egli). — le Ihe già
ricenoscinte (risposi), poiché ne ho ringratiataV. S. lUma^ et di nuevo ne
la ringratie. — Her facciame a dire il vere (soggiunse di pei), non e egli
devere che un' Ambasciadere, senza père toccare le commessieni del
segretario, le sappia tutte, non tante per sua reputatiene, quanto per
peter rimediare a egni disordine che ne potesse nascere, avvenendo che
APPENDICE. 353
ciascano di loro s'imbattesse a parlare d'un medesimo negotio ? — Signor,
no (risposi io), nego questo in tutto e per tuito; ma V. S Illni-^ non si
affatichi a provarmelo, perche noi non sia'mo in questo caso : Ella non
e Ambasciadore, o s'EU'è, non è résidente et io non sono segretario
deir Ambasciata. » Et qui facemmo una buona mischia, perché ad ogni
modo eg'i volse provarmi la sua proposiiione et con ragioni et con
essempi, et io sempre a tutto risposi in contrario, ma sempre con
piacevolezza, sebben talvolta fuor dei termini délia modestia, perché
sarei stato l'oca se da questi non mi fossi in qualche proposito assai ben
discostato. « Hor guardate (disse poi egli) se per servizio del Principe
è ben che TAmbasciadore sempre sappia ogni cosa : se io non havessi
saputo quell'offerta fatta alla Regina da S. A., sarebbe stato errore. —
Et io dubito (risposi) che error sia stato che V. S. 111. l'habbia saputa,
perché attendendo ai negotii gravi, Ella non si sarebbe forse messa a
imprese irriuscibili con pregiudiiio del servitio, et forse délia dignità del
serenissimo Padrone. » Per queste parole egli s'incolleri oltre modo, e
lasciando le lusinghe mi disse aspramente che troppo eroentrato innanzi
in più cose, et infin neir haver parlato alla Regina sopra quel.... et io
allora mi sentii tanto alterare che fui quasi per dolermi délia Regina,
e, confesso il mio peccato, infin mi cadde nell' animo di montare a
cavallo, et venirmene costà volando, et questo Io dissi a lui con parole
alte di turbidissimo stomaco, mentre gli risposi che sopra tal particolare
io non havevo che dirgli, se non che non doveva andar cercando quel
che mi occorreva dire per servitio del mio Sig